Lu sur
CQFD : "Le 12 novembre, CQFD reçoit un coup de téléphone angoissé d’amis argentins : « Qu’est-ce qu’il se passe en France ? C’est l’état d’urgence ? Le couvre-feu ? ! » Là-bas, à Buenos-Aires, ils savent ce que ces mots veulent dire : les chars dans les rues, des files de passants les bras en l’air braqués par des militaires, des camions lancés à vive allure en direction de lieux de détention improvisés et centres de torture. Faut dire que la presse internationale n’a pas lésiné : « Guerre civile en France », « Les villes françaises en flammes », « Depuis les quartiers pauvres entourant les villes, chaque nuit des milliers de jeunes se répandent et mettent partout le feu », « La France est en guerre » et autres rigoureuses précisions. Les ambassades ont diffusé des communiqués à l’intention de leurs ressortissants présents en France pour leur conseiller de ne pas sortir. Une avalanche d’informations déformées s’est abattue sur nous, avec ses excitations sémantiques et son emphase dans le pathos. Les intérêts des politiques se tirent la bourre avec ceux des médias qui, en bons boutiquiers, se doivent de fournir au public des produits-infos à flux tendu. Cette surenchère dans l’effroi - à la fois méthode de gestion du « matériel humain » et réponse aux exigences de la concurrence commerciale - s’affole, s’accélère, alimente la peur et, par effet centrifuge, excite à la reconnaissance et au mimétisme des gosses en colère.
Puis c’est à nouveau le silence. Un double couvre-feu s’abat sur le pays : policier pour les quartiers, médiatique pour le reste. L’état d’urgence, qui prévoit la possibilité de censurer les journaux, n’aura pas à se donner ce mal : les journalistes se bâillonnent eux-mêmes. Presque personne ne s’offusque ni même ne ricane face à ce Grand Guignol sécuritaire, où l’on a vu Menton, Grasse et d’autres ghettos dorés des Alpes-Maritimes décréter un couvre-feu préventif pour protéger leur apartheid azuréen de l’ennemi à capuche. Depuis une dizaine d’années, un état d’exception de basse intensité tend à se pérenniser. Le système se sait foncièrement injuste. Son monde est une forteresse assiégée par les pauvres, une Bastille à ciel ouvert. Si l’on en croit ses tauliers, il suffirait de mettre hors d’état de nuire une poignée de caïds rappeurs polygames et islamistes pour que la France redevienne douce à vivre. Mais voilà qu’en décembre un rapport confidentiel des Renseignements généraux met les pieds dans le plat : « La France a connu une forme d’insurrection non organisée avec l’émergence dans le temps et l’espace d’une révolte populaire des cités, sans leader - ni caïds, ni intégristes - et sans proposition de programme. » Fichtre ! Les RG infiltrés par des sociologues bourdieusards ! « Le ressort principal des émeutes serait la condition sociale d’exclus de la société française. » Si CQFD osait tenir des propos aussi séditieux, on l’accuserait de prendre ses vessies pour des lanternes !
C’est une extension et une reprise de l’expression de la colère, du jeu et de la volonté de se faire connaître qui s’est montrée durant les « évènements ». Dire cela ne signifie pas réduire à peu de chose le combat des jeunes enragés des quartiers. C’est lui donner une dimension à taille humaine, palpable et compréhensible. Pour les jeunes enragés, la situation n’a rien d’abstrait. Des milliers ont été arrêtés, des centaines enchristés, sans parler de ce que nombre d’entre eux ont subi entre les mains et les pieds des pandores. Pas plus que n’est abstraite leur stratégie spontanée pour continuer à faire parler d’eux : après quelques jours d’affrontements directs avec des flics surarmés, ils ont préféré courir les cités et mettre le feu. Reste qu’ils n’ont compté que sur eux-mêmes. Et que le premier geste de reconnaissance vis-à-vis de leur audace et de leurs actes de résistance - choses devenues rares par ces temps maudits - doit être d’exiger la libération de tous les émeutiers. Y compris les innocents.
Publié dans CQFD n°29, décembre 2005.