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Par Élodie, vingt ans, étudiante en lettres modernes à l’université de Nantes et salariée vingt heures par semaine.
Regardez. Tendez un peu l’oreille. Écoutez notre petite voix étouffée par le piaillement d’un poulet en perdition et le bourdonnement d’un moustique serial-killer. Nous sommes là, oui là, juste derrière eux. Bien sûr, nous ne sommes plus classés numéro 1 dans le top 50 des sujets du journal télévisé, mais ne nous sommes pas résignés pour autant. Regardez-nous. On ne vous dit rien ? Cheveux savamment décoiffés, sac pendouillant sur notre épaule insolemment rejetée en arrière, yeux un brin moqueurs, sourire faussement désabusé, acné juvénile à peine effacée... Ça y est ? Vous nous remettez ? Et oui, nous sommes les é-tu-diants ! Enfin, en ce moment plus tellement. Car nous sommes en colère. Et un étudiant en colère, ça n’étudie plus. Ça s’aère, ça se réunit, ça débat, ça parle !
Nous avons ouï dire que l’un de vos charmants confrères nous a qualifiés de bourgeois et nous a lancé le défi de mobiliser les pauvres jeunes des banlieues. Ceux que seuls le CPE concerne, selon lui. Ceux qui, selon le gouvernement, ont l’air de se taire et d’accepter, alors qu’il nous semble qu’ils ont vaguement fait part de leur ras-le-bol général il y a quelques mois. Peut-être le gouvernement est-il sourd ? Nous proposons une collecte pour un achat massif de sonotones. Mesdames et Messieurs, soyez généreux !
Bref. Revenons à notre mouton embourgeoisé. Voici son histoire : celle d’un étudiant, celle d’un bourgeois autrement dit ! Le bourgeois étudie à l’université. Les lieux sont confortables. Les livres dans lesquels il se plonge à l’occasion le protègent du monde extérieur : celui où l’ouvrier sue sang et eau pour un SMIC de misère. Le bourgeois habite un joli petit studio décoré à la façon bourgeoise, payé par papa et maman, s’il vous plaît : tentures afro sur les murs, sofa délicieusement informe pour s’y blottir avec sa bande de potes en y fumant quelques gentils petits joints, l’oreille tendue sur un nouveau groupe de la scène rock alternative. Le soir, le bourgeois sort. Il va en boîte, il drague, boit et danse jusqu’à l’aube. Le lendemain, s’il daigne se lever, il va en cours. Quelques heures par semaine seulement. Car c’est vrai, le bourgeois travaille peu sinon il se foule le petit doigt. Quand il s’ennuie, le bourgeois se révolte. Il bloque sa fac et crie très fort. Mais foncièrement, il se fout des lois qui passent ou non. Car ne l’oublions pas, c’est un bourgeois et tous les bourgeois des facs feront de la recherche plus tard et ces gens-là, paraît-il, dorment bien à l’abri dans une chaire d’université, loin du monde qui tourne mal.
Seulement voilà, ceci n’est qu’une histoire. Et comme toutes les belles histoires, elle est fausse. Car le bourgeois dont nous parlons étudie bien dans une université confortable, sauf que pour y avoir droit, Môssieur le bourgeois travaille à mi-temps chez un roi du fast-food ou un magnat de la vente. Il enchaîne heures de cours et de boulot pour pouvoir se payer un studio avec WC dans la cuisine avec ses 500 euros mensuels. Il roule avec une voiture qui a eu vingt ans, vingt ans avant lui, mange des pâtes à tous les repas et sort quand ses moyens le lui permettent, c’est-à-dire au terme de six mois de serrage de ceinture.
S’il fait tout ça, le bourgeois, c’est qu’il espère ne plus avoir à le faire plus tard car on lui a toujours dit qu’en étudiant on va loin. Seulement aujourd’hui cette belle croyance est en déroute. Enfant, l’avenir est une belle montagne où l’on entasse joyeusement ses rêves ; adulte, c’est sa tombe que l’on creuse. Et ça le bourgeois le découvre avec amertume. Alors il défend son dernier petit morceau d’espoir comme un chien galeux protège son os.
Il sait bien qu’aujourd’hui la plage a cédé sa place aux pavés. Mais malgré tout, il ne veut pas laisser le bitume gagner du terrain encore et encore. Il veut défendre à n’importe quel prix les derniers grammes de sable fin qu’on lui avait promis. Et le CPE est un aspirateur à sable fin, un empêcheur d’illusions, la prohibition des rêves.
Deux ans. 730 jours. 17 520 heures. 1 051 200 minutes
Voici quantitativement la dose d’attente et de pression auxquelles aura droit notre bourgeois une fois qu’il aura quitté le giron de la mère-université - car comme la majorité des bourgeois, il n’y fera pas carrière et cherchera une place dans une entreprise.
Deux longues années en suspens. Comment acheter une voiture ? Voyager ? Louer un appartement ? Comment faire toutes ces choses qui font rêver n’importe quel jeune adulte quand une épée de Damoclès plane aussi lourdement au-dessus de nos têtes ? Et ne croyez pas que cette galère s’arrête à vingt-six ans, car là le père du CPE - le CNE - prend le relais !
Alors ridiculement, minoritairement, doucement, les étudiants élèvent la voix. Non ils ne veulent pas de ce cache-misère. Non ils ne veulent pas avoir à choisir entre pas de boulot et un boulot précaire. Oui ils veulent tuer le père, faire mieux que ce soixante-huitard qui a gagné le droit à l’insolence. Non ils ne veulent pas de ce recommencement amer de l’histoire. Non ils ne veulent pas se taire. Car aujourd’hui, c’est aussi de ça qu’il s’agit : la liberté d’expression. Le droit de dire non. Le droit de revendiquer une vie décente. Car après le CPE, combien oseront encore parler et dénoncer des conditions de travail pitoyables ? Combien souffriront de cette nouvelle forme de chantage patronal : se taire et vivre tant bien que mal, ou parler et survivre.
une main-d’oeuvre docile et bon marché
Bientôt, la France sera un pays de main-d’oeuvre docile et bon marché. Bientôt nous deviendrons le nouvel eldorado des multinationales qui veulent produire à moindre coût. Bientôt, le respect des droits de l’homme n’aura plus de sens pour un peuple anesthésié.
Nous refusons d’avoir à choisir entre le pire et le moins pire. Nous refusons de laisser le gouvernement piétiner insolemment les combats de nos aïeux. Nous voulons avoir le droit, et non le privilège, d’espérer.
Alors nous mettons un temps nos études entre parenthèses, nous endormons notre acquisition d’un savoir et nous mettons notre diplôme en péril à contrecoeur. Nous n’avons pas le choix. En effet, à quoi sert un diplôme sans le travail qui va avec ?