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Illustration : Domas
La tribune d’un ex statisticien de l’Insee, publiée dans La Croix et reprise sur la toile a relancé la polémique autour des suicides de France Télécom. « En 2007 (cela varie peu d’une année à l’autre), on avait pour la population d’âge actif (20 à 60 ans) un taux de 19,6 suicides pour 100 000 (1). Vingt-quatre suicides en dix-neuf mois, cela fait 15 sur une année. L’entreprise compte à peu près 100 000 employés. Conclusion : on se suicide plutôt moins à France Télécom qu’ailleurs. Et, semble-il, moins qu’il y a quelques années. Il n’y a pas de « vague de suicides »… », explique René Pardieu. Le statisticien va plus loin, dénonçant implicitement l’instrumentalisation qui est faite de ces suicides par les syndicats, laissant entendre, à propos du stress qui les provoquerait, que « quand on se met à observer quelque chose, on le voit apparaître », et associant le débat sur les conditions de travail et le management qui s’est ouvert depuis plus d’un mois à un « délire » autour d’une exagérée « vague de suicides » : « Ici, ce n’est personne en particulier, mais le corps social qui délire : salariés, direction, ministre, syndicat, journalistes, commentateurs, vous et moi tous ensemble », écrit-il.
Bref, France Télécom serait, question suicide, en dessous des moyennes statistiques. René Pardieu érige cette moyenne en norme, tout ce qui ne la dépasse pas restant statistiquement normal, donc admissible voire acceptable. En est-il de même pour les accidents du travail, les discriminations à l’embauche ou le harcèlement sexuel ? Tant qu’ils restent dans la moyenne, ces problèmes n’existeraient donc pas. En parler reviendrait à « délirer ». René Pardieu reprend là la rhétorique du management « moderne » pour laquelle seuls les chiffres ont du sens : le ratio chiffre d’affaires/masse salariale, la marge opérationnelle, le temps passé à traiter la demande d’un client, la courbe de croissance de l’activité… Sans se préoccuper de l’activité réelle des salariés et des moyens qu’elle nécessite. Tout ce qui n’entre pas dans la case, le baromètre ou le tableau de bord est effacé, nié.
Comparer les 100.000 salariés de France Télécom à une population globale de 100.000 personnes est-il pertinent ? Évidemment non. « Les études statistiques et épidémiologiques qui visent à analyser le taux de suicide au sein du personnel d’une entreprise n’ont rien à voir avec une règle de trois aussi primaire et peu fondée ! En effet, tout statisticien connaît la complexité des comparaisons statistiques d’une population donnée à celle d’une population plus générale. Chacun sait que les taux de suicide sont très dépendants de l’âge, du sexe, de l’activité professionnelle. Aucune comparaison n’a de pertinence sans que l’on étudie la situation « toutes choses égales par ailleurs » », répondent, dans un communiqué commun, quatre organisations syndicales de l’Insee (CGT, CFDT, FO, Sud).
A ce petit jeu des chiffres et des moyennes, on pourrait également procéder au calcul suivant : la France compte 23,8 millions de salariés (Insee, 2008) et, au minimum, 400 suicides par an liés au travail (estimation de la Fédération française de santé au travail), soit 1,6 suicide lié au travail pour 100.000 salariés par an. France Télécom est donc bien au-dessus, même si l’on ne comptabilise que les suicides clairement liés au travail, soit par une lettre laissée par le défunt, soit parce que le drame s’est déroulé sur le lieu de travail.
A délirer autour de ces terribles gestes ultimes, on en oublie les autres signes extérieurs du « symptôme ». Un taux d’absentéisme deux fois plus fort à France Télécom qu’ailleurs (20 jours d’absence par salarié par an) ? Probablement dû à la paresse chronique des fonctionnaires. Quatre fois plus de démissions en quatre ans ? Mais mon bon Monsieur, c’est que le marché du travail se porte moins mal qu’on veut nous le faire croire, et les débouchés pour des « seniors » expérimentés et compétents sont nombreux, c’est bien connu. L’analyse de René Pardieu évacue tout ce qui n’est pas chiffrable, quantifiable, et résumé à des moyennes. Les rapports des médecins du travail ? Les expertises commandées par les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ? Les témoignages de salariés ? Autant de gens qui délirent, qui observent ou vivent des choses qui n’existent pas. Sans oublier quelques livres : « Travailler à en mourir » de Paul Moreira et Hubert Prolongeau, « Suicides et travail, que faire ? » de Christophe Dejours, « Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés », de Marie Pezé, « Et pourtant je me suis levée tôt », d’Elsa Fayner, ou « Orange Stressé ». Tout cela n’entre pas dans la moyenne de René Pardieu.
« On passe très vite de la statistique au benchmarcking. C’est-à-dire, d’une pensée de médecin à une pensée de gestionnaire de populations. La comparaison conduit le médecin à considérer que le fait d’avoir près d’un quart des agents en état anxieux « certain » est dans l’ordre normal des choses. Ce qu’il en est de ces 25 % en difficulté ? Cela n’intervient pas : on est dans l’analyse statistique », expliquait le médecin du travail Philippe Davezies à propos de ces approches statistiques en matière de « bonne santé globale ». « Prenons l’exemple de la médecine vétérinaire. Elle privilégie effectivement le troupeau par rapport aux individus. Mais que penserait-on d’un vétérinaire qui affirmerait que tout va bien sous prétexte qu’un quart du troupeau seulement est atteint ?, illustre-t-il. Les salariés de France Télécom ne bénéficient même pas, pour René Pardieu, du statut de troupeau dont il faut prendre soin. « Les drames surviennent justement parce que certains sont particulièrement fragilisés par les évolutions, au moment où la majorité arrive à tirer son épingle du jeu, ou au moins à se préserver. C’est parce qu’il n’y a pas de réponse collective aux problèmes du travail qu’il y a des décompensations individuelles », rappelle Philippe Davezies.
Quelles sont les motivations du statisticien « honoraire » ? « Ce raisonnement tente de minimiser les dégâts considérables que produisent parmi les salariés les méthodes de gestion managériales actuelles et qui sont constatées par tous les professionnels de santé. Ses affirmations hâtives s’inscrivent bien dans la logique actuelle qui nie et banalise la maladie professionnelle, présentée comme la contrepartie inévitable du travail. De ce point de vue, la volonté de fiscaliser les indemnités d’accident de travail, de minorer l’impact de l’exposition à l’amiante, de valoriser le stress au travail, sont des tendances lourdes qui s’accentuent dans le discours public et qui sont fortement relayées ou suscitées par une pression idéologique qui ne doit rien au hasard », avancent les syndicalistes de l’Insee. Les tentatives de refermer le débat qui s’est ouvert sur la maltraitance au travail ne font que commencer. Ce sujet est bien trop encombrant pour les pouvoirs économiques et politiques en place.
Ivan du Roy