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Cercle Zetetique : Les protocoles des sages de Sion : "Les Protocoles des Sages de Sion apparaissent au tout début du XXe siècle. Ce document se présente sous la forme de vingt-quatre conférences comme une copie d'un plan de campagne, méthodique, cynique, mis sur pied par les juifs dans le but de détruire les sociétés existantes. Ce plan est accompagné du programme de l'ordre nouveau que ce peuple imposerait au monde, après le chaos général. Les Protocoles dévoileraient l'objectif caché du peuple juif : asseoir une domination sans partage sur le monde.
Le document rapporte, dans le plus grand désordre, les moyens que les juifs seraient amenés à utiliser pour parvenir à leurs fins. Il s'agirait pour eux de discréditer la religion, la franc-maçonnerie étant l'un des fers de lance de ce combat - de répandre des idées subversives, pour entretenir la haine entre les classes sociales - d'encourager le luxe, pour abattre les capacités de résistance - de développer l'industrie, pour anéantir l'agriculture et l'aristocratie traditionnelle - d'entretenir des crises économiques, pour encourager les révoltes - de faire main-basse sur l'or, pour acquérir de la puissance - de posséder les organes de presse, pour manipuler l'opinion - de répandre la doctrine libérale, pour corrompre le peuple et désagréger les nations - d'instrumentaliser les partis politiques, pour instiller les mêmes idées - de diriger l'enseignement, pour endoctriner la jeunesse - de faire éclater un conflit mondial, pour hâter le règne des chefs d'Israël... Une fois ces manoeuvres accomplies, les conjurés n'auraient plus qu'à récolter les fruits de la déstabilisation générale et à prendre les rennes du pouvoir mondial.
La force de ce document réside dans sa simplicité. En focalisant l'attention sur un groupe humain particulier, il donne une explication unique aux maux dont souffre la société. Il rend l'histoire contemporaine " intelligible ", selon le mot de Taguieff, en expliquant le passé récent, en rendant possible le décryptage du présent et en permettant le déchiffrement de l'avenir. Le tout en stimulant l'imagination. Un autre de ses atouts est de se présenter comme écrit par les chefs juifs eux-mêmes, les Sages de Sion. Ce serait un document de première main, un aveu émanant des comploteurs.
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D'abord parus dans un journal russe d'extrême-droite, Znamia, en 1903, dont le directeur venait de fomenter un pogrome en Bessarabie, les Protocoles ont été diffusés dans le grand public en 1905 par l'écrivain mystique russe, Serguéi Nilus, propriétaire ruiné devenu orthodoxe fanatique, dans la deuxième édition de son ouvrage : Le Grand dans le Petit, l'Antéchrist considéré comme une prochaine éventualité politique. Nilus eut du mal à le publier car la censure craignait l'agitation que cette publication pouvait faire naître à l'encontre les juifs. Mais il avait de hautes recommandations (une demoiselle d'honneur de l'impératrice, E. A. Ozierova). Le 18 septembre 1905, le comité de censure le laissa publier, moyennant caviardage. Dès le 16 octobre, le métropolite de Moscou, Mgr Vladimir, en fit lire des citations dans les églises.
Une autre version des Protocoles fut soumise à la censure de Saint-Pétersbourg, qui en autorisa la publication en décembre 1905, sous le titre : La Source de nos maux. Titre ô combien révélateur ! Au début de 1906, cette version était publiée sous le titre Les Ennemis de la race humaine, par une organisation d'extrême-droite, l'Union du peuple russe, ou Centuries noires, avec une préface de Boutmi.
Les éditions se succédèrent, le livre de Nilus servant aux premières éditions étrangères. C'est surtout après la révolution russe et la fin de la guerre 14-18 que les Protocoles rencontrèrent le succès populaire. " Il était d'autant plus facile d'arriver à une telle conclusion que certains juifs jouaient en effet un rôle marquant dans la révolution " bolchevique, remarqua Norman Cohn. Le document servit à l'armée blanche, pour propager l'idée que la révolution communiste était l'aboutissement d'un complot juif..
Immigrant en Allemagne, les Russes blancs apportèrent les Protocoles dans leurs bagages. L'édition allemande de 1920 fut réalisée par un capitaine en retraite, Ludwig Müller, alias Müller von Hausen, alias Gottfried zur Beck, rédacteur d'un journal conservateur antisémite de Berlin. Il en tira cent vingt mille exemplaires en un an. En 1933, à l'arrivée à la chancellerie d'Adolf Hitler, on en comptait trente-trois éditions. A la même époque, des éditions concurrentes atteignirent le chiffre de quatre vingt dix-sept mille exemplaires. Aux États-Unis, c'est Henry Ford, le roi de l'automobile, connu pour ses convictions antisémites, qui les fit connaître dès 1920, dans un journal tirant à trois cent mille exemplaires - puis il les réunit dans un volume traduit en seize langues. Bien que Ford ait désavoué les Protocoles en 1927, le groupe d'extrême-droite américain Les Chemises d'argent les réutilisa.
En Angleterre, c'est - étrangement - le Times qui les lança, en 1920, en appelant à une enquête. Il reconnut vite s'être mépris, mais dès 1921, le groupe antisémite The Britons prit la relève et en fit cinq tirages successifs.
La France fut, avec l'Allemagne, l'un des pays où les Protocoles rencontrèrent le plus vif succès. La Libre Parole d'Edouard Drumont, la Vieille France d'Urbain Gohier, La Revue internationale des sociétés secrètes de Mgr Jouin, tous trois férocement antisémites, en firent leurs choux gras. Léon Daudet, dans la royaliste Action Française, crut également à leur authenticité.
Les Protocoles furent traduits en suédois, en danois, en roumain, en espagnol, en arabe... Henri Rollin, en 1939, écrivait : " On peut donc considérer les Protocoles comme l'ouvrage le plus répandu dans le monde après la Bible " !
C'est sous le IIIe Reich que ce document joua un rôle capital dans la propagation de l'antisémitisme. Alfred Rosenberg, l'idéologue du parti nazi, avait écrit en 1923 un volume entier pour démontrer que les " prophéties " des Sages de Sion se réalisaient partout dans le monde. Dans une édition de 1933, l'office d'édition du parti nazi proclamait qu'il était " du devoir de chaque Allemand d'étudier les aveux effarant des Sages de Sion (...) pour en tirer les conclusions nécessaires ". Dans Mein Kampf, Hitler n'y fait référence qu'une seule fois, mettant en application son théorème : " Il faut toujours mettre dans le même sac les adversaires les plus variés, afin qu'il semble à la masse de nos partisans que la lutte est menée contre un seul ennemi. Cela fortifie sa foi et augmente son exaspération. ". Cet ennemi unique étant " le juif ", communiste autant que capitaliste et apatride.
La diffusion hors d'Allemagne fut confiée au Service mondial d'Ulrich Fleischhauer, financé par le ministère de la Propagande. Les Protocoles furent exploités à grande échelle par Goebbels, à partir de 1942, en pleine guerre de propagande.
Aujourd'hui, rien n'a changé. Les Protocoles sont édités par des mouvements de même nature et servent des intérêts identiques. Ils sont diffusés en Russie par le mouvement nationaliste, léniniste et antisémite Pamiat, dans les pays arabes (Afrique du Nord, Moyen-Orient, Iran) et dans les milieux antisémites.
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Les partisans de l'authenticité des Protocoles sont pourtant confrontés à de nombreux problèmes. Le premier : ils ne disposent pas de l'original. Ils n'ont donc pas pu se lancer dans une critique interne du document (encre, nature du papier) et doivent se contenter d'une étude externe de ses copies. À les en croire, cette étude " prouverait " de manière certaine, que nous sommes en présence d'un document authentique significatif.
Ils sont persuadés que les Protocoles ont été écrits puis transmis par une personne se trouvant au coeur du " dispositif juif ". Les diffuseurs, Nilus comme Boutmi, s'accordent pour dire que le texte initial a été écrit en français, puis traduit en russe. D'après les premiers éditeurs, ce serait la " Chancellerie centrale de Sion en France " qui en serait à l'origine. Nilus déclara d'abord que les papiers avaient été volés en France par une dame à " un franc-maçon " et que le document provenait " des archives de la chancellerie centrale de Sion, actuellement en territoire français ". Directement visée : l'Alliance israélite universelle, dont le siège était effectivement à Paris. Pour Winberg, ils avaient également été élaborés par l'Alliance, mais au premier congrès sioniste tenu à Bâle, en 1897. En 1917, Nilus se rallia à cette option et désigna Theodor Herzl comme l'homme qui aurait soumis le document au conseil des anciens de ce congrès. Dans la Vieille France, on supputa que le véritable rapporteur était l'écrivain Guinsberg, juif d'origine russe, connu sous le nom d'Achad Haam, auteur d'un article qui prédisait le règne de la nation juive " sur toutes les autres ". Il les aurait rédigés en hébreu et lus devant des initiés à Odessa, en 1890. Mme Lesley Fry, auteur de cette hypothèse, déclarait que la police secrète russe avait infiltré le congrès et était parvenu à se procurer les minutes de ses séances, dans lesquelles se trouvaient les Protocoles.
Bref, si les tenants des Protocoles sont incapables de dire exactement d'où provient le document, ils ont toujours été persuadés que celui-ci a été rédigé par un juif haut placé, puis apporté en Russie par une personne de confiance. Ajoutons que, pour Mgr Jouin, l'authenticité des Protocoles reposait " sur la bonne foi des traducteurs russes ", en particulier de Nilus, qui avait la réputation " d'un érudit consciencieux " !
L'autre argument des partisans de l'authenticité tient dans le prétendu pouvoir prédictif des Protocoles. Depuis le début du XXe siècle, ils auraient annoncé les événements futurs que sont la révolution bolchevique, le développement du marxisme dans le monde, le déclenchement de la Première et de la Seconde guerre mondiale, la création de la SDN, puis de l'ONU - organisations supranationales -, la création de l'État d'Israël, la disparition de l'agriculture traditionnelle, la libération des moeurs, la démocratisation des États... Ces phénomènes constitueraient une preuve à rebours, une preuve " par la prophétie ". Les partisans des Protocoles justifient leur croyance en se persuadant que personne n'aurait pu prédire aussi justement l'histoire du XXe siècle.
Le mystique Nilus déclarait : " ce qui est dit dans les Protocoles s'accomplit ". L'athée Urbain Gohier, premier éditeur en France des Protocoles, reprit l'argument : " Ce qui importe ce n'est pas l'authenticité des Protocoles, mais le fait que le contenu prophétique des Protocoles se réalise exactement sous nos yeux. ". Si c'était un faussaire, ce ne pouvait donc qu'être un " prodigieux voyant " ! Argument qui se voulait rationnel, puisque sous-entendant que, les voyants étant des charlatans, les Protocoles étaient nécessairement authentiques ! Le Times, avant de dénoncer la fraude, s'y laissa prendre : " Comment expliquer alors le terrible don prophétique qui a prédit tout ceci à l'avance ? ". Mgr Jouin lui avait emboîté le pas : " Ce document contient des réalisations si lumineuses depuis la guerre de 1914 que sa véracité est manifeste ". Et Hitler dans Mein Kampf : " Ce que de nombreux juifs font peut-être inconsciemment s'y trouve systématiquement exposé. Peu importe de savoir quel cerveau juif fut l'auteur de ces révélations. Ce qui compte, c'est qu'ils découvrent, d'une manière irréfutable, la nature et les activités du peuple juif, exposant leur logique intérieure et leurs buts finaux ". Henry Coston, le plus vieux documentaliste de l'extrême-droite française, déclare lui aussi que les Protocoles " décrivent ce qui allait s'accomplir dans le monde au cours de la première moitié de notre siècle "...
Dernière " preuve " de l'authenticité des Protocoles : la force de la riposte juive, " l'acharnement des juifs à nier l'authenticité du document ". Allusion aux revirements du Times et de Ford, ainsi qu'à l'interdiction, survenue plus tard, de diffuser le document. Marsden déclare en 1922 : " La prétention des Juifs à nier l'authenticité des Protocoles est par elle-même un aveu de leur véracité ".
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Confrontons cette loghorrée à la réalité des faits.
Dès 1905, le ministre de l'Intérieur russe fit mener une enquête par la gendarmerie sur l'origine des Protocoles. Le résultat ne se fit pas attendre : tout plaidait pour le faux. Le tsar Nicolas II, qui y avait cru, fut bouleversé. Il déclara que la méthode était " malpropre ".
Dans les années 1930, le tribunal de Berne fut saisi de l'affaire des Protocoles, sur plainte en diffamation des communautés juives contre le Front national suisse, qui distribuait le document. Le tribunal écouta des émigrés russes libéraux, comme Serge Svatikov, ou des personnes directement intéressées comme Max Bohenheimer, ancien du mouvement sioniste. Ce dernier expliqua que le sionisme ne tendait qu'à la création d'un foyer juif dans un seul pays, pas à la domination mondiale. On rappela que les juifs appartenant à la haute finance et à l'industrie avaient été hostiles au congrès de Bâle et qu'il était impossible d'établir rien qui ressemblât à un plan concerté de domination universelle. Conclusion du tribunal : les Protocoles ne sont qu'un " ramassis d'absurdités ". Mais après avoir été condamnés, les accusés furent relaxés, car la loi qui les avait condamnés pour immoralité ne s'appliquait pas à l'ouvrage politique que constituent les Protocoles ! Les antisémites en profitèrent pour crier victoire.
En fait, l'énormité des " révélations " contenues dans ce pseudo-document fait sourire les gens rompus à la lecture de pamphlets et de fascicules de propagande politique. Même le fasciste Julius Evola, le royaliste Jacques Bainville ou le traditionaliste René Guénon durent concéder que les Protocoles n'étaient pas authentiques. Dès l'origine, la plupart des sceptiques se contentèrent d'ailleurs de hausser les épaules, sous-estimant en cela la portée pratique de ce genre de document.
Les faux, en politique, sont un matériel fréquemment utilisé pour discréditer l'ennemi. L'accusation de complot est un thème récurrent. Les Monita Secreta ou Instructions secrètes des jésuites, publiés la première fois à Cracovie en 1612, visaient par exemple à dénoncer la prétendue volonté secrète de la Société de Jésus de gouverner l'univers, en utilisant la fourberie et la violence : en réalité ce document avait été écrit par un prêtre polonais chassé de la Compagnie l'année précédente. Dans le même genre d'attaque, il y eut le prétendu Testament de Pierre le Grand, qui décrivait le " plan d'asservissement de l'Europe " par la Russie. Publié en 1812, ce " testament " était l'oeuvre du général Michel Sokolnicki, un émigré polonais au service de Napoléon Ier : le texte avait été revu et corrigé par l'empereur, pour convaincre l'opinion de la nécessité d'une guerre contre la Russie. Au XXe siècle, nous avons eu le Mémorandum du général Tanaka , qui, en 1927, exposait le " plan de la domination nippone sur l'Asie ", et également Le complot germano-bolcheviste (1920), publié par le gouvernement américain, un livre qui prétendait établir que Lénine était un agent allemand etc.
Dès leur apparition, on a remarqué que les Protocoles s'inscrivaient dans une longue tradition de faux complotistes et antisémites du XIX siècle, dont ils ne faisaient que reprendre les thèmes.
Depuis longtemps, les juifs étaient tenus pour responsables des maux qui accablaient la société. Le fait qu'ils fussent une " communauté identifiable et exclusiviste " (Norman Cohn), encourageait à les regarder d'un mauvais oeil. Le fait que nombre d'entre eux fissent carrière dans les finances en était un autre. L'accusation de pratiquer des meurtres rituels faisait partie des légendes dont on les accusait de façon systématique.
L'idée de la " conspiration juive mondiale " est plus récente. La description précise d'un complot mondial prend racine dans l'ouvrage de l'abbé Barruel, les Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme, paru en 1797. Il n'y est pas encore fait mention des juifs. L'accusation centrale est portée contre des francs-maçons, à qui un rôle prépondérant est réservé dans le déclenchement des événements révolutionnaires.
C'est dans la deuxième moitié du siècle, en Allemagne, que le thème du " complot juif " émerge, avec Hermann Goedsche, dans l'un de ses romans, Biarritz, publié en 1868. Il y décrit une assemblée nocturne tenue dans le cimetière juif de Prague, au cours de laquelle les chefs des douze tribus d'Israël, sous la présidence du diable, auraient annoncé que les juifs allaient dominer la Terre. Le succès de ce thème s'expliquait sans doute en raison de l'émancipation des juifs en Allemagne de 1869 à 1871.
D'un roman, on en vient à la composition, sur le sol russe, de faux documents, où la même histoire fut reprise, en laissant croire au lecteur qu'elle reposait sur un fond de réalité. En 1881, l'écrit est repris en France. Les propos tenus sont fondus en un discours qu'aurait tenu un " Grand Rabbin ". Connu sous le titre de Discours du Rabbin, l'ouvrage rencontra un certain succès.
D'autres livres paraissent vers cette époque, en développant la même idée. En 1868, en France, Gougenot des Mousseaux, catholique ultramontain, publie Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, où il annonce la création d'un État universel dominé par un Antéchrist juif auquel toutes les nations prêteront allégeance. L'idée de la collusion judéo-maçonne se trouve mentionnée dans La Synagogue de Satan (1893), de Mgr Meurin , archevêque de Saint-Louis. Il y déclare que les juifs et les francs-maçons proviennent d'arrière-loges du " trente-troisième degré ", précision que l'on retrouvera dans les Protocoles.
Certains juifs eux-mêmes contribuent à alimenter le mythe. Jacob Brafmann, un mouchard, publie plusieurs livres dénonçant les actions du Kahal, la communauté juive organisée, et de l'Alliance israélite universelle, fondée à Paris en 1860. Un autre escroc d'origine juive, du nom de Millinger, alias Osman-Bey, publie La Conquête du monde par les Juifs en montrant du doigt la même Alliance, qu'il accuse pêle-mêle d'avoir fomenté la Révolution française et assassiné le tsar Alexandre II. Les terroristes juifs forment selon lui l'avant-garde de la " juiverie internationale ".
Les Protocoles tombaient à pic, pour justifier ces accusations.
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La fausseté du document a été démontrée dès les débuts de sa diffusion. Le mystère de son origine a été percée en août 1921 par un correspondant du Times à Constantinople, Philip Graves. Celui-ci fit en effet la démonstration que le texte des Protocoles correspondait à un pamphlet datant du second Empire. Le Times avait beaucoup à se faire pardonner, puisqu'un an auparavant, il avait cru à la possibilité de son authenticité.
Graves a été informé de la supercherie par un Russe émigré, monarchiste constitutionnel réfugié à Constantinople, qui avait acheté un vieux stock de livres à un ancien officier de l'Okhrana, la police secrète du tsar. Le Russe blanc y avait découvert un livre de trois cent vingt quatre pages, en français, auquel il manquait la page de titre, et dont le mot " Joly " ornait le dos de la reliure. En comparant son texte avec celui des Protocoles, l'homme avait été surpris du nombre de points communs. Il s'en ouvrit au correspondant du Times, qui mena des recherches et découvrit que le livre avait été édité à Bruxelles en 1864, sous le titre : Le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou la politique de Machiavel au XIXe siècle, par un contemporain.
Cet ouvrage, sans nom d'auteur inscrit sur la couverture, est l'oeuvre de Maurice Joly. Pamphlet dirigé contre la politique de Napoléon III, édité à Bruxelles, il avait été introduit en France illégalement. Machiavel y représente " la politique de la force ", face à Montesquieu, qui symbolise la " politique du droit ", selon les termes de Joly dans son autobiographie écrite en 1870. Le Dialogue est, selon Henri Rollin, " le meilleur manuel qu'on ait écrit à l'usage des dictateurs modernes ou de ceux qui rêvent de le devenir ".
A l'époque de la publication des Dialogues, Maurice Joly avait été interpellé. Fils d'un conseiller général du Jura sous Louis-Philippe, il était né à Lons-le-Saunier le 22 septembre 1829 et s'était inscrit au barreau de Paris en 1859. C'était un républicain convaincu. Pour avoir écrit les Dialogues, il fut condamné, par le tribunal correctionnel de la Seine, en avril 1865, à quinze mois d'emprisonnement, trois cents francs d'amendes et à la confiscation des exemplaires du pamphlet. Il fut incarcéré à Sainte-Pélagie. Dans son autobiographie, il a raconté qu'il désirait écrire un livre sarcastique et grand public " qui aurait montré les brèches épouvantables que la législation impériale avait faites dans toutes les branches de l'administration et les abîmes qu'elle avait ouvertes en détruisant de fond en comble les libertés publiques ".
En 1870, Joly écrivit, sous son nom cette fois, une suite à ces Dialogues, intitulés Epilogue en sept dialogues, où Machiavel et Montesquieu apparaissaient une nouvelle fois. Il publia d'autres ouvrages satiriques. Après la défaite de Sedan, il fut, le 31 octobre 1870, à la tête d'une délégation de manifestants auprès de Jules Favre et du général Trochu, ce qui lui valut une persécution policière. Par la suite, il se lança dans des polémiques contre des hommes politiques et des journalistes. Le 1er juillet 1878, sa concierge le retrouva suicidé à son domicile parisien.
Une analyse comparée des deux ouvrages montre que les deux cinquièmes du texte des Protocoles , c'est-à-dire plus de cent soixante passages, sont directement copiés sur les Dialogues. Les points communs entre les deux textes sont innombrables : emploi de mots, nature des idées, allusions précises, ordre suivi par le texte. Il y a vingt-cinq " dialogues ", alors qu'il y a vingt-quatre " protocoles ", le premier " protocole " résultant de la fusion des deux premiers " dialogues ". On retrouve, reprise telle quelle dans les Protocoles, une citation biblique latine tirée des Dialogues, comme si les " Sages de Sion " parlaient entre eux la langue de l'Église ! La partie relative à la politique pontificale, prise pour prophétique par les antisémites lors de la condamnation des persécutions juives du IIIe Reich par Pie XI, est à l'origine un passage qui décrit l'état des relations entre Napoléon III et Rome...
Les Protocoles ne sont donc, pour la majeure partie, qu'un plagiat, servilement recopié sur le brûlot anti-napoléonien de Joly. L'emprunt s'est essentiellement effectué sur les citations de la partie Machiavel. L'auteur des Protocoles a fait subir au texte quelques transformations. Il a substitué Israël à Napoléon III. La pointe d'antisémitisme que l'on trouvait dans les Dialogues a été amplifiée, au point de tout recouvrir. L'auteur des Protocoles a pris soin d'ôter des allusions (aux constructions d'immeubles sous l'Empire, au prince Jérôme etc.) qui signaient visiblement l'emprunt. Il a délayé et déformé certains passages, pour les faire passer pour un discours lu devant une assemblée (La phrase originale : " Vous êtes un économiste , Montesquieu, pesez la valeur de cette combinaison. " a par exemple été transformée en : " Messieurs les économistes, ici présents, considérez l'importance de cette combinaison! "). Mais le faiseur a travaillé si rapidement qu'il a conservé les données chiffrées des Dialogues, qui s'appliquaient à la situation française des années 1860.
Les antisémites répliquèrent pauvrement à la démystification opérée par Graves. Mgr Jouin répondit en relevant la judéité du propriétaire du Times.. Il prétendit que Joly était un " communard ", " bolcheviste avant la lettre ", franc-maçon (ce dernier qualificatif étant faux). Il raconta que Maurice Joly n'était que le pseudonyme d'un " juif nommé Moïse Joël ", ce qui était également faux. Pour Jouin, ce n'était pas l'auteur des Protocoles qui avait plagié Joly, mais Joly qui avait recopié les Protocoles! La parodie de démonstration fut reprise par les éditeurs allemands.
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En réalité, les Protocoles furent composés au milieu des années 1890, en pleine vague d'antisémitisme. L'affaire Dreyfus (1894 - 1899) agitait la France. La France juive de Drumont, mise en vente en 1886, connaissait un succès considérable, qui entraîna la réimpression des Juifs, rois de l'époque de Toussennel et du Juif et la judaïsation des peuples chrétiens de Gougenot des Mousseaux. Le premier numéro de l'antisémite Libre Parole parut en 1892. Les milieux antisémites voulaient empêcher l'ouverture du marché financier russe aux Rotschild. Quant au congrès sioniste de Bâle, ouvert en 1897, il prêtait le flanc aux hypothèses farfelues.
Ainsi que le remarquèrent ceux qui les lurent attentivement, comme Henri Rollin ou Norman Cohn, les Protocoles, adaptation d'un pamphlet anti-napoléonien, " collaient " exactement à la réalité russe au tournant du siècle. A cette époque, les mesures économiques décrétées par le comte Witté, ministre des Finances de Russie, ressemblaient étrangement à celles qui avaient été prises sous le Second Empire : industrialisation du pays, accroissement des sociétés anonymes, développement du réseau ferré, toutes choses qui entraînaient des bouleversements et détruisaient les équilibres de la société rurale en mécontentant les aristocraties locales, qui vivaient des ressources de l'agriculture, et les milieux réactionnaires, partisans d'une société traditionnelle.
La rédaction fut postérieure à 1890, car les Protocoles font allusion aux Lois de l'Imitation de Tarde, qui n'ont été publiées qu'après cette date. Une autre allusion, au " nouveau programme d'éducation " du ministre français de l'Instruction publique Léon Bourgeois, indique que les Protocoles n'ont été écrits qu'après 1897, puisque c'est à ce moment que Bourgeois publia son livre L'Éducation de la démocratie française, dont des extraits furent utilisés. L'allusion à l'étalon or, " pernicieux pour les États qui l'adoptèrent ", est une référence à son adoption par Witté en janvier 1897. Les Protocoles ont donc été fabriqués aux environs 1897 - et, d'après les premiers éditeurs, proviennent de Paris.
En 1927, Philippe Petrovitch Stepanov, ancien procureur du synode de Moscou, dira en avoir reçu copie dès 1895 chez un de ses voisins, qui l'avait reçu d'une dame, qui elle-même l'avait trouvé chez un " juif de Paris ". Stepanov disait l'avoir reproduit deux ans plus tard. On découvrit d'ailleurs en 1934 à Moscou, dans l'ancienne bibliothèque Lénine, un appareil multiplicateur et une copie hectographiée utilisée pour une édition des Protocoles . D'après Boris Nicolaïevsky, qui l'a étudiée, ce pourrait être l'hectographe de Stepanov. La date donnée est-elle la bonne ? Faut-il comprendre 1897 ? La dame qui aurait apporté le manuscrit serait Iouliana Glinka, une amie de Juliette Adam, exilée lors de la parution du livre à scandale de son amie.
Henri Rollin s'est beaucoup intéressé à l'entourage de Mme Juliette Adam. Dans les années 1890, celle-ci et sa Nouvelle Revue menaient campagne contre Witté et l'ambassade de Russie à Paris, dénonçant violemment l'alliance franco-russe. À ses côtés, on trouvait M. de Katakazi, chef du service de presse à l'ambassade, qui lui avait permis d'écrire un livre qui avait fait scandale à la cour de l'empereur Alexandre III. Katakazi était lui-même l'auteur d'une imposture notoire. On trouvait aussi un certain Élie de Cyon, Russe naturalisé français, d'origine juive. Ancien marxiste tourné partisan du régime autocratique, ancien patron du Gaulois, il était devenu directeur de la revue de Mme Adam. Il était foncièrement anti-Rotschild et opposé à Witté, qu'il accusait de collusion avec les juifs. Il documentait l'antisémite Drumont. Il fut privé de sa nationalité russe et Witté chargea le chef de la police russe de Paris, Ratchkovski, de faire cambrioler sa villa, dans le canton de Vaud où il résidait. Cyon s'était en effet vanté de détenir des papiers " compromettants " pour Witté, concernant les " engagements avec l'Allemagne " de celui-ci. Cela se passait à la fin 1897. A partir de cet incident, Cyon semble étrangement s'être calmé. Il fut remplacé deux ans plus tard à la tête de la Nouvelle Revue.
Henri Rollin s'est demandé si Cyon n'aurait pu être l'auteur des Protocoles. Il rapporte que celui-ci s'était illustré en utilisant une vieille satire française dont il avait changé les noms pour en faire un ouvrage politique : la recette utilisée par l'auteur des Protocoles. De plus, lorsqu'on lit ses ouvrages, on est frappé par la convergence de vue entre Cyon et l'auteur des Protocoles. Cyon accuse Witté de préparer la Révolution, attaque Karl Marx, Darwin et l'alcoolisme, la littérature pornographique, brosse la critique de l'étalon or (ce qui n'était " parlant " à l'époque que pour les Russes, dont la monnaie était encore flottante), bref il s'exprime exactement comme l'auteur des Protocoles dans les passages non calqués sur les Dialogues. Comme ce dernier, il est antilibéral, dénonce le pouvoir de francs-maçons, redoute la dictature des masses. Rollin s'est demandé si Cyon, rédigeant son faux, n'aurait pas eu l'idée de jouer sur son nom (son nom en Russie était Ilya Tzion - Tzion et Sion s'écrivant de la même façon en russe). Enfin, Cyon était ami de l'antisémite Drumont qui avait lancé l'idée de se servir de pamphlets écrits sous le second Empire pour les appliquer à la dénonciation de la IIIe République.
Mais Rollin dut concéder qu'il n'y avait aucune preuve directe contre Cyon.
Pouvait-il s'agir de l'un de ses amis, du Dr Encausse, alias le " mage alchimiste " Papus ? Lui aussi anti-évolutionniste fervent, critique de la tendance athéiste de la maçonnerie du Grand Orient, et ami du tsar et de la tsarine. Il fit connaître à ses disciples russes son confrère en occultisme, le magnétiseur français Philippe, prédécesseur de Raspoutine dans le coeur des souverains. Sous le pseudonyme de Niet, il fit paraître en 1901 une critique de la politique de Witté. Il s'en prenait à un " grand syndicat financier " qui aurait eu pour but de s'assurer la domination du monde. Mais les Protocoles sont loin de son style et de ses préoccupations.
Restent Pierre Ivanovitch Ratchkovski et son entourage. Ratchkovski, ancien indicateur de police, est devenu le chef de l'Okhrana à Paris, la police secrète russe créée en 1881 après l'assassinat d'Alexandre II. Il est en poste entre 1884 et 1902. La princesse Catherine Radziwill fut la première à l'accuser, en 1921. A la même époque, le comte du Chayla confia que Nilus lui avait raconté qu'il tenait le manuscrit des mains d'une dame proche des mouvements occultistes français - qui le tenait elle-même de Ratchkovski. Mais il précisa que celui-ci les aurait en fait " découverts " et envoyés discrètement à Nilus pour lutter contre l'influence néfaste à la cour de Philippe, martiniste comme Papus. Problème : les Protocoles, s'ils sont légèrement dirigés contre les francs-maçons, attaquent en priorité les juifs. Serge Svatikov, ancien menchevik, raconta pour sa part qu'un agent des services étrangers lui avait confié que le faux avait été confectionné sur ordre de Ratchkovski. Le journaliste Vladimir Bourtsev accabla également Ratchkovski. Les principaux témoignages s'accumulant contre Ratchkovski ont été recueillis lors du procès de Berne.
Le chef parisien de l'Okhrana était un spécialiste de la provocation politique. En 1890, il avait fait fabriquer les bombes qu'il avait attribuées aux soixante-trois " terroristes " qu'il fit arrêter. Il était aussi un expert en faux documents qui lui servaient dans la lutte contre les révolutionnaires et les juifs, dans le but de canaliser les mécontentements et de discréditer les fauteurs de trouble.
Ratchkovski avait une activité " littéraire " intense. Il avait fait paraître la Russie juive, qui contenait le Discours d'un grand rabbin, qui inspira l'auteur des Protocoles. En 1892, il fit publier un livre, Anarchie et nihilisme, signé Jehan-Préval, qui répondait à Nihilisme et anarchie de Cyon. Cyon expliquait que le terrorisme qui se développait en Russie avait pour fondement des théoriciens russes. Dans sa réponse, " Jehan-Préval " faisait la démonstration que la source du nihilisme était au contraire extérieure à l'Empire. L'ouvrage était animé par l'antisémitisme et l'antimaçonnisme. Détail intéressant : ce livre contenait dix-huit longues citations de Montesquieu. L'auteur appelait à la création d'une ligue franco-russe destinée à combattre le " pouvoir occulte " et corrupteur d'Israël. Ratchkovski espérait sans aucun doute la manipuler dans l'ombre. En 1902, il tenta de lancer cette ligue, sur Paris, mais sa disgrâce vint mettre fin à ses manoeuvres. Rentré en Russie, il devint directeur adjoint du département de la police, reprit ses activités de faussaire, participa à la création de l'Union du peuple russe, dont l'extrémiste Boutmi devint membre, et se fit organisateur de pogromes. Il mourut en 1911.
La culpabilité du policier resta longtemps problématique. Avait-il écrit lui-même les Protocoles ou avait-il délégué un comparse ?
Aujourd'hui, les recherches engagées en 1920 ont abouti. En 1999, après cinq années d'enquêtes dans différentes archives ex-soviétiques, l'historien Mikhail Lepekhine a découvert que les Protocoles avaient été écrits par un aristocrate russe du nom de Mathieu Golovinski.
Golovinski, né le 6 mars 1865 au village d'Ivachevka dans la région de Simbirsk, descendait d'une lignée de nobles qui remontait aux croisades. Son arrière grand-père avait été le premier gouverneur civil de sa région, considérée comme " la plus aristocratique du pays ". Ses proches parents furent au contraire rebelles au pouvoir tsariste : son grand-père se révolta avec les décembristes, ce qui lui valut de tâter vingt ans de cachot - son père, ami de Dostoïevski, fut condamné à mort et gracié in extremis, après un simulacre d'exécution.
Après la mort de son père, Mathieu est élevé par sa mère et une gouvernante française, qui lui apprend la langue de Balzac. Mais sa scolarité est médiocre et le jeune aristocrate s'avère un personnage extravagant. En 1888, il assaille le tsar Alexandre III de lettres étranges, lui demandant une audience privée, privilège exorbitant ordinairement refusé aux minus habens. Mais le comte Vorontsov-Dachkov, ministre à la cour, fondateur de la Drougine sacrée, organisation secrète destinée à lutter par la terreur contre les pouvoirs occultes (dissoute par Alexandre III), s'intéresse à lui. Le 9 décembre 1888, l'empereur le reçoit. Mathieu le prévient de l'imminence d'un attentat. Ses preuves ? Une conversation surprise dans le rue ! La haute société russe ne pardonne pas cette audience au freluquet et lui fait subir de nombreux affronts. Mathieu quitte la Russie et se retrouve à Paris.
Par manque d'argent, il n'y reste pas longtemps et se voit contraint de retourner dans son pays, à Moscou, où il entame la carrière de fonctionnaire. Cinq ans plus tard, il est nommé à Saint-Pétersbourg, où il fréquente les milieux hostiles aux juifs. Il habite la maison de la veuve de l'écrivain Dostoïevski, connu pour ses idées antisémites. Son protecteur, Constantin Pobiedonostsev, homme influent, procureur général du Saint-Synode, inspirateur de la politique du tsar, est lui-même un théoricien de l'antisémitisme. Mathieu devient deuxième rédacteur au Département de la presse, dirigée par l'antisémite virulent Soloviev. Sa fonction équivaut à celle de mouchard. Il y excelle. En 1900, il se rend à Paris pour la seconde fois, à l'occasion de l'Exposition universelle.
Il jette l'argent par les fenêtres. La mort de Soloviev, le pouvoir déclinant de Pobiedonostsev le contraignent à chercher de nouvelles sources de revenu. C'est à cette époque, vers la fin 1900 ou au début de 1901, que Ratchkovski lui passe commande d'un faux antisémite, pouvant lui rapporter quelques subsides : ce seront les Protocoles. Mathieu accepte. Mikhail Lepekhine en a retrouvé la première traduction en russe, datée du 1er novembre 1901. Mathieu parle autour de lui du document qu'il rédige, en lit des passages à la princesse Radziwill...
Confirmation de son identité sera donnée en 1917 par le Français Henri Blint, proche de Ratchkovski, à l'envoyé du gouvernement russe chargé de démanteler les services secrets tsaristes à l'étranger. C'est Blint qui a payé Golovinski pour son travail. Ruiné par les emprunts russes, Blint vendra ses archives en 1921. Les Soviétiques ne les révéleront jamais au grand public.
Ils avaient de bonnes raisons de conserver le silence. Après une période financière difficile, Mathieu a fait une carrière brillante. Il est devenu le protégé du ministre de l'Intérieur, Protopopov. Mais quand survient la révolution de 1917, il retourne sa veste et devient député au soviet de Petrograd ! Il fréquente les plus hautes personnalités bolcheviks et, sous couvert d'un faux titre de docteur, se fait reconnaître comme le " premier médecin ayant reconnu le pouvoir des soviets ", ce qui lui vaut d'appartenir au Collège militaro-sanitaire du nouveau régime. Avant sa mort, survenue en 1920, il fondera l'Institut de culture physique sur ordre de Lénine !