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Le Courrier : "SANTÉ PUBLIQUE - Avant sa conférence à Genève, la sociologue Françoise Guillemaut aborde les questions de prostitution transnationale et, à la lumière du cas français, dénonce les dérives des lois Sarkozy. Dans les grandes villes d'Europe, près de 70% des prostituées sont des migrantes, originaires d'Europe de l'Est, d'Afrique ou d'Amérique latine. Une population mal connue, victime tant de politiques publiques répressives que de préjugés persistants. La sociologue française Françoise Guillemaut abordera ce soir à l'Université de Genève les problèmes liés aux questions de migration, de prostitution et de santé publique, en collaboration avec le Département de sociologie[1]. Entretien.
Quels sont les problèmes que rencontrent les prostituées migrantes en Europe?– Ils sont les mêmes que rencontrent les migrants en général, la condition des femmes étant pire que celle des hommes. La fermeture des frontières et de l'accès au marché légal du travail force les migrantes à avoir recours aux passeurs et à travailler en tant que prostituées ou femmes de ménage.
Quelles sont les conséquences des politiques publiques actuelles pour ces migrantes?– La France applique une politique de prohibition depuis 2002 avec les lois Sarkozy, qui font de ces femmes les boucs émissaires de tous les problèmes urbains. Elles sont traitées en délinquantes, sans qu'on tienne compte des conditions de leur arrivée en Europe. Or, plus les prostituées sont pénalisées, plus on les rend vulnérables face aux exploiteurs. De ce point de vue, la législation française est la pire qui soit. Pourtant, les pays réglementaristes, comme la Hollande ou l'Allemagne, n'offrent pas de meilleures solutions aux femmes extra-européennes marginalisées et exploitées[2].
En quoi la prostitution constitue-t-elle un enjeu de santé publique?– On peut affirmer que les politiques publiques prohibitionnistes mettent en danger la santé des prostituées migrantes. Leur plus grande précarité accroît leur vulnérabilité face aux clients qui exigent des rapports non protégés. C'est ce qu'affirme un rapport du Conseil national du sida, publié en France le 17 novembre 2005, selon lequel l'application de la loi de sécurité intérieure a éloigné les prostituées des associations qui sont censées les aider et a augmenté leur exposition aux risques de transmission. Ces populations se montrent pourtant extrêmement vigilantes, contrairement aux idées reçues. Elles sont très sensibles à la prévention et aux soins. On le constate au niveau des taux de dépistage: des études réalisées à Toulouse et à Lyon montrent que plus de 80% des prostituées font des tests réguliers, contre 7% pour l'ensemble de la population. De même, la proportion de prostituées migrantes séropositives est très réduite. Ces femmes sont donc dans une véritable dynamique de prévention. Un fait compréhensible: les migrants savent que les conditions sanitaires sont meilleures en Europe. Ces femmes ne font donc que protéger leur capital santé.
Quel est l'impact réel des «mafias» et de la toxicodépendance sur ces populations?– Les toxicomanes sont très rares, voire inexistantes, chez les migrantes. Le phénomène concerne une minorité d'autochtones. Quant au rôle des réseaux mafieux, il est plus réduit qu'on ne le pense. Tous les migrants, hommes ou femmes, ont des dettes de passage à rembourser, surtout depuis la mise en place de l'espace Schengen. Les risques de violence ou d'exploitation sont plus grands pour les femmes, et il ne faut pas nier l'existence de filières bien organisées. Mais les organisations ne sont pas structurées de manière classique, par exemple la mafia sicilienne. De plus, les passeurs ont tout intérêt à ne pas être dénoncés, à conserver leur clientèle et à se faire rembourser les dettes de passage. Des cas de violence latente et d'exploitation réelle existent, mais dans de faibles proportions. Leur surmédiatisation contribue à justifier le durcissement des politiques migratoires et du contrôle des frontières.
Quelles sont les alternatives imaginables pour améliorer cette situation?– Il faudrait faire preuve de plus de souplesse dans l'application des lois. Si les personnes pouvaient se déplacer plus librement, il existerait moins de possibilités d'exploitation pour les passeurs. Une plus grande ouverture sur le marché du travail légal réduirait les phénomènes de violence. Il faut aussi dénoncer le manque de concertation de la part des autorités. En organisant des plates-formes de concertation rassemblant les prostituées, les associations et les autorités, il serait possible d'élaborer des politiques publiques plus adaptées. Mais, actuellement, nous sommes au contraire face à la violence et à la répression en toutes circonstances, qui mènent, à terme, au totalitarisme. I
VINCENT LEHMANN Note : [1]Mercredi 25 janvier, Uni Mail, Bd. du Pont-d'Arve 40, Genève. Salle M1160 (1er étage), 19h15. Entrée libre.
[2]Pour le cas de la Suisse, lire l'article d'Anouk Henry dans Le Courrier du 24 janvier, p 16.