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Le Courrier : "ALBERTVILLE - A Albertville, pendant quinze ans, un incinérateur d'ordures ménagères qui n'était pas aux normes a recraché de la dioxine dans d'incroyables proportions. Retour sur une catastrophe écologique et sanitaire sans précédent qui pourrait remettre en cause la filière incinération en France.
En accueillant les JO de 1992, Albertville et ses montagnes se découvraient aux yeux du monde et entraient dans la postérité. Mais si cette ville reste indubitablement associée à l'olympisme, elle a également gagné une nouvelle notoriété dont elle se serait bien passée. Aujourd'hui, sur une colline qui domine toute l'agglomération, de grandes lettres blanches façon «Hollywood» font de l'ombre aux derniers vestiges des jeux, et annoncent l'ambiance: «Incinérateur».
Depuis 2001, Albertville est en effet devenue synonyme de dioxine et des craintes qui y sont liées, lorsque a éclaté «l'affaire» de l'incinérateur de Gilly s/Isère. Gilly s/Isère, une petite commune limitrophe où trônait l'établissement chargé depuis 1984 de traiter toutes les ordures ménagères du bassin. Jusqu'à sa fermeture, celui-ci fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour incinérer les 27500 tonnes de déchets produites chaque année par la population locale. Mais l'équipement a surtout recraché de la dioxine dans des proportions largement supérieures aux normes autorisées. Au début des années 1990, un arrêté ministériel imposait pourtant de nouvelles normes plus contraignantes concernant l'incinération. Les pouvoirs publics, par l'intermédiaire des préfets, ont fait pression jusqu'en 1993, puis plus rien...
Mise aux normes repousséeEn 1995, des voix minoritaires se sont élevées pour alerter l'opinion et les autorités sur les dangers de cet incinérateur. En vain. La mise aux normes a sans cesse été repoussée. Pendant une décennie, ni l'exploitant ni les élus n'ont pris la mesure du drame qui se jouait. Il aura fallu attendre 2001 pour que les choses bougent.
A cette époque, un habitant de Grignon, Michel Rougier, lui même atteint d'une leucémie, est interpellé par le nombre de personnes frappées de cancers vivant sur sa commune. Au sein même du conseil municipal dont il a été membre, quatre autres élus sont malades. A Grignon, en quelques semaines, il recense 65 cas, dont 24 dans la seule rue où il réside et qui compte 80 maisons. Une rue située, curieusement, sous le panage de fumée de l'incinérateur.
Michel Rougier se bat alors pour que des analyses soient réalisées. Il menace de présenter aux élections une liste de personnes atteintes du cancer. Début 2001, son maire accède à sa demande. La dioxine se fixant dans les matières grasses, une première analyse est menée sur le lait d'un troupeau de vaches. On y découvre 20 picogrammes de dioxine par gramme de matière grasse. Dans les pis d'une vache paissant à proximité de l'usine, ce chiffre monte même jusqu'à 70 picogrammes. Des résultats édifiants lorsque l'on sait qu'à l'époque, la norme française impose un retrait de la chaîne alimentaire à partir de 5 picogrammes. Les analyses menées par la suite ne font que confirmer l'ampleur de la catastrophe. Dans les fumées noires qui s'échappent de la cheminée de l'usine, on mesure ainsi 75 nanogrammes de dioxine par mètre cube, soit plus de 700 fois la norme européenne.
Au total, plus de 240 plaintes ont été déposéesAlerté par ces résultats, le préfet de l'époque, Paul Girod de Langlade, ferme en catastrophe l'usine. Nous sommes le 24 octobre 2001, mais le mal est déjà fait. De l'aveu même du préfet, il s'agit là «de la plus grave crise de dioxine qu'ait connue la France». Une crise qui frappe l'agriculture locale de plein fouet. Trois cent soixante-cinq exploitations sont concernées par des mesures radicales: interdiction de vendre les produits des fermes, destruction de près de 2300 tonnes de lait et de produits laitiers, abattage de quelque 7000 animaux (plus de 2900 bovins, 3800 ovins et caprins et une quarantaine d'équins). Dix mille tonnes de foin contaminé sont également déclarées impropres à la consommation et sont réparties sur différents sites où elles continuent aujourd'hui encore de pourrir –une partie de ce fourrage aurait dû être détruite à Genève, à l'usine des Cheneviers, mais les problèmes posés par le stockage du foin ont empêché de concrétiser l'opération.
La partie visible de l'icebergTous ces dégâts ne constituent pourtant que la partie visible de l'iceberg. Les autorités estiment à 64000 le nombre de personnes qui ont vécu dans la zone contaminée, avec des conséquences sur la santé qui demeurent au centre des préoccupations. Les mères qui ont allaité leurs enfants craignent de les avoir empoisonnés. Ceux qui, dans la vallée, pensaient posséder une certaine qualité de vie ne peuvent que s'interroger. Et il y a encore tous ceux que la maladie a déjà touchés au cours des dernières années. De ces inquiétudes est née, fin 2001, l'Association citoyenne de lutte contre les pollutions (ACALP). Elle regroupe aujourd'hui la grande majorité des victimes de cette pollution.
Agriculteur bio, Pierre Trolliet a dû, lui, se résoudre à abattre son troupeau de brebis et d'agneaux, «tous partis à la casse». Aujourd'hui, coprésident de l'ACALP, il se bat avec d'autres pour que soient déterminées les responsabilités de cette catastrophe. «Nous ne demandons pas des têtes au bout de piques, prévient-il. Nous voulons simplement savoir comment tout cela a pu se produire.» Au total, plus de 240 plaintes ont été déposées pour mise en danger délibérée, homicide involontaire, coups et blessures involontaires, et abstention délictueuse. De la justice, les parties civiles n'attendent pas d'indemnités... simplement la vérité.
Si la pollution de l'incinérateur apparaît difficilement contestable, l'action judiciaire engagée devra établir un lien entre le dysfonctionnement de l'usine et les cancers constatés. Plusieurs études épidémiologiques ont été lancées en ce sens, chargées notamment de déterminer l'origine des tumeurs malignes. L'enjeu est de taille. A l'issue de la catastrophe de Gilly s/Isère, plusieurs incinérateurs de faible capacité avaient déjà été fermés. Mais si la procédure judiciaire parvient clairement à établir un lien entre les dioxines émises et la maladie, c'est toute la filière incinération qui, en France, pourrait être remise en cause. Les collectivités publiques auraient alors le plus grand mal à faire accepter par les populations le choix de l'incinération... et de ses risques potentiels.
JÉRÔME RIVOLLET