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Raoul-Marc Jennar. Sur le plan militant, cela m’a donné beaucoup de satisfaction d’être retenu comme expert sur la directive Bolkestein. Pas par vanité, mais pour pouvoir faire entendre une voix critique. Sur les 17 experts prévus, trois seulement étaient critiques par rapport à la directive, un juriste néerlandais, un expert des syndicats et moi-même.
C’était encore trop pour la droite au Parlement. Ils ont demandé que je ne sois pas auditionné. Le compromis a été de doubler les trois experts critiques par trois experts favorables à la directive.
Mais le prix des Amis du Monde Diplomatique, ce n’est pas rien non plus. Et les autres candidats nominés n’étaient pas n’importe qui. Ils étaient tout aussi valables. Il y avait par exemple, Frances Saunders qui a écrit le livre Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre froide culturelle.
Par contre, vous devez être déçu du résultat du vote des membres du Parti socialiste français sur la Constitution européenne, le 1er décembre. Une petite majorité a voté pour.
Raoul-Marc Jennar. Oui évidemment. Mais c’était à 10.000 voix près. Les courants d’opposition au PS (Nouveau Monde et Nouveau PS) représentent 40%. Cela s’est confirmé lors du vote. Il s’est aussi avéré que Fabius, l’ancien premier Ministre de Mitterand et partisan du non, ne représente que lui-même. Ses amis, tous des sociaux-libéraux, ont été conséquents et ne l’ont pas suivi. Ils ont compris que voter non n’était pas bon pour leur carrière.
C’est pathétique et désolant de voir les socialistes venir en appoint à la droite et au patronat, car le texte du Traité constitutionnel est un texte fait par et pour le patronat. Il suffit de voir les textes introduits par les organisations patronales européennes au début des discussions sur cette Constitution. C’est à peu près la même chose que le texte que nous avons maintenant.
Ici, en Belgique, les dirigeants socialistes sont pour la Constitution (le Bureau du PS l’a voté en toute discrétion la semaine dernière) et contre une consultation populaire. A part l’ancien euro-député Jean-Maurice Dehousse. Le député PS Thierry Giet s’est exclaméà la Chambre : « Et si le résultat débouche sur 51% de oui et 49% de non, que fait-on? » Di Rupo craint que les électeurs votent sur autre chose que la Constitution, l’adhésion de la Turquie par exemple. Dans ce cas, le « non » pourrait aussi l’emporter.
Raoul-Marc Jennar. Ça, c’est une excuse facile. Chirac est contre l’entrée de la Turquie, pourtant il organise un référendum sur la Constitution. C’est incroyable cette peur de la classe politique belge de donner la parole aux gens. Ils nous disent vraiment « ne vous mêlez pas de ce qui vous regarde ». Il n’y a pas de tradition de consultation populaire ici comme en Suisse, c’est vrai. Mais là-bas, les gens viennent de voter contre l’envoi de troupes suisses dans des missions de l’Onu et contre plus de facilités pour les transporteurs routiers.
La population belge pourrait évidemment aussi voter contre l’opinion des dirigeants politiques. S’ils craignent une manipulation par l’extrême droite, qu’ils fassent un meilleur travail d’explication sur l’enjeu du vote. C’est leur boulot.
Même des progressistes au sein du PS défendent la Constitution. Lors d’un débat d’Attac-Bruxelles, l’euro-députée Véronique de Keyser a été obligée de dire : « Oui, si c’est après un large débat. » Et les écolos, comme l’euro-député Pierre Jonckheer, parlent d’un « oui de combat ».
Raoul-Marc Jennar. En France aussi les partisans du oui parlent d’un « ouide combat ». Ces gens disent : le texte n’est pas franchement bon, mais il faut l’adopter pour conserver les quatre ou cinq points positifs qu’il contient. Quant au reste, nous allons nous battre, après la ratification, pour l’améliorer. Nous ne nous battons pas aujourd’hui contre ce texte, mais rassurez-vous, nous nous battrons demain, une fois qu’il sera devenu la Constitution.
Ce n’est qu’une promesse. Quel crédit peut-on accorder à un tel engagement de la part de dirigeants socialistes qui, aujourd’hui, alors que la plupart des 25 gouvernements de l’Union sont conservateurs, promettent une Europe sociale qu’ils n’ont pas réalisée lorsqu’ils dirigeaient douze des quinze gouvernements de l’Union et la Commission européenne?
N’était-ce pas le socialiste Jacques Delors qui, en 1992, promettait : acceptez le traité de Maastricht et nous ferons l’Europe sociale tout de suite après. L’Europe n’a jamais été si peu sociale.
Si on voulait fixer quelques progrès résultant des négociations, pourquoi ne pas s’être contenté d’un simple traité s’ajoutant à ceux qui existent? Pourquoi avoir donné une force constitutionnelle à un texte qui, avant tout, va donner cette force à un projet politique néo-libéral ?
Raoul-Marc Jennar. Ils savent pertinemment qu’ils ne pourront pas modifier ce texte. Parce que, cas unique au monde, la Constitution européenne exige l’unanimité des 25 membres pour être modifiée. La règle de l’unanimité fige la construction européenne dans son état actuel. Elle bloque toute espérance d’approfondissement avant de nombreuses années.
Mais un million de citoyens pourront la modifier, disent les Ecolos, comme Cohn-Bendit...
Raoul-Marc Jennar. La Constitution prévoit le droit de pétition. Mais il ne permet pas de modifier la Constitution. Un million de personnes pourront proposer à la Commission un texte qui applique la Constitution. Et la Commission en fera ce qu’elle voudra. L’Article I-47, 4 précise : « Des citoyennes et citoyens peuvent prendre l’initiative d’inviter la Commission () à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyennes et citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution. »
Les partisans disent que ce Traité est meilleur que les précédents. Qu’il sauvera les services publics en leur donnant, pour la première fois, une base légale
Raoul-Marc Jennar. La Constitution contient des formules tape à l’ilqui n’engagent à rien juridiquement et qui sont vidées de tout sens par des dispositions contraignantes répétées systématiquement, comme l’obligation de respecter « la concurrence qui doit être libre et non faussée. »
Ce n’est pas la première fois qu’un traité européen introduit, non pas la notion de service public, mais bien le concept de « service d’intérêt économique général. » Cela se trouve dans le traité d’Amsterdam. La Constitution ne fournit aucune définition du « service d’intérêt économique général. » Mais la Commission européenne, dans son livre blanc de 2004 est claire : les pouvoirs publics ne peuvent créer des services d’intérêt économique général (SIEG) que si deux conditions sont remplies. Un, si le marché (l’initiative privée) ne fournit pas le service et deux, si ce SIEG respecte les règles de la concurrence.
Il est faux de dire, comme le fait le PS en France, que SIEG signifie service public dans le langage européen. L’annexe 1 du Livre Blanc dit : « Les termes « service d’intérêt général » et « service d’intérêt économique général » ne doivent pas être confondus avec l’expression « service public ». » Et la Constitution précise en son Article III-166, 2 que « les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence. »
La Constitution proclame que la liberté d’établissement et la liberté de circulation des services sont des « valeurs fondamentales » de l’Union européenne (article I-4). La proposition de directive déposée par le Commissaire européen Bolkestein sur les services dans le marché intérieur fournit la démonstration que l’application intégrale de cette « valeur fondamentale » conduit à la disparition des services publics.
Avec cette Constitution, les pouvoirs publics locaux, régionaux et nationaux ne pourront plus fournir des activités de service auxquelles tous ont accès et dont les coûts sont à charge de la collectivité. Mettre des canalisations d’eau jusqu’à la dernière maison d’un village n’est pas rentable ou n’est pas payable pour celui qui le demande. Il faut une intervention de l’Etat. Or une telle intervention falsifie la concurrence. Donc : interdit. Il sera impossible de créer des services publics européens.
De plus, cette Constitution est, pour ce qui concerne les droits sociaux, loin en dessous des Constitutions nationales. Dans le Préambule des Constitutions française, belge, allemande, danoise, espagnole, finnoise, italienne, irlandaise, luxembourgeoise, hollandaise, portugaise et suédoise, le droit au travail, le droit à un revenu minimum, le droit à un salaire minimum, le droit à une allocation de chômage, le droit à une pension de retraite, le droit à la couverture des soins de santé, à un logement décent sont garantis.
Dans la Constitution européenne, ces droits ne figurent pas. S’agissant de la santé et de la sécurité sociale, le texte « reconnaît et respecte » ce qui se fait dans les Etats. Sans plus. Ce qui n’engage à rien de la part de l’Union européenne. Le droit au travail devient le droit à en chercher. Ce qui est très différent.
Le projet ne donne-t-il pas plus de pouvoir au Parlement européen?
Raoul-Marc Jennar. Le dirigeant du PS français, François Hollande, n’a pas hésité à dire que la Constitution va donner au Parlement européen la capacité de prendre lui-même l’initiative de lois. C’est un mensonge. L’Article I-26, 2 dit qu’« un acte législatif de l’Union ne peut être adopté que sur proposition de la Commission, sauf dans les cas où la Constitution en dispose autrement. »
Le monopole de l’initiative de la Commission est maintenu. Le Parlement pourra « co-décider » dans plus de matières. Mais le Parlement européen ne peut modifier les textes soumis par la Commission que si celle-ci marque son accord.
D’ailleurs, contrairement à une Constitution normale, le projet dit clairement quelle politique l’Union européenne doit mener. L’article III-314 parle de notre rôle à l’Organisation mondiale du commerce : « l’Union contribue () à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs et à la réduction des barrières douanières et autres. »
C’est un choix politique clair. La Constitution exige que la Commission européenne se batte dans le monde entier pour supprimer les restrictions aux investisseurs qui ne supportent pas les lois sociales, les lois environnementales, le respect des droits humains fondamentaux. C’est une exigence des organisations patronales européennes. On ne pourra pas faire une loi qui contredit cette politique.
Selon certains, le non serait une victoire des USA de George W. Bush
Raoul-Marc Jennar. C’est exactement le contraire ! Bush espère la ratification puisqu’elle soumet les Européens aux USA à travers l’Otan. L’article I,41,2 stipule : « La politique de l’Union () respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains Etats membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Otan et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre. »
L’article I,41,7ajoute : « Les engagements et la coopération dans ce domaine [en cas d’agression] demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Otan qui reste, pour les Etats qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en uvre. »
On le voit, les partisans du « oui », surtout ceux issus de la social-démocratie et des Verts, ne répugnent pas à des manipulations du texte en lui faisant dire ce qu’il ne dit pas et en taisant ce qu’il dit. Il faut rejeter ce monstre.
Repères
Conseil européen. Réunit les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres. C’est l’organe de pouvoir réel de l’Union européenne, qui prend les décisions préparées par la Commission européenne. Le Parlement européen ne joue lui qu’un rôle secondaire.
Constitution européenne. Appelé aussi Traité constitutionnel, ce texte a été adopté par l’Union européenne en octobre et doit encore être ratifié par chaque Etat membre. Comme les Constitutions nationales, il dicte une loi fondamentale que doivent respecter les autres lois, mais il contient surtout une série de principes très néo-libéraux.
Directive Bolkestein. Projet de directive (loi européenne) rédigé par l’ancien commissaire européen Frits Bolkestein et visant à libéraliser les services (culture, éducation, soins de santé, etc.).
Traité
de Maastricht. Adopté en 1992, ce traité a élargi les compétences de
l’Union européenne, mais a surtout dicté des politiques anti-sociales
aux Etats-membres, notamment à travers les critères financiers et
économiques à respecter pour faire partie de la zone euro.
Interview de Herwig Lerouge
Nom : Raoul-Marc Jennar
Formation : docteur en sciences politiques.
Parcours : travaille depuis 15 ans au service d’organisations non gouvernementales. Depuis 1999, chercheur pour Oxfam Solidarité, spécialisé dans les dossiers de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Il est aussi l’un des animateurs de « l’Unité de recherche, de formation et d’information sur la globalisation » (www.urfig.org), créée par le sociologue français Pierre Bourdieu.
Ouvrages : auteur de plusieurs livres sur le commerce mondial, il a écrit Europe, la trahison des élites, sur la soumission de l’Union européenne aux intérêts des grands groupes industriels et financiers. Ce livre lui a valu le Prix 2004 des Amis du Monde Diplomatique.