Lu sur
cettesemaine :TOUTES LES
RÉVOLTES ne frappent pas par surprise.
Certes, aucun Nostradamus ne saurait
prédire le moment spécifique de
l'explosion, mais le fait qu’elles
puissent surgir ne peut surprendre
que ceux qui n’ont aucune
idée du sombre monde dans lequel nous
sommes contraints de survivre.
Il ne s’agit donc pas d’une conscience à posteriori, basée sur le fait que des révoltes analogues se répètent
plutôt fréquemment en France, avec leurs dynamiques et pratiques rituelles (des centaines
de voitures sont enflammées dans toute
la France le jour de l’An). En réalité, elles sont
l’inévitable produit du système social actuel.
Face à la révolte, on ne peut donc pas se
demander «comment cela a-t-il pu arriver ?»,
mais plutôt «comment est-il possible que cela
n’arrive pas partout et à chaque instant ?».
Cependant, ponctuellement, la première réaction
logique qui vient au moment de l’émeute
est celle de la tentative d’identifi cation. On se
demande qui sont les révoltés, d’où ils viennent,
ce qu’ils veulent. On est tout de suite à
la recherche de noms, d’identités, de catégories
adéquates : étrangers, immigrés... non !...
français... oui, français ? mais de deuxième
génération, de série B, enfants ou neveux
d’immigrés, d’exclus... Certains seront déçus
par l’impossibilité d’emprunter le chemin de
l’explication par l’intégrisme islamique qui,
justement dans ce cas, ne marche pas : il est
évident que ce ne sont pas des adeptes de
la mosquée (les appels au calme prononcés
par les imams ont en effet résonné dans le
vide). La presse réactionnaire (comme par
exemple Le Figaro) cherche à créer d’improbables
amalgames utiles à la stigmatisation
publique : on parle alors, comme par hasard,
d’Intifada à la palestinienne, d’islamisme, de
terrorisme, etc. Mais ces opérations de falsifi -
cation ne semblent pas non plus fonctionner :
chaque lutte est en mesure de se dévoiler
dans son irréductible particularité.
Des catégories sociologiques sont mobilisées
pour individuer, défi nir, délimiter : en bref,
pour argutier conceptuellement. Une fois
restituée leur identité aux révoltés —la plus
en vogue est celle de marginaux sociaux, le
nouveau nom pour dire sous-prolétariat—,
on pourra préparer le flot de discours interventionnistes: de ceux à caractère policier et
d’urgence, à ceux à caractère assistancialiste.
Sécurité civile et sécurité sociale, le poing et
la main tendue, les deux faces du syndrome
sécuritaire. En résumé : le bâton et la carotte.
Toutes ces catégories, pour cacher le simple
fait que si la subversion et la révolte sont des
effets directs du système de domination, leur
abolition pourra uniquement se produire avec
l’abolition même du système de domination.
C’est-à-dire : par la subversion.
Donner une identité à la «racaille» –une
identité bien entendu plus politicaly correct
que «racaille»– est pourtant une opération à
usages multiples. Identifi er un phénomène
avec des catégories opportunes permet en
effet de le circonscrire. Et le circonscrire sert
à l’endiguer. D’une part, les digues sont érigées
pour présenter la révolte et ses causes
comme des dysfonctionnements occasionnels,
provoqués par un système qui, malgré
tout (malgré la misère, la guerre, la pollution,
malgré la marchandisation et la dévastation
progressive du monde et de la vie de tout
un chacun), peut encore tenir debout– sans
doute avec quelques interventions correctrices
accompagnant l’énième proclamation de
l’état d’exception. Mais, d’autre part, on le
sait, cette exception est désormais la règle. Et
l’exclusion, la marginalisation, l’appauvrissement
–en bref, la dépossession généralisée de
la vie– font partie intégrante de cette règle.
Il ne s’agit pas de phénomènes accidentels, ni
au niveau local, ni globalement. Les taux de
pauvreté, la précarisation de la vie dans les
pays occidentaux, les aménagements urbains
des principales métropoles dans le monde
entier (de Los Angeles à Bogota, d’Alger à
Paris), les tentatives de fermer les frontières
de la forteresse Europe, ne sont que des
exemples de cette fracture structurelle. Le
jeu du bâton et de la carotte (une répression
judiciaro-policière secondée par des annonces
d’interventions sociales au profi t des
banlieues), turlupinera l’esprit de quelques
citoyens, mais certainement pas l’esprit
de ceux qui subissent l’exclusion dans leur
chair, ni de ceux qui savent que de nouvelles
explosions sont prêtes à tout moment, et surtout,
pas l’esprit de ceux qui sentent battre en
eux un irrésistible potentiel de révolte. C’est
justement la force magnétique de la rébellion
qui constitue la cible principale du procès
d’identifi cation.
Car en plus de présenter des phénomènes
structurels de l’ordre social actuel comme
contingents, le processus d’identifi cation
sert à séparer et diviser les exclus de tous les
autres –éloignant du même coup ces «autres»
de soi et de leur puissance active. Eux oui,
les marginalisés, possèdent une sorte de
droit atavique à la révolte ; en eux, sûr que
peuvent s’exprimer la rage, la désespérance
et le sentiment d’injustice. Mais vous –vous
qui êtes malgré tout des privilégiés, vous qui
jouissez d’une partie du bien-être garanti par
ce système–, que voulez-vous ? Dans les ghettos
des villes, dans les banlieues parisiennes,
dans les périphéries du monde, là oui, la vie
est éradiquée, vidée, soumise au temps forcé
de l’aliénation matérielle, sociale, existentielle,
entourée de désespoir et d’ennui métaphysique.
Mais la vôtre, oh non ! La vôtre
est riche et amusante, pleine d’opportunité
et de perspectives, regorgeant de confort et
de passions. La vôtre, la nôtre ? Messieurs, de
qui parlez-vous ?
En réalité, la ligne de l’oppression, et
avec elle la brèche de la rébellion, traverse
chaque individu. La logique binaire
de l’opposition déchiffre la réalité de
manière trop grossière pour comprendre
la genèse effective des rébellions en
cours et des explosions à venir. Séparer
les jeunes des périphéries de tous les
autres –et à l’intérieur de ce groupe-là,
rediviser entre le noyau des violents, irrécupérables
et non rééducables, et les
autres à protéger contre leur contamination–,
signifi e séparer tout potentiel de
révolte de ce qu’il peut être. C’est cette
même opération idéologique qui pointe
derrière les interventions d’urgence.
Car accepter ces partitions théoriques
signifi e aussi affaiblir les perspectives
pratiques. Comme toutes les révoltes,
celle de la canaille1 française parle à
tous et à chacun. Leur geste rebondit
sur nos mouvements possibles. En fi n
de compte, il n’est pas important de
savoir qui ils sont, mais plutôt qui nous
sommes et ce que nous pouvons faire.
Face à l’état d’exception permanent (qui
est à différencier de sa proclamation), le
premier enseignement pratique à tirer
de cette révolte concerne la réalisation
de l’état d’exception effectif, à travers
l’explosion de la puissance destructrice,
la rapidité de la contagion et le refus de
toute délégation.
Certes, beaucoup sont déjà prompts
à se lamenter du manque, dans ces
révoltes, d’un quelconque critère indicatif,
du manque d’une conscience révolutionnaire
et de classe ; ils sont déjà
prêts à prendre leurs distances, à cause
de l’absence de débouchés et de perspectives
politiques ; prêts à stigmatiser
les phénomènes barbares sans projet,
oeuvre de la «putréfaction passive des
couches les plus vieilles de la vieille société
». Puis il y aura aussi ceux qui voudront
se proposer comme organisation
consciente des révoltes (celles à venir,
bien entendu). Mais plutôt que d’infl iger
des leçons de morale et de programme,
on aurait là plus qu’un peu à apprendre.
Dans la rébellion de la racaille, se manifeste
en effet une conscience tacticopratique
qui fait notoirement partie du
non-savoir permanent de la plupart des
consciences révolutionnaires les plus
raffinées, souvent trop conscientes
pour être pratiques. Si les révoltés français
n’ont pas accompli de pas vers la
révolution (mais qui sait encore ce qui
est révolutionnaire, aujourd’hui ?), ils
ont au moins parcouru, à leur façon, le
champ de ses possibilités actives : sans
attendre aucun guide qui leur enseigne
le que faire, ils ont effi cacement réalisé
leur comment faire ; sans rien demander,
ils ont fait défl agrer leur rage en un
impressionnant déchaînement de fl ammes.
L’explosion de la puissance vitale
trop longtemps réprimée est une explosion
de colère ignorant la délégation, et
incapable de tout repentir.
1. Le terme «racaille» a été traduit par les
crétins de journaleux et les crapules de
sociologues italiens par «feccia» (la lie). En
fait le terme le plus proche, s’il faut vraiment
le traduire, est «teppa». Les dictionnaires
nous donnent alors racaille, pègre ou voyou.
L’auteur emploie ici «teppa» : devant l’impossibilité de le traduire désormais par racaille,
nous avons choisi son synonyme plus ancien,
canaille.
[traduit de l’italien. Premier chapitre du livre
Le notte de la collera, à paraître aux éd. NN,
juin 2006]
On notera par ailleurs :
• La révolte des cités françaises, symptôme
d’un combat social mondial, Echanges et
Mouvement, avril 2006, 66 p.
• Sobre la revuelta francesa, Conspiración n°5
(Espagne), janvier 2006, 40 p.
http://cettesemaine.free.fr/cssomindex1.htmlLire le numero complet de Juin 2006 :
http://cettesemaine.free.fr/cs89.pdf