L’OCCIDENT, AMPUTÉ DE SON INTUITION ET DE SA SENSIBILITÉ PAR UNE CULTURE CARTÉSIENNE ET RÉDUCTIONNISTE, DEMEURE AVEUGLE ET SOURD AUX CONSÉQUENCES DE SES PROPRES AGISSEMENTS.
NOUS FAÇONNONS UN MONDE DENUÉ DE SENS TOUT SIMPLEMENT PARCE QUE NOUS SOMMES INCAPABLES DE LE PERCEVOIR.Supporterions-nous un seul jour sans réagir le vacarme, la puanteur et l’agressivité des automobiles, l’asphyxie des salles de travail nimbées de tabac ou la stupidité des spots publicitaires si notre perception avait la moindre acuité ? Accepter ce monde absurde exige une anesthésie de la lucidité. Notre culture occidentale ne rend possible cette acceptation que par un triple mécanisme d’aliénation.
Premièrement, les nuisances qu’engendre l’activité technologique nous acculent à dégrader spontanément notre lucidité, à nous abrutir, pour nous protéger d’une perception traumatisante de la réalité.
Deuxièmement, la culture occidentale interpose systématiquement des grilles d’interprétation cartésiennes entre nous et le monde qui nous entoure, grilles qui nous interdisent toute perception directe.
Troisièmement enfin, elle rejette toute spiritualité, et nous prive ainsi d’un apport oriental qui serait pourtant précieux pour l’acuité de notre perception.
L’ANESTHÉSIE QUI ÉVITE LA SOUFFRANCE
Le premier de ces trois mécanismes d’aliénation est donc causé par la frénétique activité technologique et industrielle du monde dans lequel nous vivons, qui éloigne chaque jour un peu plus ce monde du supportable. Ce qui paraissait banal à nos grands parents - des fleurs le long des ruisseaux, l’odeur des tilleuls sur les places des villages, le silence - est devenu un rare privilège. Agressée par la puanteur des embouteillages, privée des parfums de la végétation et de la terre humide les soirs d’été, l’humanité frustrée cherche une compensation en s’enivrant du brouillard omniprésent du tabagisme, plus anesthésiant que grisant. Les fumeurs ont tous perdu l’odorat.
Pour fuir le désespoir d’une vie dépourvue de sens et le stress d’un travail sans créativité, nous avons recours à l’éternel bavardage mensonger d’une radio ou d’une télévision. Nous ne pourrions supporter plus de quelques minutes l’impensable silence des médias s’ils cessaient soudain de nous délivrer en continu la recette d’un bonheur factice. Recette simple qui consiste à tourner en dérision la misère du monde, à ne la regarder que comme un divertissement spectaculaire. Puis à se rappeler aussitôt combien l’étape du Tour de France ou les prévisions météo ont davantage d’importance que la folie impérialiste des États-Unis, ou que l’épuisement des réserves d’eau potable de notre planète.
Aux premiers symptômes de lucidité, un calmant ou un euphorisant sont là pour nous remettre sur la voie de la conformité. Une somnolence, une insomnie, une tristesse, un doute ou une migraine ? Un café, un Prozac, une bonne bouteille ou une aspirine nous font oublier nos hésitations.
En outre, ceux que l’on appelle les “ toxicomanes ” ne sont pas les seuls à avoir recours à des substances violemment toxiques. Ils sont environ 170 000 en France à le faire pour fuir un monde qui les révolte, tandis qu’environ 200 000 sportifs et 600 000 cadres de haut niveau en font autant - mais pour “ réussir ” cette fois - et avec des substances tout aussi toxiques !
Et la vie passera sans saveurs ni douleurs, et sans que notre sensitivité n’aie pu nous révéler à aucun moment que nous étions vivants. C’est ainsi que l’Occident parvient à ne pas voir le mur dans lequel il fonce et à continuer sa course folle en toute quiétude.
LES GRILLES D’INTERPRÉTATION CARTÉSIENNES
Le second de ces mécanisme d’aliénation est induit par l’impressionnant savoir que notre culture occidentale a accumulé. L’importance de ce savoir l’a conduite à se faire une spécialité d’exiger que toute information passe par les grilles d’interprétation de ses “ experts ” avant d’être admise. De ce fait, aucun phénomène ne nous est plus désormais accessible par la perception directe.
Il est vrai que l’Occident a élaboré un savoir considérable qui lui confère une maîtrise technologique sans précédent. Conscient de l’atout économique que lui assure cette maîtrise, il s’accroche à ce savoir qui lui donne l’illusion de pouvoir réduire le monde à une série d’équations et l’arrogance de mépriser toute autre approche.
Là où d’autres cultures développent au contraire l’écoute et l’observation, l’occidental déroule donc un écran entre lui-même et ce qu’il observe, l’écran de ses connaissances, à travers lequel il perd de vue ce qu’il croit observer et ne contemple plus que ses propres certitudes.
Mais nos grilles d’interprétation, celles de l’économie, des technosciences, de la politique ou de la psychanalyse, sont trop partielles, parfois fausses, et nous égarent souvent.
Les exemples en sont innombrables, j’en ai déjà évoqué un certain nombre ailleurs dans le domaine des technosciences.
Ces exemples abondent également dans le domaine économique. La grille d’interprétation économique est pourtant elle aussi l’une des plus universellement citées comme seule apte à décrypter la réalité : cette trop fameuse “ réalité économique ”. On peut pourtant remarquer avec Bernard Maris, Philippe Laborde ou encore Emmanuel Todd combien les économistes, aveuglés par leurs dogmes, apprécient mal cette “ réalité économique ”. En effet, les “ experts ” ne cessent d’en appeler aux vertus du libre-échange mondialisé pour “ relancer la consommation ”. Sans se faire dans leur sillage le chantre d’une consommation exponentielle, on peut aisément comprendre comment le libre-échange mondialisé contient au contraire le monde entier dans une relative stagnation économique. Avant la mondialisation, les entreprises d’un pays pouvaient d’un commun accord relancer leur économie nationale par une augmentation salariale qui augmentait la capacité de consommation générale, donc les débouchés commerciaux, c’était l’ère tant regrettée du keynésianisme. Mais à l’heure de la mondialisation, un pays qui augmenterait sa capacité de consommation par des augmentations salariales ne créerait de débouchés commerciaux que pour les pays voisins : il augmenterait ses propres coûts de production mais donnerait à ses salariés les moyens d’acheter ailleurs, là où le coût du travail est plus bas. Tous les pays pratiquent donc simultanément une politique de compression salariale chez eux et espèrent trouver des débouché commerciaux à l’étranger, ce qui ne conduit qu’à une compression mondiale des salaires, donc de la consommation, et à la stagnation mondiale actuelle. Même si cette stagnation fut temporairement maquillée en reprise par la transformation des pauvres sans travail en pauvres qui travaillent.
Plus succinctement, j’ai montré comment ne regarder le monde qu’à travers le miroir déformant de son économie pouvait en donner une perception amputée et irréelle, à partir de l’exemple de l’industrie automobile.
Dans le domaine de l’éducation, Arnaud Upinsky, qui inspira la réforme de l’enseignement de 1985 remarquait également en 1987 que la sélection par les mathématiques imposait sa loi pour accéder non seulement aux écoles d’ingénieurs, mais aussi aux concours de vétérinaire, au DEUG des sciences de la nature et de la vie et aux facs de médecine. Les mathématiques, sciences “ dures ” par excellence, ne sont pourtant pas particulièrement réputées pour contribuer au développement de la sensibilité ni de la compassion. Or personne n’ignore l’importance de la dimension sociale dans l’exercice de la médecine. Personne, sauf justement la profession médicale elle-même. Et comment s’étonner, avec la formation qu’il a reçue, qu’un médecin ne considère un sidéen qu’à travers son taux de lymphocytes T4 ou un vieil homme sans enfants qui meurt d’un cancer qu’à travers sa tension artérielle et sa courbe de température, alors que ce dernier aurait peut-être bien plus cruellement besoin d’une parole amicale que d’une poignée de comprimés, car c’est de détresse affective qu’il se laisse mourir.
Mais cela, nul besoin de nos précieuses connaissances mathématiques et médicales pour le pressentir, il suffit d’ouvrir les yeux. Élisabeth Kübler-Ross, celle qui fut à l’origine des soins palliatifs enfin apportés aux mourants, l’a suffisamment montré.
La culture occidentale se ferme à l’essentiel : la qualité de la perception, la qualité de la vie. Elle déroule entre l’observateur et l’observé l’écran du concept, du discours, de la grille d’interprétation. Nous ne nous apercevons même pas combien il serait facile d’observer plus intensément, nous ne nous apercevons d’ailleurs pas que nous le faisons tous fugitivement par exemple lorsque nous pénétrons dans un lieu que nous ne connaissions pas : nous consacrons alors toujours quelques secondes à la perception directe, au regard intense, puis aussitôt les grilles d’interprétation entrent en action. Nous n’essayons jamais de regarder les choses comme si nous les voyions pour la première fois, comme savent le faire les enfants. Nous croyons peut-être qu’il s’agirait d’un jeu puéril. Les adultes s’effraient de la perception directe : ils craignent de perdre leurs références culturelles. C’est parce qu’ils n’ont jamais remarqué que ce sont leurs certitudes qui les empêchent de comprendre le monde. Ils savent tout, mais ne comprennent rien, alors que les enfants ne savent rien, mais comprennent tout. Justement parce qu’ils ne sont paralysés par aucune certitude.
La qualité de la perception passe par un silence absolu de l’esprit, un respect total de ce que l’on observe. En Occident, on ne croit au contraire bien observer que ce que l’on dissèque, que ce que l’on détruit. Nous ne savons pas observer sans vouloir nous approprier ce que nous observons à travers nos grilles d’interprétation qui assignent à chaque nouvelle chose sa place dans notre univers déjà balisé et colonisé. Une fleur doit recevoir un nom ou être coupée pour crever dans un vase. Nous ne savons pas faire de plongée sous-marine sans ramener de photos ou de poissons morts. La beauté est délaissée si elle ne peut être capturée, détruite. Pourtant, la capturer c’est la détruire.
La violation par la science du tabou religieux de la connaissance expérimentale, la désacralisation de la nature et de la connaissance, ont permis de mieux connaître le monde en le décortiquant au bistouri. Mais le succès de cette victoire de la science sur la religion a fait perdre de vue aux occidentaux qu’ils ne comprendront réellement le monde que s’ils deviennent capables du respect infini de la pure observation. Les occidentaux ne savent pas distinguer la pensée de l’observation et se montrent même surpris qu’on cherche à les différencier. Ils ne progresseront pourtant dans leur compréhension du monde que lorsqu’ils cesseront de disséquer, de conceptualiser et de discourir pour enfin respecter, observer et se taire. Alors leurs yeux se dessilleront, ils verront le mur dans lequel ils foncent et pourront peut-être ralentir.
LE REJET DE TOUTE SPIRITUALITÉ
Le troisième et dernier facteur d’aliénation vient de la misère spirituelle du monde occidental, même si pour la plupart des progressistes religion est synonyme d’aliénation.
D’autres cultures que la nôtre, plus imprégnées de spiritualité comme celles de l’Inde ou de la Chine ancienne, apprennent à cultiver l’intensité de l’observation dans un silence absolu de l’esprit. Toute démarche spirituelle se donne en effet - en principe - pour objectif l’accès à une dimension subtile de la réalité, perceptible seulement aux êtres exceptionnellement attentifs et observateurs. Et comment pourrait-on percevoir une réalité subtile si on ne perçoit que très superficiellement la réalité ordinaire ? C’est pourquoi certaines formes de méditation consistent simplement à développer l’acuité de la perception.
Pour la plupart des occidentaux cependant, la spiritualité n’est qu’une adhésion à un système de croyances. C’est ce qu’en ont effectivement fait les grandes religions occidentales, qui ont probablement perdu contact avec toute forme de subtilité depuis longtemps et se contentent d’en célébrer le souvenir à travers leur croyance à un monde subtil.
Il n’en va pas toujours de même en Orient où plus une forme de méditation se donne pour unique objectif de développer l’acuité de la perception, moins elle s’accommode d’une quelconque croyance, car une perception aiguisée de la réalité ne peut justement que démasquer l’illusion de toute croyance. C’est le cas par exemple de la forme de méditation défendue par Krishnamurti qui d’ailleurs n’appartenait à aucune religion et rejetait toute croyance et toute autorité, y compris la sienne : “ ne croyez pas ce que je dis, observez-le simplement ” avait-il coutume de dire.
L’ÉCOLOGIE RADICALE
Mais, en particulier dans le milieu de l’écologie libertaire, notre rejet de la spiritualité est tel que la plupart d’entre nous n’avons pas la plus petite idée de ce qu’elle pourrait apporter au développement de notre perception, cette perception que nous aliénons pour ne pas voir la laideur du monde que nous construisons.
C’est pourtant du carrefour des mouvances écologiste et libertaire qu’ont le plus de chances de venir les forces et les idées capables de juguler les dangers que fait courir à l’humanité la culture occidentale, technocratique, cartésienne et réductionniste, car ces dangers consistent essentiellement en une spoliation des intérêts du vivant au profit de considérations purement techniques et économiques.
Les deux tendances de l’écologie
Ce rejet de la spiritualité s’explique aisément par des raisons culturelles. Le mouvement écologiste peut, comme le mouvement féministe, se diviser en deux grandes tendances : la tendance essentialiste et la tendance matérialiste.
Dans le mouvement féministe, la tendance essentialiste, représentée par exemple par Antoinette Fouque, Hélène Cixous, Luce Irigaray ou Julia Kristeva, attribue à chaque être un rôle en fonction de sa nature biologique : le rôle masculin et le rôle féminin. Le féminisme ne consiste plus alors qu’à revendiquer sa spécificité féminine, mais renonce finalement en grande partie à contester que cette spécificité soit d’être exploitées par les hommes, ce qui conduit évidemment à l’agonie du féminisme.
La tendance matérialiste représentée par exemple par Christine Delphy, Monique Wittig, Beatriz Preciado ou Marie-Hélène Bourcier, conteste cette prédestination biologique à l’exploitation et en fait une donnée culturelle : “ On ne naît pas femme, on le devient ” écrivait Simone de Beauvoir.
Dans le mouvement écologiste, la tendance essentialiste correspond à la deep ecology, dont on peut citer Arne Naess, le fondateur du terme, comme un représentant. Cette tendance considère l’Ordre Naturel comme la référence idéale, ce qui la rend idéologiquement proche du mysticisme et du mouvement New Age. Selon elle l’Ordre Naturel est bon parce qu’il est naturel, cela ne se discute pas, un peu comme s’il était bon parce que Dieu l’a créé ainsi, point à la ligne.
La deep ecology radicale et militante ne peut être strictement assimilée au mouvement New Age tel que nous le connaissons en France, avec son caractère peu militant et commercial. Mais la faiblesse de la deep ecology radicale en France fait que l’écologie essentialiste y est dominée par les idées New Age.
Le mouvement New Age est formé en France de l’ancienne génération des écologistes, la génération des bourgeois bohèmes, les bobos, qui a connu les “ trente glorieuses ”. Elle s’est libérée des forces réactionnaires d’après guerre en mai 68, mais elle reste ancrée dans une logique de consommation bourgeoise, qui correspond à son conditionnement culturel initial. Les écologistes New Age ont connu la consommation euphorique des 30 glorieuses et l’insouciance idéologique des années 70 et ne sont jamais parvenus à s’en détacher. Ils peuvent par exemple énoncer de vagues discours sur les limites des ressources planétaires et le problème énergétique mondial induit par la frénésie des transports, mais ils ne se déplacent jamais autrement qu’en automobile et en avion, les deux moyens de transport les plus polluants qui soient. Ils ne voient aucune contradiction dans l’idée de partir en avion faire un stage de méditation dans le désert à 1 500 euros la semaine, ou simplement en voiture le week-end pour se “ rapprocher de la nature ”. Ils sont encore bien loin d’intégrer à leurs comportements quotidiens les conséquences de leur début de prise de conscience.
Leur tendance essentialiste les empêche par ailleurs de considérer la lutte écologiste comme une lutte contre le pillage et l’exploitation des espèces asservies par l’espèce humaine dominante. Ils considèrent qu’une prédestination biologique assigne un rôle à chaque être vivant, peu importe si c’est un rôle d’exploiteur ou d’exploité. Pour eux l’écologie est plutôt un combat visant à rétablir un Ordre Naturel qui n’est plus respecté.
Parallèlement, cette génération a reçu une éducation chrétienne qu’elle a en partie rejetée, mais pour se tourner vers d’autres formes de spiritualité inspirées de l’Orient ou de l’occultisme occidental moyenâgeux. Ce qui lui permet de s’appuyer sur la notion d’égrégore pour affirmer qu’une prise de conscience écologiste effectuée au sein d’un petit groupe isolé se transmettra par une sorte de télépathie collective à toute l’humanité. C’est pourquoi ce mouvement est assez peu conscient des problèmes socio-économiques réels qui aliènent les populations et leur interdit toute prise de conscience : il reste persuadé que sa seule prise de conscience se transmettra par un phénomène d’égrégore à toute l’humanité, et que cela suffira quelle que soit la réalité socio-économique.
Dans l’ensemble, le mouvement New Age est donc très peu politisé, ce n’est pas lui qui s’est massivement mobilisé contre l’AMI, l’OMC, le FMI ou les G8. D’autre part, il se dit conscient, mais on peut se demander de quoi il est réellement conscient du haut de son nuage.
La seconde tendance, la tendance matérialiste, qui correspond à ce que Bookchin et Foreman appellent l’écologie sociale, est portée par une génération plus jeune, qui n’a pas reçu d’éducation religieuse et ignore tout de la spiritualité, qu’elle assimile à la droite réactionnaire et qu’elle rejette pour cette raison. Elle éprouve donc quelques réticences vis à vis d’un Ordre Naturel qui assignerait un rôle prédestiné à chaque être vivant. D’une façon générale, elle s’oppose au déterminisme et aime citer Jacques Monod, François Jacob, Jacques Ruffié, ou Stephen Jay Gould qui conteste toute ligne directrice suivie par l’évolution biologique, tout dessein à la nature en quelque sorte. Cette tendance ne considère le monde vivant que comme le fruit du hasard créateur. Elle préfère à l’approche essentialiste une approche plus politique qui ne cherche pas à respecter le dessein de la nature, mais à protéger les êtres les plus vulnérables du pillage et de l’exploitation.
Moins favorisée économiquement que la génération précédente, épargnée par les vagues d’illusions euphoriques des 30 glorieuses et des années 70, elle a culturellement beaucoup moins de mal que son aînée à renoncer à la corne d’abondance de la consommation, aussi bien dans ses projets de société que dans ses comportements quotidiens. Beaucoup plus politisée, c’est elle qui établit des parallèles entre l’exploitation des femmes, des enfants du Tiers Monde, des peuples et de la nature, et qui assure la résistance contre le néolibéralisme.
RENONCEMENT AU MATÉRIALISME ET SPIRITUALITÉ
Paradoxalement, c’est donc bien la tendance matérialiste qui prône finalement le renoncement aux biens matériels. Elle ne se dit en fait matérialiste que pour se démarquer de la tendance essentialiste qui croit à un dessein de la nature et à un Ordre Naturel, et par référence au matérialisme historique de Marx et Engels.
Mais elle n’a pas encore compris que les objectifs qu’elle se fixe – dessiller nos yeux pour voir ce que notre conditionnement nous empêche de voir, renoncer à une abondante consommation de biens matériels, respecter le vivant – sont des objectifs spirituels.
C’est peut-être cela qui lui interdit de concevoir un véritable projet de société, car elle n’en a guère pour l’instant. Dessiller nos yeux et renoncer à consommer ce qui reste de la biosphère pour la laisser se régénérer est certes indispensable, mais est-ce un véritable projet de société ? Est-il suffisamment motivant pour les nantis que nous sommes malgré tout devenus de renoncer unilatéralement au seul but que notre culture cartésienne et matérialiste nous autorise : la consommation de richesses ? N’avons-nous pas besoin, pour renoncer à la dimension matérialiste de notre existence, d’en découvrir une autre, celle d’une spiritualité libertaire par exemple ?
Finalement, André Malraux n’avait peut-être pas totalement tort en prédisant que le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas. L’Occident a épuisé une direction de recherches, la voie réductionniste, et il ne pourra pas aller plus loin s’il ne s’ouvre pas à une nouvelle dimension. Un plafond culturel est atteint, comme le prouve la légère régression puis la stabilisation du niveau culturel aux États-Unis. Ajoutons d’ailleurs à cela que les mêmes États-Unis sont en tête des pays développés pour les troubles psychiatriques avec 48 % de leur population confrontée à au moins une maladie mentale au cours de son existence. De même, si la physique quantique se heurte depuis plus de soixante-dix ans aux mêmes limites de la compréhension humaine, c’est qu’il est temps pour l’Occident de se déconditionner de sa culture réductionniste pour s’ouvrir à une approche plus intuitive, plus ouverte.
L’Occident comprendra peut-être bientôt qu’il ne sait pas se poser les bonnes questions. Qu’est-ce que la mort ? D’où vient la formidable énergie de l’Univers ? Pourquoi les fleurs sentent-elles bon ? La vie a-t-elle un sens ? Si elle n’en a pas, pourquoi faisons-nous des enfants ? Qu’est ce que la conscience, sera-t-elle accessible aux ordinateurs ? Qu’est-ce que le plaisir ? La culture technoscientifique restreint impitoyablement le champ de ses questionnements. Au contraire d’éveiller la curiosité, source de toute compréhension, elle l’enveloppe d’un tabou. Un bon scientifique ne se pose pas ces questions “ sans objet ”, il les laisse aux enfants. Tout comme autrefois, un bon catholique ne se demandait pas si la Terre tournait. La science se satisfait d’être devenue une simple maîtrise technologique, elle renonce progressivement à comprendre. Le conditionnement scientifique, cartésien, est une prison pour l’esprit. Cette nouvelle prison est certes plus vaste que celle du conditionnement religieux d’autrefois. Il y a plus de place pour se poser des questions et comprendre des choses. Mais si la prison est plus grande, ses murs sont toujours aussi hauts et efficacement gardés.
SPIRITUALITÉ ET ENGAGEMENT POLITIQUE
La tendance matérialiste du mouvement écologiste est donc beaucoup plus proche qu’elle ne le croit de la spiritualité. Mais comment le comprendre lorsqu’on se dit soi-même matérialiste ? Certaines idées reçues ont la vie dure, notamment celle du caractère réactionnaire de la spiritualité.
Le caractère effectivement dogmatique et autoritaire de la plupart des mouvements spirituels ne tient aucunement à la nature même de la spiritualité, mais à la façon dont elle a été culturellement pratiquée jusqu’à aujourd’hui.
La vie de Krishnamurti en constitue une illustration intéressante. Né en 1897 et mort en 1987, il a consacré 60 ans à défendre une spiritualité sans dogme, sans croyance et sans autorité. Ses conceptions en fait très libertaires à une époque et dans des pays où l’anarchie était considérée comme beaucoup plus révolutionnaire qu’en France aujourd’hui, sa lutte incessante contre toute forme d’autorité, y compris la sienne, n’ont hélas pas suffi à empêcher un nombre non négligeable de ses interlocuteurs – et des ses éditeurs, surtout posthumes, – de le considérer comme un maître, tant l’attente d’une autorité est forte en ce domaine.
L’un d’eux justement, Lakshmi Prasad, lui fit pourtant remarquer dans ses dernières années que son mode de vie était devenu celui d’un grand bourgeois et lui demanda comment des personnes prises dans leurs préoccupations matérielles pouvaient comprendre ses paroles sur le détachement. Krishnamurti lui répondit qu’il ne possédait rien, pas même de compte en banque, et que rien de ce qui était mis à sa disposition par ses nombreux amis ne lui appartenait, mais sa réponse n’est cependant pas, à mon sens, dépourvue d’une certaine naïveté politique.
L’engagement spirituel a également la réputation de dépolitiser. Krishnamurti n’espérait effectivement rien des combats politiques car il estimait que la société est à l’image de l’individu et que des individus névrosés construisent une société névrosée. Il estimait donc totalement inutile de vouloir changer le monde si l’on ne commençait pas par se changer soi-même. En 1948, il eut par exemple un entretient avec le premier ministre indien Jawaharlal Nehru à l’issue duquel il se montra troublé et triste. Il avait été profondément impressionné par la personnalité fine et sensible de Nehru mais ces qualités lui paraissaient gaspillées dans la politique dont le jeu était mortel et qui selon lui “ desséchait l’esprit ”.
Il est évident que des individu névrosé créent une société névrosée. Mais il est tout aussi évident qu’une société névrosée crée des individus névrosés. La névrose n’est pas innée. Le problème ne peut se résoudre si l’on n’en voit que la moitié, or lui n’en regardait que la moitié. La résolution des névroses passe aussi par des changements sociaux.
Il existe donc une relation entre l’engagement spirituel qui implique une libération des névroses et l’engagement politique. On pourrait penser que puisque la méditation exige une certaine qualité de vie, pas toujours accessible aux exclus, elle n’est qu’un luxe réservé à des nantis trop égoïstes pour tout engagement politique. Mais beaucoup de ressortissants de pays pauvres tiennent un raisonnement analogue à propos de l’écologie : pour eux il s’agit d’un luxe, d’un privilège de nantis. Tout simplement parce qu’elle concerne le long terme et que leurs conditions de vie sont si précaires qu’elles ne leur permettent d’envisager que le court terme. Il ne s’agit pourtant pas d’un luxe mais d’une question de survie. Sortir de nos névroses collectives l’est tout autant et si les privilégiés qui ont la chance de pouvoir envisager le long terme ne s’en préoccupent pas, notre monde court à son effondrement.
La qualité minimale de vie exigée par la méditation correspond à la simple absence d’aliénation, ce qui constitue, dans l’état actuel des choses, un véritable privilège. La recherche de cette qualité de vie pourra-t-elle contribuer à fonder la base du projet de société qui nous manque ?
Philippe LAPORTE
à 09:16