Quand on pense aux idées libertaires dans les pays de l'ex-bloc soviétique, les
souvenirs de la Révolution russe viennent à l'esprit: Mais aussi les écrits de Bakounine sur les mouvements révolutionnaires nationaux. L'idée qu'une révolution devrait liquider les États, les remplacer par une fédération libre et volontaire n'était pas hégémonique. Dans ce XXe siècle où le rideau de fer n'est plus, comment se mène le débat sur la question nationale? Nous avons demandé à notre camarade Nicolas Trifon, roumain d'origine, ce qu'il en pensait, à la lumière de son dernier livre.
Le Monde libertaire: Peu après l'arrêt de la publication de Iztok, revue libertaire sur les pays de l'Est dont tu étais l'un des animateurs, tu as fait paraître un livre intitulé la Moldavie ex-soviétique: histoire et enjeux actuels. C'était en 1993, à un moment où les conflits nationaux faisaient des ravages dans ce pays qui venait de proclamer son indépendance. Pouvait-on en rendre compte sans épouser d'une manière ou d'une autre la logique nationaliste et sans prendre parti ?
Nicolas Trifon: .J'ai toujours éprouvé une profonde aversion pour le nationalisme, et cela a joué chez moi un rôle important dans la contestation de l'ordre établi, peut-être parce que dans le pays où je suis né, la Roumanie, le nationalisme a toujours été un argument fort, légitimant efficacement les injustices en tout genre générées par l'ordre établi. Je trouvais et je trouve encore - le nationalisme à la fois bête, parce que ça caresse dans le sens du poil pour mieux manipuler les membres d'une nation, et méchant, pour ceux qui n'en font pas partie ou qui veulent échapper à un univers verrouillé artificiellement. Mon souci de chercher à démonter et dénoncer les rouages de la passion nationale, la vacuité des illusions qu'elle entretient et les mécanismes d'exclusion qu'elle secrète m'a conduit à accorder un intérêt particulier à la question nationale sous toutes ses formes.
Après la chute du mur de Berlin, j'ai été frappé de voir avec quelle promptitude les forces et -les courants politiques en lice puisaient dans le registre national les arguments qui leur assuraient une certaine emprise sur la population. Ces arguments sortaient tout droit de l'arsenal nationaliste d'une période que l'on pouvait penser révolue ou encore des trouvailles nationalistes des régimes communistes à peine détrônés. Il né fallait pas être un grand expert pour. observer ce phénomène derrière les professions de foi conservatrices, libérales, social-démocrates ou néocommunistes affichées. Les libertaires, là où ils avaient un impact politique, constituaient l'une des rares exceptions. Puis il y a eu autre chose, les conflits baptisés en Occident interethniques (un terme qui n'est pas sans rappeler le temps des colonies) avec leurs lots de morts, d'estropiés, de déplacés, etc. La surenchère nationaliste des uns et des autres était pour beaucoup dans les conflits qui ont émaillé le démembrement de l'URSS et de 1nYougoslavie. Elle n'explique pas tout. Indépendamment des idées dont elles étaient issues et des principes affichés, les structures étatiques multinationales de type soviétique et yougoslave reposaient sur des rapports de force. La crise aiguë entraînée par l'implosion du communisme va entraîner une remise en cause soudaine et brutale de ces rapports de force jusque-là plus ou moins acceptés. Certains n'ont pas hésité à renvoyer dos à dos les parties en conflit, en raison du nationalisme professé par les uns et les autres. Pour ma part, j'estimais que si de toute évidence il n'y avait pas de bon et de mauvais nationalisme, ils sont tons mauvais, on pouvait en revanche, dans une situation donnée, distinguer (agressé de l'agresseur, le « faible » qui entend se faire respecter du « fort » qui veut renforcer ses positions, et que les arguments et les revendications formulées en ces occasions méritaient d'être examinés de plus près. Bien entendu, il fallait procéder au cas par cas, en connaissance de cause, en adoptant une démarche compréhensive, et c'est ce que je me suis efforcé de faire dans le livre consacré à la Moldavie ex-soviétique. Il m'est apparu important, par exemple, de battre en brèche une certaine rhétorique qui veut que la réparation d'une injustice d'ordre national (en l'occurrence le statut subalterne des Moldaves roumanophones à l'époque soviétique) entraîne nécessairement de nouvelles injustices (à l'égard des russophones). Par ailleurs, dans un pays comme la Moldavie, au même titre que dans bien d'autres anciennes provinces de l'Empire tsariste, puis républiques soviétiques, le réflexe impérial jouait (et joue encore, même si des changements sont intervenus) un rôle clef non seulement parmi les Russes, les Ukrainiens ou les Gagaouzes vivant en Moldavie mais aussi chez de nombreux Moldaves roumanophones nostalgiques de l'ordre assuré naguère par le centre (Moscou) et des avantages qu'ils pensaient pouvoir en retirer ou encore peu désireux de < changer de maîtres » en tombant sous la coupe de la Roumanie voisine qui a administré leur pays pendant l'entre deux-guerres et n'a pas laissé que de bons souvenirs. Mettre l'accent sur cet aspect n'impliquait pas dans ma démarche un rapprochement avec ceux qui critiquaient également l'idéologie impériale (russe) mais pour mieux imposer des valeurs nationalistes (roumaines). Ceci a été confirmé par le mauvais accueil réservé au livre par les tenants du nationalisme roumain.
Pour compléter le tableau, j'ajouterais que la situation en République de Moldavie demeure bloquée et que la politique étrangère de la Russie de Poutine, après les revers subis en Ukraine et en Géorgie, n'incite pas à l'optimisme. Enfin, un curieux renversement de tendance semble se dessiner depuis les campagnes qui ont conduit au rejet du traité constitutionnel en France et en Hollande. Au début des années 1990, l'explosion des nationalismes dans l'ancien bloc de l'Est a beaucoup inquiété en Europe occidentale. Depuis, les choses se sont plus ou moins tassées à l'Est sous la pression des institutions européennes, sans que les problèmes soient toujours résolus. Mais, de nos jours, c'est dans les anciens pays communistes qui ont intégré l'Union ou vont le faire que l'on s'inquiète au sujet de ce qui leur apparaît comme un nationalisme protectionniste.
Le Monde libertaire: Le livre paru chez Acratie sur la Moldavie comportait un « suivi de » : Notes sur les Aroumains de Grèce, Macédoine et Albanie, était-ce le point de départ du livre que tu publies maintenant?
Nicolas Trifon: En quelque sorte. Figure-toi que c'est en finissant de rédiger le texte sur la Moldavie que j'ai réalisé que le fait d'être moi même issu d'une petite minorité laissée pour compte devait avoir un rapport avec mon aversion pour le nationalisme et ma curiosité pour la question nationale. De surcroît, l'accélération des événements dans les Balkans allait précipiter les choses. Des associations aroumaines, à peine constituées, vont mettre à profit le nouveau désordre national pour donner de la voix. Et j'ai eu envie de l'entendre et de la faire entendre, indépendamment de ma position, plutôt réservée. J'ai rédigé les Notes puis, pendant les années qui ont suivi la parution du livre, j'ai déployé des activités diverses et variées pour faire connaître leurs requêtes d'ordre culturel: participation à des débats, constitution de dossiers, rédaction de mémoires destinés notamment aux parlementaires du Conseil de l'Europe (qui en 1997 a adopté une résolution les concernant) mais aussi à d'autres instances nationales et internationales. Avec mes « coethniques » de nationalités différentes (Macédoniens, Roumains, Albanais, etc.) , nous agissions à partir d'un accord minimal. je n'ai pas le souvenir d'accrocs idéologiques ou politiques en ces occasions. Dans les textes publiés, les interventions publiques et les débats, je n'ai jamais fait mystère de mes vues politiques ou encore de mon athéisme.
Le Monde libertaire: Est-ce dans la foulée de cet engagement « ethnique » que tu as écrit le livre ?
Nicolas Trifon: Le livre, je l'ai commencé en 2001, par un concours de circonstances, et je ne pensais pas que cela allait me prendre autant de temps. Qu'est-ce que les Aroumains dits aussi Valaques? Une population dont la langue (issue du latin, comme le roumain ou l'italien mais qui a évoluée de manière autonome, au contact du grec, de l'albanais et du slave) et le profil socioprofessionnel traditionnel (éleveurs semi-nomades transhumants, artisans et commerçants, mais pas cultivateurs, paysans) sont les traits distinctifs. Leurs pays s'apparente à un archipel dont le massif du Pinde est l'épicentre et qui est traversé depuis 1913 par les frontières des États modernes de la région. Ils sont peu nombreux: un demi million au début du )w siècle, la moitié en ce début du me. Sans support scolaire et relais médiatique, leur langue est condamnée depuis un bon moment, et c'est là-dessus que portent principalement leurs ' revendications. Encore faut-il, pour que ces ,.revendications aboutissent, qu'ils soient reconnus nomme une composante à part des Balkans où on les considère plutôt comme des Bulgares, Grecs ou Albanais « cryptovalaques ».
C'est un peu à ce propos que j'ai entrepris mes recherches, laborieuses et pas toujours payantes concernant leur histoire et leur « identité ».
À l'école, on apprend l'histoire des Albanais (en Albanie), des Bulgares (en Bulgarie), des Macédoniens slaves (en République de Macédoine), etc. Ces histoires ne se recoupent pas toujours et se contredisent souvent. En bibliothèque, en librairie, rares sont les ouvrages disponibles sur l'histoire générale des Balkans, qui sont écrits le plus souvent par des historiens extérieurs à la région. C'est dans ces derniers que l'on peut trouver quelques informations fiables sur les Aroumains. Sans État, pas d'histoire. La reconstitution des faits et gestes attestés des Aroumains pendant ce dernier millénaire permet de se faire une idée plus précise de leur parcours mais aussi de voir à quel point l'histoire des Albanais et des Macédoniens slaves ou des Bulgares pendant les cinq siècles d'administration ottomane et ceux qui les ont précédés, au temps de l'Empire byzantin, est avant tout celle des projections rétrospectives forgées à l'époque des nations.
Les différences entre les différents peuples des Balkans, les Aroumains y compris, apparaissent assez clairement dans les chroniques byzantines comme dans les journaux des voyageurs occidentaux. Mais ces différences avaient une tout autre signification et fonction que de nos jours. A vrai dire, dans la seconde partie du XIXe siècle encore, lorsque les tensions et conflits entre les nationalismes émergents et leurs premiers États battaient leur plein, les points communs sur le plan culturel au sens large du terme demeuraient nombreux, et ce n'est que dans les décennies suivantes que les États-nations feront le ménage. Marginalisé, occulté, le particularisme aroumain échappera à ce quadrillage national et perdurera tant bien que mal à la fois dans ce qu'il comportait d'original et comme porteur de ce patrimoine commun que les autres avaient refoulé ou abandonné. Mais c'est sur un autre point que le parcours des Aroumains à l'époque moderne est atypique et en cela révélateur d'un aspect rarement pris en compte.
Pour qu'il y ait une nation, il faut un État, pourrait-on dire avec certains auteurs de la théorie critique du nationalisme. Rien d'étonnant donc à ce que l'on ne puisse pas parler de nation aroumaine. Mais on peut aussi ne pas s'en tenir là et chercher la raison dans l'histoire récente et le fonctionnement jusqu'à nos jours du « monde » aroumain. Dispersés, peu nombreux, mobiles, sans paysannerie dépendant de la terre, ne présentant pas d'intérêt particulier pour les grandes puissances de l'époque, les Aroumains cumulaient les handicaps dans la perspective d'une « clarification » nationale. Pourtant, le monde aroumain a résisté mieux que prévu, et cela malgré l'absence d'un mouvement national structuré. En raison du conservatisme des communautés qui le constituaient plutôt que de l'assistance culturelle fournie par l'État roumain entre 1864 et 1913.
La question que l'on peut se poser est de savoir si les Aroumains ont jamais cherché à se constituer en nation. Plusieurs arguments plaident pour une réponse négative à cette question, à commencer par les tiraillements, les scissions en cascade, les polémiques très dures que l'on peut observer jusqu'à nos jours parmi les Aroumains, soucieux avant tout de marquer leur attachement à la communauté particulière dont ils sont issus. Et on peut aller plus loin: de la même façon que Pierre Clastres parlait pour les peuples amazoniens de « société contre l'État », on peut parler chez eux de « . communautés contre la nation ». Tout indique que les communautés n'étaient, guère disposées à se dissoudre dans une nation et qu'elles se sont même donné les moyens pour empêcher une telle évolution. Si les Aroumains ont intégré facilement la nation des « autres » , ils n'ont pas renoncé à leur particularisme sans pour autant chercher à mettre en place une nation bien à eux. Bien au contraire, à certains égards.
Faut-il conclure à l'exception? Oui, au vu du culte voué à la nation de nos jours encore par les sociétés balkaniques, mais il y a là une piste pour envisager sous un autre angle l'histoire de ces sociétés. En effet, on ne saurait considérer que les communautés traditionnelles tendaient « naturellement » à forger des nations et, à regarder de plus près, les formes de résistance à la mise en place des nations n'ont pas manqué. La prise en compte de ces résistances pourrait favoriser une prise de distance à l'égard du principe national, et des impasses auxquelles il conduit.
Il s'agit là d'une hypothèse qui mériterait d'être vérifiée par ailleurs. Pour ce qui est des revendications des Aroumains, les perspectives demeurent incertaines...
Le Monde libertaire: Le renouveau actuel ne se traduit-il pas également par l'émergence d'un nationalisme aroumain?
Nicolas Trifon: S'agissant d'une langue en déclin, inverser la tendance n'est pas une mince affaire. Le volontarisme ne suffit pas, et sur les plans scolaire et médiatique le support institutionnel, en clair l'État, pour l'essentiel, apparaît comme indispensable. Et, dans les Balkans, les Aroumains, de ce point de vue, se retrouvent dans un cercle vicieux: pour accéder à un tel support, il faut obtenir des droits, un statut national (minorité nationale, groupe ethnique, etc.), ce qu'ils ne sont pas tous prêts à concevoir et qui de toute façon demeure problématique dans les pays où ils vivent. Certains parmi eux ne résistent pas à la tentation de se présenter comme une nation, de cultiver leur propre nationalisme ayant recours aux stéréotypes, aux raccourcis et aux vantardises de rigueur. Ils ont peu- de chances de marquer des points dans cette voie, ce qui est somme toute rassurant.
Cela étant, je rappellerai, pour conclure que, quand bien même les hypothèses sur la société contre l'État et les communautés contre la nation se vérifiaient, la question de savoir comment des groupes et des individus pourraient aujourd'hui et dans l'avenir se passer de l'État et de la nation demeure ouverte. Là-dessus, ni les Guaranis ni les Aroumains ne nous sont d'un grand secours.
Nicolas Trifon, « les Aroumains un peuple qui qui s'en va ». Acratie 2005, 480 p 33 euros. Disponible à Publico.
Le Monde libertaire #1407 du 15 au 21 septembre 2005