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Dans quelques endroits, l'anarchisme a déjà poussé des racines profondes au cœur de la masse ouvrière, tandis qu'en d'autres, il n'y a que de petits groupes, jeunes mais énergiques, qui distribuent des brochures et lancent des proclamations.
Partout les masses écoutent avec intérêt les anarchistes et la propagande de ceux-ci laisse des traces.
Les ouvriers anarchistes prennent part aux grèves générales (à Biélostock, à Ekaterinoslaw, à Lomgea), au mouvement agraire, à la propagande parmi les paysans, au terrorisme économique et antibourgeois.
Nous voulons consacrer cet article au mouvement anarchiste, pour faire connaître à nos camarades d'Occident le caractère qu'il revêt en Russie.
A Iélostock, à Moscou,à Kiew, à Ekaterinoslaw, les anarchistes organisaient de grands meetings ouvriers, pour faire pénétrer leurs idées dans la masse du peuple. En même temps, ils soutenaient des discussions avec les orateurs social-démocrates et socialistes-révolutionnaires. Ces socialistes ont cru insulter les anarchistes en les appelant « désorganisateurs du mouvement ouvrier, agents provocateurs », etc. Vous connaissez cette antienne !
Malgré les calomnies des socialistes autoritaires, malgré les répressions furieuses du gouvernement tzariste, l'anarchisme peu à peu a conquis sa place dans la Révolution russe.
A titre de document et pour montrer comment se fait la propagande en Russie, je vais citer les proclamations éditées à Kiew et à Ekaterinoslaw.
Ainsi, à Kiew on a imprimé :
A bas les bourreaux !
Le gouvernement et le prolétariat (de la tactique anarchiste).
Souvenirs de N. Tarber.
A tous les ouvriers.
(Ces deux dernières rééditées à Ekaterinoslaw.)
Des rapports de nos honnêtes social-démocrates avec la propriété.
A tous les sans-travail.
Que faut-il faire ? Aux prolétaires de Kiew !
A Ekaterinoslaw, ont été imprimées les proclamations suivantes :
Aux armes ! (contenant des conseils pour la fabrication des bombes, etc. ; trois éditions).
Aux ouvriers (à propos de massacres à Biélostock).
Bon souvenir de N. Tarber.
Révolution politique ou sociale ?
Le gouvernement révolutionnaire.
Pour la terre et pour la liberté (aux paysans).
A tous les ouvriers.
Aux ouvriers mécaniciens.
Que faut-il faire pendant la grève générale ?
On peut ainsi juger du travail accompli dans ces derniers mois à Kiew et à Ekaterinoslaw, mais on peut dire qu'il n'a pas été moindre dans les autres villes.
Tous les groupes anarchistes qui travaillent en Russie se réclament du communisme, mais il y a entre eux des diversités de nuances. Ils exposent leurs idées dans les journaux suivants :
La Conquête du pain ; Le Drapeau noir ; Le Monde nouveau ; Sans autorité.
Ces derniers sont partisans des idées de Netschaiew.
Nous allons maintenant énumérer les faits caractéristiques de la lutte terroriste. Le 29 août 1904, à Biélostock, le fabricant Abraham Ran fut blessé. Il était l'organisateur de bandes noires; il exploitait durement les ouvriers et, après la grève, il les avait tous chassés.
Le 6 octobre 1904, à Biélostock, une bombe fut jetée dans le bureau de police : elle tua des agents, le secrétaire et deux bourgeois. L'auteur de ces deux attentats était un ouvrier anarchiste Nissan Tarber, qui périt dans le second attentat.
Le 30 septembre 1904, à Odessa, le secrétaire du commissaire, Jantselovsty, fut blessé pendant l'arrestation des anarchistes.
Le 13 mai 1905, à Odessa, au moment de l'arrestation de camarades, on fit une perquisition qui amena la découverte de bombes et de dynamite. Le camarade français Champenois fut arrêté.
Le camarade Mauritz Aleschker (A. Dal, auteur de la brochure française : Documents socialistes) tira contre les mouchards au moment de son arrestation.
Le 30 juin, un ouvrier fut tué par des soldats : pour venger sa mort, les anarchistes lancèrent une bombe qui blessa un officier et plusieurs soldats. Les cosaques ont alors tiré sur la foule; il y eut 60 victimes. Les anarchistes organisèrent une manifestation à l'occasion des obsèques de ces victimes, et de violents discours furent prononcés devant une foule de 20.000 personnes.
Le 12 juillet 1905, à Biélostock, la grève éclate à cause des massacres de Lodz. A 9 heures du soir, un ouvrier jette une bombe en criant : « Mort aux bourgeois! Vive l'anarchie! » il réussit à s'échapper. Le substitut du préfet, deux policiers, trois soldats, un officier et un passant avaient été tués ou blessés. Pendant cette grève, les anarchistes tuèrent quelques policiers qui avaient tiré sur les ouvriers. En même temps ils organisaient la grève à Corotcha, où les ouvriers triomphèrent, grâce au terrorisme économique. Ils avaient aussi organisé plusieurs meetings à Soupral, à Grodno, à Tresten et à Tecossinsk, près de Lomgea.
Le 12 août, dans un village du département de Tchernigov, Kourilevka, la police saisit l'imprimerie du Tocsin. Le camarade E. Gueletzkyi réussit à blesser quelques agents de police.
Au commencement du mois de septembre, la grève éclate à l’usine de Vechorek. Le directeur fait jeter sur le pavé 108 ouvriers, qu'il prétend être les « initiateurs » du mouvement gréviste. Les anarchistes répondent par deux bombes lancées dans les fenêtres de sa maison : son fils et sa fille sont blessés, mais lui n'est pas atteint.
Le 12 septembre, à Niégine, cinq anarchistes tirent sur les policiers au moment de leur arrestation : le chef de la police Kreschanovsky fut blessé, ainsi que plusieurs policiers et cosaques; un de nos camarades fut tué. Les quatre autres, blessés, furent emprisonnés et condamnés à mort par les juges militaires.
Le 15, les juges militaires d'Odessa ont condamné à mort notre camarade Aleschker (A. Dal), qui répondit à la sentence par les cris de : « Mort aux bourreaux ! Vive l'anarchie! »
Le 22, les anarchistes de Niégine, pour venger la mort de leurs cinq camarades, jetèrent une bombe dans le bureau de la police en criant : « Mort aux bourreaux! » Un policier fut tué; quelques autres blessés, ainsi que le secrétaire de la police.
Le même soir, les cosaques ayant voulu arrêter un camarade, celui-ci tira son revolver, tua un cosaque, et s'enfuit.
Le 23, l'imprimerie anarchiste L'Anarchie fut envahie : on arrêta trois camarades, dont l'un voulut lancer deux bombes, mais il en fut empêché par les policiers.
Le 4 octobre, grève d'Ezaou et à l'usine métallurgique d'Ekaterinoslaw. L'administration des fabriques renvoya 1000 ouvriers. Toutes les fabriques étaient gardées par les soldats. Les anarchistes lancèrent une bombe dans la maison de Guermann qui fut tué; cet attentat, dont les auteurs se sont échappés, jeta la panique parmi les bourgeois; et un grand nombre de ceux-ci se hâtèrent de fuir à l'étranger.
Dans le mois d'octobre nous avons perdu beaucoup de camarades : Vladimir, à Ekaterinoslaw ; Yascha (ouvrier bien connu de nos camarades de Londres) qui, après avoir jeté une bombe, ayant voulu en lancer une seconde, glissa et fut tué par l'explosion. — Dors en paix, cher camarade, ton souvenir vivra toujours dans nos cœurs et ta vie de brave lutteur nous servira d’exemple !
Le 12 octobre, à Kiew, le camarade Krassovsky (Tschouprina), qui s'était évadé deux fois de Sibérie, tira sur la police au moment de son arrestation à l'Hôtel de Pétersbourg, et blessa grièvement le secrétaire du commissaire de police ; il fut tué par les policiers.
Pendant les derniers mois de 1905, les journaux rapportent quelques actes terroristes : 4 bombes sont jetées à Odessa, dont une dans la confiserie Sibmann, faisant plusieurs victimes, et une autre dans le bureau de police, blessant six personnes. A Lodz, « le roi de la bourgeoisie », Konnitzer, a été tué par un ouvrier anarchiste. A Varsovie, les anarchistes lancèrent des bombes dans les bureaux de la société par actions Tcherchevsky et dans le café Bristol ; il y eut plusieurs victimes. A Moscou, des camarades, au moment de leur arrestation, tirèrent sur les policiers, en blessant plusieurs.
Le 14 décembre, à Kiew, on saisit une imprimerie et une fabrique de bombes ; on trouva une quinzaine d'engins. Deux ouvriers, Rakovetz et Pastouschenko furent arrêtés.
En Russie, l'anarchisme a aussi beaucoup de martyrs, enfermés dans les prisons, ou envoyés en Sibérie.
Notre camarade S. Borissoff a été condamné aux travaux forcés pour avoir tiré sur la police, lors de son arrestation à Odessa. Le même sort attend nos camarades de Niégine et de Moscou (W. Zabrieineff) arrêtés porteurs de bombes.
Enfin le télégraphe de Varsovie nous a apporté une terrible nouvelle: 11 anarchistes, membres du groupe L’ Internationale, ont été exécutés dans la forteresse de Varsovie; ils étaient inculpés de propagande anarchiste, d'actes terroristes, de préparation de matières explosives, de complicité dans les attentats contre le café Bristol et la société Tcherchevsky, et de vols d'argent au profit de la propagande anarchiste.
Mais ni les arrestations, ni les travaux forcés; ni l'inquisition, ni les exécutions ne peuvent arrêter le mouvement anarchiste.
L'anarchisme pénètre au plus profond des masses prolétariennes et finira par triompher des deux bourreaux du peuple l'ÉTAT et le CAPI-TAL. Il conduira le peuple à la révolution sociale.
3 février 1906.
N. ROGDAEFF.
Les Temps nouveaux 24 février 1906