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Notre attitude, franchement anarchiste et révolutionnaire, fit que les grosses maisons de commerce n'osaient jamais refuser à nos délégations les produits qui leur étaient demandés; on chargeait donc sur des charrettes les marchandises pour les répartir dans la suite selon les besoins de chacun.
En mars 1894, je fis la connaissance d'Oliver Verity qui, ayant entendu parler de moi, vint me voir dans ma boutique de tailleur. Il fit sur moi une très bonne impression, grâce à son énergie, et je remarquai son enthousiasme pour la colonie qu'il venait de fonder à cinq lieues de là, avec George Allen, A Kruger et Frank Devore. Il m'expliqua que la colonie était socialiste, selon le type de la colonie Ruskin dans le Tennessee. Je m'abstins ce jour-là de toute objection.
Vers la fin d'avril éclata la grève des ouvriers des chemins de fer ouest de Chicago. Le jour même, je proposai, dans un grand meeting, la prise de possession de la ligne entre les sans-travail et les grévistes. Mais je m'aperçus vite que ni les meneurs, ni la masse n'étaient prêts à profiter de la faiblesse des capitalistes ruinés par leurs effrénées spéculations..
C'est alors que je m'unis aux camarades Davis, Clark, Funk et Rothsheck pour publier un organe anarchiste. J'écrivis à New-York, au groupe Radikaler Arbeiter Bund et le camarade Mazur me donna l'adresse de Spahn à Portland (Oregon). Celui-ci, avec lequel je me mis en relations, m'apprit qu'on méditait à Portland le même projet que nous a Tacoma, et que le camarade Morris avait déjà une petite imprimerie à sa disposition. Nous nous solidarisâmes donc avec eux pour assurer l'existence du Firebrand.
Au mois de juin, je fis ma première visite à colonie de Glennis et aussitôt j’y attaquai le socialisme autoritaire et despotique des colons assemblés dans une grande chambre pour m'écouter. On ne put nier la justesse de mes attaques, mais on fut plutôt mécontent de mon attitude!
- Je dormis chez Vérity et le lendemain au déjeuner recommencèrent les discussions. Allen me demanda ce que je proposais en place de leurs règlements.
- Rien, répondis-je. — Mais, me dit-il, cela n'est pas du socialisme.
- Peut-être bien que non, fis-je; mais, pour sûr, c'est de l'anarchisme. Pauvre camarade! Il finit par me tourner le dos de colère, en disant qu'en Amérique, où l'on avait la liberté du vote, on n'avait pas besoin des anarchistes européens pour y venir troubler les affaires!
En septembre, je fis venir à Glennis, H. Addis, de Portland, qui, bien qu'il ne fût pas encore anarchiste, y fit de la bonne propagande. Une vraie camaraderie était née entre la plupart des colons et moi et ils insistèrent tant que, en décembre, je me fis recevoir membre de la colonie, mais à condition que je n'y serais pas soumis à leurs réglementations.
En janvier 1894, par les soins de la société littéraire Habet, fut organisé un débat entre H. Addis et le socialiste Laurent Grondlund, où nos idées firent éprouver la force de leur logique.
En juin, les nouveaux camarades anarchistes firent paraître The New Era, imprimé sur une presse de bois.
En septembre, autre débat contradictoire entre H. Addis et G. Fiez, toujours à l'avantage de nos idées.
En octobre, j'organisai une démonstration populaire contre le gouvernement espagnol, pour son attitude inquisitoriale envers les détenus de Montjuich et autres bagnes. Je brûlai devant la foule le drapeau espagnol. Prirent aussi la parole Clark et Davis. Une protestation avec plus de cent signatures fut envoyée à Canovas.
En juin 1895, premières dissensions dans la colonie entre socialistes et anarchistes. Ces derniers se décidèrent au départ, mais avec le désir de fonder ailleurs une nouvelle colonie.
Je revins à Tacoma où j'organisai l'échange des produits et une coopérative. En septembre, nous proclamons la faillite de la colonie socialiste et, en décembre, nous construisons une barque pour explorer les îles et la côte de Puget Sound.
La barque partit le 13 janvier et le 27, Oliver Verity, G. Allen et Frank Adell débarquèrent à Joes Bay, à 25 kilomètres de Tacoma. Ils achetèrent sur la rive 60 acres de terre à 10 dollars par acre et donnèrent en acompte 20 dollars, leurs derniers sous.
Le 10 février, débarquèrent les familles de ces camarades, sans argent ni vivres, dans la forêt vierge. Il fallait couper du bois pour l'échanger contre des aliments, à Lakebay, la ville voisine.
Ainsi naquit la colonie anarchiste de Home.
Dans la suite, pour satisfaire à la loi, il fallut l'incorporer comme une société de bienfaisance; nous avons échappé ainsi au contrôle de l'Etat.
Le conseil d'administration se réunit une fois par mois pour payer les taxes et régler les incidents qui ont pu surgir.
Toutes les entreprises sont dues à l’initiative privée ; le colon est complètement libre.
En mars 1898 arriva de San Francisco Ch. Govan, avec le matériel nécessaire pour publier le Discontent, qui parut quelques semaines plus tard. Govan fut arrêté après l'assassinat de Mac Kinley (septembre 1901). En mai 1902, il fut condamné à 500 francs d'amende et le service de la poste nous fut supprimé.
Fin mars 1903, nous commençâmes la publication du Demonstrator hebdomadaire, puis bimensuel.
C’est l'individualisme qui règne encore actuellement à la colonie. Mais le communisme s'y ébauche peu à peu ; nous ne l'avons pas imposé dès l'origine, pensant qu'il doit apparaître spontanément. Les 150 colons habitent dans 40 maisons, dont une demi-douzaine sont fort bien construites ; ils possèdent 40 vaches, quelques cochons et une nombreuse volaille. La superficie coloniale est aujourd'hui de 225 acres, dont 40 cultivés.
Il existe une musique qui donne de petits concerts et une école que 20 enfants fréquentent.
On devient colon en achetant un ou deux acres de sol et en versant un dollar d'entrée.
Le climat du pays est tempéré pendant toute l'année; l'été, parce que les brises de la mer et de la montagne apportent leur fraîcheur, et l'hiver le courant japonais, la tiédeur. La magnificence des montagnes; l'éternelle Verdure d'une végétation majestueuse de pins, de sapins et de cèdres, les îles qui se baignent dans le paisible Puget Sound forment a la colonie de Home, un cadre d'une merveilleuse beauté.
A. KLÉMENCIC.
La Colonie de Home. — Comme le dit plus haut Klémencic, la colonie de Home a bientôt onze années d'existence, mais personne, à part ceux qui l'ont visitée, ne s'est réellement rendu compte de son fonctionnement.
J'avais pour ma part souvent entendu parler de Home et bien des camarades m'avaient affirmé que cette colonie était loin d'être basée sur un principe libertaire, mais plutôt de tendance bourgeoise et de plus que la majorité des colons étaient des tolstoïens.
D'entendre parler si diversement de cette colonie, j'éprouvais un vif désir d'aller la visiter.
Je partis donc le 1er novembre dernier de San-Francisco sur un des vapeurs qui font le service de la côte du Pacifique, et j'arrivai le 4 à Home ayant passé par Seattle et Tacoma.
A la colonie, j'eus la chance de rencontrer Klémencic, de passage, lui aussi à Home.
Je crus d’abord, que, comme moi, Klémencic était venu là par curiosité. Mais il m'expliqua qu'il y avait déjà une douzaine d'années qu'il connaissait ce pays magnifique, et que la colonie était un peu son œuvre. Je fus surpris.
— Comment, lui dis-je, un révolutionnaire comme vous a-t-il
pu instituer une colonie tolstoïenne?
— Elle n'est pas tolstoïenne, me répondit-il, vous aller en juger par vous-même pendant votre séjour ici.
Klémencic disait vrai. C'est ce je compris au cours des deux semaines que je passai à Home. Sur les 150 habitants de la colonie, près des deux tiers sont âgés de plus de cinquante ans. Ajoutez-y une vingtaine d'enfants et une dizaine de jeunes gens. Les autres atteignent tout au plus la quarantaine.
La majorité, sans avoir, comme beaucoup d'anarchistes américains, une connaissance approfondie de nos idées, leur est pourtant acquise et se montre franchement révolutionnaire. C'est ainsi que je pus assister, le 12 novembre, à un meeting commémoratif des martyrs de Chicago (11 novembre 1887).
Des discours assez violents furent prononcés et à la fin de la réunion où assistaient plus de 130 personnes, les colons envoyèrent leur sympathie aux révolutionnaires russes et une collecte rapporta 9 dollars.
Des Tolstoïens n'eussent pas agi ainsi! Chaque colon a deux acres (80 ares) de terrain, que la colonie met à sa disposition à son arrivée moyennant quatre dollars. Le colon est libre de faire ce que bon lui semble. La plupart cultivent des légumes pour leur nourriture et des fraises qu'ils vendent à Tacoma, ce qui leur procure l'argent nécessaire à l'achat de farine, vêtements, etc. Chacun vit individuellement, mais une grande sociabilité existe et rarement les colons s'achètent entre eux ce dont ils ont besoin. Ils préfèrent l'échange en produits ou l'équivalence en petits services. Beaucoup de colons comprennent le communisme et tendent à le mettre en pratique. On verra certainement d'ici peu, éclore une vie communiste à Home.
Ce que les colons ont bien compris, c'est l'éducation libertaire des enfants. Nous avons été agréablement surpris d'entendre des enfants de 8 à 10 ans raisonner comme de grandes personnes avec assurance et sang-froid.
A l'école, les élèves sont entièrement libres, et l'instituteur, payé par l'Etat de Washington, ne fait pas ce qu'il veut avec de pareils pupilles.
Ainsi pendant notre séjour à Home, les enfants refusèrent d'apprendre un chant patriotique et comme le maître insistait, ils menacèrent de déserter la classe. L'instituteur dut s'incliner.
L'on aperçoit vite les avantages de cette éducation. Les enfants sont très développés pour leur âge et n'ont pas cet air hypocrite et soumis des autres enfants.
L'amour est libre à Home. Chacun aime comme il lui plaît, et les unions comme les séparations se font le plus naturellement du monde, sans provoquer de froissements ni de malentendus. Les enfants nés d'une alliance actuellement rompue (le cas est assez fréquent), sont entièrement libres d'aller où bon leur semble, c'est-à-dire, tantôt chez leur père, tantôt chez leur mère, selon leur désir.
Ils ne subissent en ce sens aucune contrainte. D'ailleurs, il n'existe pas d'animosité entre les parents séparés qui restent bons camarades. Beaucoup de femmes âgées portent le vêtement masculin et ont les cheveux coupés. Elles trouvent cela plus commode pour le travail des champs. Tous, malgré leur âge avancé produisent assez pour leur consommation. Quelques-uns ont des enfants en ville qui leur viennent en aide, mais ils sont en minorité.
Ils se nourrissent principalement de végétaux et de fruits, faisant de la viande un usage restreint.
La chasse et la pêche sont pratiquées par les jeunes gens, car gibier et poisson abondent dans ces parages enchanteurs.
A la saison des pluies (de décembre à mars) plusieurs colons vont travailler à la ville.
Depuis quelques années existe un journal The Demonstrator l'organe de la colonie. Il y a environ quatre ans, le camarade Morton, vint s’établir à Home pour s'occuper de ce journal. Malheureusement, il était trop scientifique et trop technique dans ses écrits comme dans ses conférences pour le public auquel il s'adressait. Sa philosophie brillamment développée risquait fort d'être incomprise.
Naturellement le journal ne prospéra pas et de mille exemplaires, le tirage tomba à huit cents.
Après un séjour de trois ans à Home le camarade Morton repartit conférencier à travers les Etats-Unis. Le journal tomba aux mains du camarade Cauvain, typographe, qui comme Morton n'avait pas les aptitudes nécessaires pour faire un journal.
Souvent à court de copie, Cauvain insérait des articles peu intéressants. Aussi bien, des camarades aux Etats-Unis émirent des critiques acerbes contre le pauvre journal qui n'en pouvait mais !
Il eût mieux valu, comme me le disait Cauvain, envoyer quelques bons articles, le journal ayant besoin de collaborateurs bien plus que de critiques.
Ici à Home, l'on peut faire un journal à peu de frais. Le papier et le timbrage coûtent 4 dollars, le camarade dépense environ 2 dollars par semaine, ce qui fait que chaque numéro revient à 6 dollars pour 800 exemplaires chaque quinzaine.
A Chicago parait The Liberator qui coûte 50 dollars pour 1.000 exemplaires. C'est trop cher et malgré la bonne volonté des camarades Le Liberator cessera certainement de paraître faute de fonds.
Or, comme il est urgent d'avoir aux Etats-Unis au moins un organe anarchiste en langue anglaise, je pense que le Demonstrator est tout indiqué pour l'être.
Justement Klémencic depuis son retour à Home en a repris la direction et il lui a donné un caractère tout à fait intéressant.
Quelques numéros ont déjà paru et montrent bien ce que le journal peut devenir. Que les camarades l'aident à prospérer et lui envoient de bonne copie, et l'on verra le Demonstrator être un excellent journal anarchiste, dans ce pays où le besoin d'une énergique propagande se fait grandement sentir.
L. MOREL.
Les Temps nouveaux 6 janvier 1906