Lu sur l'Oppressoir : "Enfin les congés d’été ! C’est les vacances ! L’Oppressoir revient sur une idéologie : le vacancisme !
Alors voilà : il y a le travail, et puis il y a les vacances. Et ça n’a rien à voir. C’est même le contraire l’un de l’autre, une sorte de yin et de yang des temps modernes, l’alternance mécanique, obsédante, des principes de mort et de vie, de plaisir et de réalité. Jour et nuit, terre et cieux, travail et congés ! En somme, la cosmologie salariale n’est pas très éloignée des représentations mentales du Maya moyen, du sectateur de Mani ou du quidam dogon : un enfer et un paradis, un Dieu et un diable, un Bien et un Mal, et hop on fait tourner la roue comme des moines tibétains en sursis !
Çà défile, ça pivote joliment, comme ces petits tourniquets qu’on trouve dans les foires, dessinés grossièrement : un visage souriant et rigolard, puis le même en version méchante, sourcils en V, toutes dents dehors. Sourire, colère, sourire, colère, de plus en plus vite, sourire et colère à la fois, les deux visages s’entremêlent, se confondent jusqu’à composer un seul faciès moyen à l’expression tiédasse, qui rappelle confusément celui d’une secrétaire de mairie ou d’un receveur des impôts, au milieu de semaine, au milieu de l’année, au milieu du gué… La pesanteur de l’esclavage et la foi en la délivrance d’outre-18 heures s’y mêlent. Juste ce qu’il faut pour continuer à tenir le poste. C’est tout ce qu’on leur demande.
Il y a le travail, et puis il y a la vie. Et ça n’a vraiment rien à voir. Drôle de bestiole, cette vie. Où palpite-t-elle ? Et c’est quoi, d’ailleurs ? Avec son « i » long et le souffle de son « v », elle nous parle de mouvement, de plénitude, de gonflement. Une vague qui sauterait par-dessus les digues, un courant d’air dispersant pages et imprimés, une petite fouine maligne qui se glisserait, furtive, dans tous les interstices de la forteresse : le matin, le soir, par la fenêtre ouverte, à la fin d’un déjeuner, sur un écran d’ordinateur, au détour d’un couloir, pendant une pause clopes, dans la sincérité rafraîchissante d’un éclat de rire.
Parfois aussi, la petite fouine exulte au son des trompettes syndicales. La forteresse tremble un peu, un garde apeuré glisse le nez au créneau, et hop, une journée de vie buissonnière pour les petites fouines, vautrées dans les pelouses et faisant des pieds de nez aux hallebardes !
Vous me direz, il y a bien des cœurs qui battent derrière les remparts. Il y a une circulation sanguine chez les secrétaires de mairie et les receveurs d’impôts. Il arrive même aux recteurs et aux sous-préfets de s’esclaffer. Allons plus loin : le travail c’est la vie ! On n’en vit pas seulement, on le vit, aussi. Louable, moral, patriotique. Vous aurez de l’avancement. Mais alors, pourquoi attrape-t-on partout, flottant dans l’air, des petits filaments de phrases comme « pas de vie à côté », « c’est sa vie », « faut quand même garder une vie » ? Alors, quoi, elle est où cette vie ? Dans le travail, dehors, à côté, au-dessus, écrasée, partout, plus tard, avant, perdue à jamais ? Et le reste, donc ? Qu’est-ce qu’il y a quand ce n’est pas « la vie », à côté ou au-dessous ? De la mort ? Ou de l’ennui, simplement ? De la mécanique nécessaire, fatale, économique comme qui dirait ? Parce qu’il faut bien vivre, justement ? On y prend la forme d’une petite roue dentée, bien à sa place dans la machine. Mais on est bien forcé d’y vivre, dans cette grosse machine à sous ! La roue dentée respire, elle habite la machine, elle s’y attache, elle y pense, elle y met des sentiments, des passions parfois ! Tout en continuant à tourner sagement… Et si c’était de la fausse vie ? De la vie clinique, avec tension artérielle et encéphalogramme agité, mais pas de la vie au sens noble ? La vraie vie est ailleurs, paraît-il. Et c’est bien pour cela que les pauvres humaines en forme de roues dentées rêvent au débrayage, pour cela qu’ils sautent périodiquement dans un avion ou un train. Vers ailleurs, n’importe où, pour aller enfin croquer de la vraie vie avec des vraies dents, dans du vrai monde, avec des vrais gens. En vacances, on ouvre tout grandes les papilles et écoutilles, on mémorise les goûts et les couleurs, on s’en fait un grand herbier, un bâton de réglisse à remâcher au retour, une palette mentale pour coloriser le mauvais film en noir et blanc qu’on est bien obligé de vivre si on veut pouvoir aller en vacances. Manquer de vie, ne la trouver qu’ailleurs, c’est cela le vacancisme !
Le piquant de l’affaire, c’est que l’ailleurs des uns est l’ici des autres. Le morne ici du pingouin encravaté, sa tour vitrée, c’est l’ailleurs édenique de l’Américain béat, en bermuda et T-shirt ! L’ailleurs de l’estivant rouge comme une langouste comptant la monnaie, c’est l’ici du marchand de langoustes comptant les années qu’il lui reste à tirer dans son bagne balnéaire en béton brut. Tournez manèges, la vie est dans le pompon, et le pompon gigote, le pompon s’échappe, le pompon fuit vers ailleurs ! Plus au Sud, plus loin, plus profond, plus longtemps, plus authentique, plus chaud, plus haut, et toujours les mains vides ! Mais continue, tu vas l’attraper ! Continue, te dit l’homme du manège en alignant les petits jetons rouges. Encore un tour ? Oh, oui !
Et le progrès, alors ? Les luttes, les conquêtes, les barricades, les masses conscientes, les acquis ? Débauche d’héroïsme pour quelques tours de manège supplémentaires. Ca vous fait rire ? Attendez, encore une ou deux réformes et vous les regretterez.
Par Robert Tourcoing.