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Lu sur Revue du MAUSS : "On doit aux éditions Climats et, à travers elle, à Jean-Claude Michéa, la (re)découverte en France de l’oeuvre de Christopher Lasch (1932-1994). Historien et figure hétérodoxe de la gauche américaine, spécialiste de l’histoire de la famille, critique de la société thérapeutique et du narcissisme contemporains, pourfendeur des nouvelles élites du capitalisme avancé, Lasch partage avec J.-C. Michéa cette même volonté de poursuivre une analyse de la société moderne dans la perspective d’une théorie critique de la culture contemporaine et de ses idéologies, notamment des idéologies progressistes. On ne peut que se réjouir que deux de ses ouvrages, accueillis dans la collection Champs Flammarion, soient désormais disponibles en édition de poche, son classique La culture du narcissisme, mais aussi son texte le plus ambitieux et le plus personnel, Le seul et unique paradis. Cette somme manifeste dans un style toujours aussi fluide et par un érudition rigoureuse et généreuse tant l’ambition, la radicalité que la sensibilité qui anime ce projet critique - et unique tant son auteur s’avère parfaitement inclassable.
Ignorant superbement la question de la technique, c’est sous le signe du « populisme », soit comme le formule Michéa, d’un combat radical pour la liberté et l’égalité mené au nom des valeurs populaires, de cette common decency chère à George Orwell, qu’est placée cette critique des idéologies du progrès. De Thomas Paine au populisme agrarien américain ; de Carlyle au transcendantalisme d’Emerson, de Proudhon à Sorel ; du socialisme de la Guilde anglais aux Chevaliers du Travail, à l’origine du syndicalisme américain ; du théologien Reinhold Niebuhrg au mouvement des droits civique mené par Luther King, Lasch nous invite à cheminer avec tous ceux qui n’ont jamais considéré que le pays enchanté du progrès soit le seul et vrai paradis. Chemin faisant, Lasch ne cesse de déplacer les lignes et de circonscrire un espace critique où les clivages traditionnels ne sont plus opératoires. Le « radicalisme plébéien », pour reprendre l’excellente formule que reprend le traducteur et introducteur de l’ouvrage, Frédéric Joly, se nourrit en effet aussi bien des traditions républicaines, libérales, socialistes que puritaines. S’y articulent, dans une synthèse originale et fragile, à la fois un attachement à la vertu civique, une aversion pour toute forme de servilité, une valorisation du « travail noble » et de la solidarité locale, indissociables d’une conception tragique de la vie. Bien sûr, cette histoire des critiques de l’idéologie du progrès est l’histoire d’une tradition vaincue. Notamment et de façon exemplaire, au regard de la lutte menée contre la servitude du salariat, et dans sa défense, contre l’idéal progressiste d’une consommation universelle, de la propriété – individuelle ou associative – comme fondement de la vertu et de l’autonomie. Néanmoins, cela ne fait pour autant de Lash un auteur « néo-réactionnaire ». Si, à l’instar de Winston Smith et O’Brien dans le 1984 d’Orwell, il lève un toast au passé, ce n’est pas pour condamner le présent mais pour en tirer « espoir et réconfort », afin « d’enrichir le présent ». Les défaites historiques du populisme prennent ainsi un relief tout à fait singulier. L’histoire malheureuse qu’il restitue invite aujourd’hui, sans jamais les mythifier, à reconsidérer les vertus de ces vertus populaires et petites-bourgeoises tant méprisées - éthique du métier, sens de l’effort et de la responsabilité, sens de l’honneur et de la solidarité ordinaire, honnêteté, fierté de l’indépendance etc. Bref tout ce qui contribue à définir une société décente, capable de se prémunir, par la sensibilité intuitive aux limites que de telles vertus nourrissent, contre les mirages d’une surabondance illimitée et des ambitions personnelles débridées promus par le capitalisme moderne. Or, pour Lasch, non seulement la gauche a dénigré cette force morale et politique de la classe ouvrière et des fractions le plus modestes de la classe moyenne, mais plus encore en l’identifiant à un « proto-fascisme », elle a fait le lit de ce « populisme droitier » et favorisé cette « révolte contre le libéralisme ». Révolte qui conduira à la présidence Reagan, dont la rhétorique morale « populiste » lui permit d’attiser le ressentiment des ouvriers à l’égard des élites tout en évitant de ranimer le vieux ressentiment populiste contre le capitalisme, bref de stigmatiser la « permissivité » morale des libéraux tout en innocentant la dynamique consumériste du capitalisme responsable de la dégénérescence du rêve américain en une « pure avidité compulsive » et « un pur égoïsme ».
Au final, ce livre, au-delà de son intérêt proprement historique - la redécouverte du radicalisme plébéien, et à travers lui de la singularité des mouvements populaires américains au XIXe siècle - et de la qualité de l’érudition dont il témoigne - on n’a jamais lu Emerson ou James comme Lasch, on a jamais touché d’aussi près la sensibilité et la profondeur de la pensée de Luther King - peut être lu comme une invitation. La mémoire contre la nostalgie, l‘espérance sans optimisme, la justice au-delà de l’envie et du ressentiment, la démocratie dégagée des illusions du progrès, l’amour d’un monde imparfait, telle est la posture morale, politique et religieuse que Lasch nous invite à adopter, encore aujourd’hui, face aux zélotes contemporains du progressisme. Attitude de résistance et de critique, mais aussi ouverte à l’espoir que pourrait se définir un populisme républicain propre au XXIe siècle. Un populisme qui ne ressemblerait en rien à la nouvelle droite américaine, qui en a détourné l’héritage, ni même aux mouvements populistes du passé, mais qui continuerait, sous d’autres formes, à opposer aux illusions d’ « une société de consommateurs suprêmement cultivés » l’horizon bien plus énergique et exigeant d’ « un monde entier de héros » ordinaires. Un horizon résolument anti-utilitariste, cela va sans dire…
Philippe Chanial
Champs Flammarion, 2006, (traduit et présenté par Frédéric Joly).