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Le Serpent cosmique étrangle les certitudes occidentales

Lu sur l'Interdit : "Un jeune anthropologue américain a découvert que les peuples indigènes de l’Amazonie connaissaient la structure de l’ADN bien avant les scientifiques occidentaux. Faut-il le croire ? Aucune université ne reconnaît la validité du travail de l’anthropologue Jeremy Narby. Aucune émission télévisée ne lui a jamais été consacré. Vous n’avez rien lu à ce sujet dans les grands journaux. Le livre lui-même est difficile à trouver. Derrière un titre très psychédélique, Le Serpent cosmique raconte dans un style détaillé, très vivant, comment le dialogue entre deux modes de pensée peut aboutir à de troublantes découvertes. L’auteur incite à se poser un tas de questions sur les fondements de notre conception culturelle de la réalité, des moyens d'accéder à la connaissance, de la construire.

En 1985, Jeremy Narby est un jeune anthropologue bourré d'excellentes intentions politiques qui part en Amazonie péruvienne rencontrer les peuples indigènes. Issu d'une prestigieuse université américaine, il est pétri de culture occidentale, et ainsi – en grande partie inconsciemment – fervent prosélyte du rationalisme sain, supérieur et universel. Il ne peut donc être soupçonné de complaisance envers les croyances dites primitives de ceux et celles qu'il va rencontrer. L'objectif de son travail consiste à démontrer que les indigènes utilisent rationnellement les ressources de la forêt, contrairement à ce qu'affirme le gouvernement péruvien qui justifie ainsi le fait d'envoyer des colons sur leurs territoires. Narby effectue un excellent travail de relevé des modes de culture, chasse, cueillette et récolte de plantes.

Mais voilà qu’il connaît une expérience traumatisante de visions psychédéliques suite à l'absorption d'ayahuasca (boisson hallucinogène utilisée par les chamans pour communiquer avec les esprits). A cette occasion, il voit des serpents lumineux fluorescents tels qu'il n'en a jamais vu dans sa vie ou dans ses rêves, qui ne proviennent donc en principe pas de son inconscient (selon la conception qu'on en a). Chose étrange : la plupart des gens qui ont des visions avec l'ayahuasca voient les mêmes choses.

 

Poison de sarbacane

Narby remarque alors que les indigènes maîtrisent l'utilisation des plantes de manière incroyablement précise.

L'exemple du curare est très frappant. Il y a plusieurs millénaires, les chasseurs amazoniens avaient développé ce paralysant musculaire pour répondre à un besoin précis : il leur fallait une substance qui tue sans empoissonner la viande et qui fasse lâcher prise aux animaux vivant dans les arbres. Par exemple, bon nombre de singes atteints par une flèche non traitée enroulent leur queue autour d'une branche et meurent hors de portée de l'archer.

Le curare constitue aujourd’hui un adjuvant très important de la chirurgie tout ce qu'il y a de plus moderne et scientifique. Dans les années 1940, les scientifiques se sont rendus compte que ce poison de sarbacane pouvait grandement faciliter les opérations de l'abdomen et des organes vitaux : le curare interrompt la transmission des impulsions nerveuses, provoquant la relaxation complète de tous les muscles, y compris ceux de la respiration. Les chimistes ont alors synthétisé des dérivés de la mixture végétale en modifiant légèrement la structure moléculaire d'un de ses ingrédients actifs. Actuellement, les anesthésistes qui "curarisent" leurs patients emploient exclusivement des produits synthétiques.

D'après Narby, "74% des remèdes ou des drogues d'origine végétale utilisées dans la pharmacopée moderne ont été découverts en premier lieu par les sociétés “ raditionnelles ”". La plupart du temps, les scientifiques rechignent à reconnaître que des Indiens "vivant à l'âge de la pierre" aient pu développer quoi que ce soit : ils affirment que c’est par hasard que ces cultures "primitives" seraient tombées sur des molécules toutes faites par la nature. Dans le cas de ce paralysant musculaire, cet argument paraît peu probable. D'une part, il existe à travers l'immensité du bassin amazonien une quarantaine de genres de curare élaborés à partir de quelque soixante-dix espèces végétales différentes. D'autre part, lorsqu'on examine les techniques de sa préparation, il devient évident qu'il n'y a pas beaucoup de place pour le hasard. Par exemple, pour fabriquer le genre de curare utilisé par la médecine occidentale, il est nécessaire de combiner plusieurs plantes et de les cuire dans l'eau pendant soixante-douze heures, tout en évitant de respirer les vapeurs parfumées, mais mortelles, que la mixture dégage. De plus, le produit final, qui se présente sous la forme d'une pâte concentrée, n'est actif que par voie sous-cutanée. Si on l'avale ou si on l'étale sur sa peau , par exemple, il est anodin.

Comment des chasseurs de la forêt tropicale, soucieux de préserver avant tout la qualité de la viande, ont-ils pu imaginer une solution intraveineuse ? Lorsque l'on questionne ces peuples sur l'invention de cette substance, ils répondent quasi invariablement que son origine est mythique. Ainsi, les Tukano de l'Amazonie colombienne disent que c'est le créateur de l'univers lui-même qui a inventé le curare, et qui le leur a donné. Invariablement, les indiens affirment que ce sont les plantes elle-mêmes qui leur indiquent où prendre ce dont ils ont besoin et comment le préparer.

 

Visions chamaniques

Balivernes et sottes croyances que tout cela... Notre chercheur met ces questions au placard et rend ses travaux sans mentionner ces constatations. Le déclic viendra seulement près de sept ans plus tard, après le fameux "sommet de la Terre" à Rio de Janeiro en 1992 : "C'est à Rio que je me suis rendu compte de la profondeur du dilemme posé par le savoir hallucinatoire indigène. D'un côté, ses résultats sont confirmés empiriquement et sont utilisés par l'industrie pharmaceutique. De l'autre, son origine ne peut même pas être discutée scientifiquement, puisqu'elle contredit les axiomes de la connaissance occidentale."

Au-delà de l'interrogation strictement logique et intellectuelle, Narby a été motivé par son amitié pour les Ashaninca ou d'autres peuples qu'il a côtoyés. Il décrit régulièrement dans son livre ses conversations avec Carlos, un chaman qui était très certainement aussi son ami. Narby se voit obligé d’admettre que les personnes qu’il rencontre ne sont pas des imbéciles. Pourtant ils affirment de manière très logique et naturelle qu'ils conversent avec les esprits des plantes et de la nature…

Le chercheur décide alors de résoudre ce paradoxe : comment la découverte en grandes quantités de molécules peut-elle être expliquée par des principes qui contredisent les fondements de la science ? Il se consacre alors à une lecture systématique des données ethnologiques disponibles sur les expériences chamaniques à travers la planète. Au terme de plusieurs mois de cogitations acharnées, les pièces du puzzle s'emboîtent. Tous les témoignages chamaniques décrivent le principe essentiel de la vie comme un double serpent enroulé, une échelle de corde ou un escalier tournant. Narby finit par faire le rapprochement avec… la description scientifique de l'ADN, principe commun à toute forme de vie selon notre science. En observant des peintures figuratives des visions chamaniques, il reconnaît (des photos dans le livre en attestent) certains composants de la vie cellulaire décrits par la biologie moléculaire actuelle (tels les ribosomes) ainsi que la représentation de phases de division de l'ADN et sa duplication.

Bien sûr, on peut préférer croire que Jeremy Narby est un illuminé farfelu. S'en tenir à ce jugement permet de tranquillement continuer à se moquer des stupides croyances obscurantistes des sociétés dites primitives, et de perpétuer le développement d’un monde industriel, en apparence très rationnel, mais à l’origine de cohortes de destructions et de souffrances massives… On peut aussi entrendre ce que dit le livre de ces conjonctions étonnantes entre des connaissances obtenues par des modes de savoir culturellement aux antipodes : "Tout compte fait, la sagesse exige non seulement l'investigation de nombreuses choses, mais aussi la contemplation du mystère".

Malvira

Le serpent cosmique – l'ADN et les origines du savoir, Jeremy Narby, collection Terra Magna chez Georg Editeur SA (46, ch de la Mousse CH 1225 Genève), 1995

Ecrit par libertad, à 21:22 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  Anonyme
21-03-04
à 22:25

"Je ne crois pas au progrès" un article de 1964 !!

Je ne crois pas au progrès ! oct. 1964


Jean Servier, professeur d'ethnologie et de sociologie à la Faculté de Montpellier

Malgré notre progrès matériel, l'aventure humaine
et son cycle nous sont désormais étrangers.
JS

LE MONDE MODERNE, CET EXIL...

Depuis trente ans, les sciences humaines ont recueilli des faits nouveaux, souvent disparates mais, de plus en plus fréquemment, observés sur le terrain par des enquêteurs de métier. Il paraît singulier de vouloir contraindre ces faits pour les maintenir dans l'ornière de vieilles idées, de vieux systèmes qui n'ont pas changé leurs arguments depuis cent cinquante ans.
Les manuels de philosophie en sont encore, au XXe siècle, à écrire que les "sauvages" sont des gens "irréductiblement autres". Cependant, n'importe quel homme du XXe siècle sait bien ce qu'il doit à la pensée d'un Gandhi par exemple, même si, par faute d'information, il ignore d'autres voix tout aussi sages venues d'Afrique ou d'Océanie, naguère encore d'Australie et du pôle Nord, jadis d'Amérique.
Nous arrivons là à un premier point évident : les races humaines disposent d'un capital intellectuel égal. Il n'y a donc pas, comme le voulaient les sociologues de naguère, de races inférieures ni de "mentalité primitive".
Réfléchissons maintenant sur ce que nous savons des civilisations de la préhistoire. L'homme qui dessinait les bisons de Lascaux ou d'Altamira, le sculpteur du Mas d'Azil ou des grottes de Menton pourraient exposer dans n'importe laquelle de nos galeries parisiennes. Pouvons-nous considérer les artistes qui ont créé ces œuvres et les hommes pour qui elles ont été créées comme doués d'une "pensée inférieure" ? Non, sans doute, Malgré quelques différences morphologiques exagérées par des reconstitutions caricaturales, il y a eu très peu de changements dans la capacité crânienne des hommes depuis la préhistoire. Si un bébé du Neandertal s'était conservé, miraculeusement surgelé jusqu'à nous, il lui serait possible, après avoir subi un dégivrage approprié, de recevoir une éducation occidentale et de devenir avocat, médecin, mathématicien ou couturier en fonction de ses aptitudes, au même titre que, de nos jours, des jeunes gens de tous les points du monde viennent étudier dans nos universités et en repartent modelés, identifiés aux types de notre civilisation.

L'EVOLUTIONNISME : UNE PLAISANTERIE

Voilà le second point acquis. Donc, en ce qui concerne l'homme, l'évolutionnisme n'existe pas. Comment l'homme pourrait-il franchir d'un seul bond des millénaires accumulés, passant de la forêt vierge à la Sorbonne s'il y avait un inéluctable processus évolutif et si les races actuelles, comme celles de la préhistoire, en étaient les étapes nécessaires ou les fossiles témoins ?
A dire vrai, je crois que l'évolutionnisme est un credo, une philosophie de l'homme blanc destinée à lui garder bonne conscience malgré ses agressions, ses oppressions, ses crimes. En fait, rien ne vient étayer l'évolution présentée comme un dogme. Nous sommes au cœur d'un faux scientifique géant. Robert Ardrey, dans African Genesis (Page 26 de l'édition française les Enfants de Caïn, Ed. Stock), évoque le passage de l'animal à l'"hominisation ". "Nous apprîmes à courir en poursuivant le gibier à travers la savane africaine. Puisque nos mains étaient libres pour saisir et tirer, nous n'avions plus besoin de mufle. Ainsi, celui-ci très lentement se rétracta-t-il ; puisque nous n'avions ni griffes ni dents pour tuer de quoi nous nourrir, nous dûmes trouver une arme."
En ce qui me concerne, j'aimerais voir, ne serait-ce qu'une fois, un singe dont le mufle s'atrophie peu à peu parce qu'il court dans la savane ; j'aimerais voir aussi un singe façonner un outil et le perfectionner.
Depuis longtemps, nos prétendus ancêtres ont essayé la station debout : beaucoup, comme le gibbon, ont une marche bipède et gardent la tête verticale. Cependant nous n'avons constaté aucun transformisme, aucune faille dans la continuité de l'espèce, aucun mutant dont l'encéphale aurait augmenté. Aucun singe jouant avec des éclats de silex n'a retrouvé le secret du feu et pris le chemin de l'"hominisation".
Un ouvrage récent (Encyclopédie des Farces, Attrapes et Mystifications, p. 303) met la théorie de l'évolutionnisme à sa vraie place en signalant au passage quelques faux célèbres depuis la mâchoire de Moulin-Quignon jusqu'à l'Homme de Piltdown en passant par le Pithécanthrope de Java : "Avant sa mort, le Dr. Dubois reconnut qu'il ne s'agissait que d'un crâne de gibbon et qu'il avait menti. En attendant, de 1895 à 1930, le monde savant avait pris le Pithécanthrope au sérieux : pouvait-on se douter que c'était le savant docteur Dubois qui mentait ?"
L'évidence de ces faux, la malhonnêteté intellectuelle de leurs auteurs n'a jamais troublé un instant la paix des Instituts, la sérénité des Museums ni remis en question des réputations mal acquises.
Si nous jetons un coup d'œil sur le monde animal, nous sommes frappés par le fixisme certain des espèces : les oursins, par exemple, sont des oursins depuis l'ère primaire et nous n'avons pas le frisson des grandes découvertes en nous attablant devant un plateau de coquillages.
On a beaucoup croisé et irradié la mouche du vinaigre : Drosophila melanogaster. Elle est restée ce qu'elle était initialement avec beaucoup de ténacité : mouche imparfaite, contrefaite, aux ailes rognées, à l'abdomen diversement strié, mais mouche du vinaigre quand même.
Ici, au passage, il faut bousculer une rassurante potiche. Nous connaissons sans doute de façon précise la carte chromosomique de la mouche du vinaigre. Les généticiens ont repéré l'emplacement de chaque particularité physique - apparente ou possible - sur chacun des chromosomes. Il a fallu dix ans environ pour arriver à cette connaissance, mais la drosophile y a mis du sien : elle n'a que huit chromosomes et donne une génération tous les dix jours.
L'appareil chromosomique de l'homme contient quarante-six éléments, il faut vingt ans au moins pour obtenir une génération. En outre, les croisements systématiques possibles avec des mouches du vinaigre, sans préjugés et sans code civil, sont impossibles à réaliser pour bien des raisons dès qu'il s'agit de l'espèce humaine.

NOS MÉTHODES NE MÈNENT NULLE PART

Il faut bien reconnaître que de la mouche à l'homme le chemin est long, très long. Les généticiens ne sont donc pas à la veille de pouvoir éliminer par leurs connaissances l'hémophilie ou le crétinisme.
Si l'on va plus loin, nous nous apercevons que la science occidentale a délibérément posé comme postulat l'hominisation de l'animal comme aussi la "vitalisation" de la matière, pour rester fidèle à un matérialisme contraire aux faits les plus évidents, mais admis comme religion d'État. Si nous n'avons jamais vu un singe se transformer en homme, aucun savant n'a réussi à réaliser la "synthèse" de la vie (Voir l'enquête de J Bergmann sur la Synthèse de la vie. New Scientific n° 13). Cette prétention paraîtra à nos descendants aussi ridicule que les rêves des adversaires de Pasteur qui faisaient naître la vie de la matière en putréfaction. Louis Wyss a parlé, dans sa préface aux "Pouvoirs secrets de l'Homme", du savant français Baranger montrant que, dans certaines conditions, la vie pouvait réaliser une transmutation, voire même une synthèse de la matière (Ed. des Productions de Paris. Voir aussi, sur les travaux de Baranger, l'étude "Les Scientistes contre la Science" n° 12 de New Scientific).
Le retentissement des travaux de Baranger aux Indes n'a d'égal que le silence qu'ils ont rencontré en France. Pourtant ils rejoignent les conclusions d'un savant israélien, le Dr. Kaplan, démontrant que la majeure partie du soufre de l'écorce terrestre était produite par une bactérie. Si nous réfléchissons, ce résultat n'a rien de surprenant : la plus grande partie du calcaire de l'écorce terrestre provient d'êtres vivants, ceci est vrai pour le carbone et la silice. Nous-mêmes qui pouvons semer un haricot sur de la laine de verre en l'arrosant d'eau distillée, nous ne nous demandons pas où la jeune plante prend les constituants minéraux dont elle a besoin, une fois épuisées - en une semaine - les réserves des cotylédons.
La science occidentale me fait penser à un acrobate qui, marchant sur les mains, la tête en bas, affirmerait en agitant ses jambes : "Regardez ! Je suis bicéphale."
Son approche de l'homme est tout aussi marquée du même matérialisme paradoxalement irréel. Pendant quelques mois, j'ai mesuré des objets au Musée de l'Homme, je les ai pesés, je les ai décrits minutieusement : c'était, en 1949, la méthode officielle de l'ethnologie française. Je me suis aperçu que cela ne menait à rien, je veux dire à rien qui permette d'expliquer une civilisation dans son ensemble.
Je dois aux paysans du Zakkar, une rude montagne dans l'Ouest algérien, ma première leçon d'ethnologie pratique. Parce que j'ai accepté de me taire et d'écouter, ils m'ont expliqué leur univers, pauvre techniquement, où le symbole était plus important que l'efficacité de l'objet ou du geste, et la pensée plus importante encore : un monde sans productivité, incompréhensible pour l'Occident.
Par la suite, en reprenant le problème, je me suis aperçu que les civilisations traditionnelles ne pouvaient s'expliquer que par la présence d'un autre plan, invisible mais pourtant réel : un peu comme une empreinte en creux atteste l'existence d'un modèle en relief.
Il me restait à réunir des travaux épars, à les comparer, à esquisser un début de synthèse. Dans mon esprit, ce n'est pas une théorie ou un système de plus, mais un avant-propos pour un humanisme qui ne serait plus limité à la connaissance de la Méditerranée dite "classique". Nous pouvons maintenant déborder les cadres fixés au XVIe siècle et envisager de faire entrer l'humanité entière dans le patrimoine de l'humanité : un humanisme du XXe siècle.

LES VESTIGES ARCHÉOLOGIQUES NOUS MARQUENT L'AME

Pendant des années, nous, Blancs occidentaux, nous avons ignoré l'homme. Un préhistorien fouillant la terre est persuadé qu'il va trouver des objets informes, témoignages des balbutiements de l'humanité : cette attitude lui impose déjà des conclusions.
Comme me le faisait remarquer Jacques Bergmann : "Si l'on présente à un préhistorien des quartz taillés par Thomson Houston pour l'équipement de certaines machines électroniques, il affirmera être en présence de grattoirs d'un type spécial."
Sans aller si loin, la majeure partie de nos préhistoriens ignorent l'existence des pierres à fusil encore taillées il y a moins d'un siècle : elles figurent en grand nombre dans les musées de préhistoire. De nos jours encore, il arrive aux Bédouins du Néguev de détacher d'un bloc de silex une lame coupante pour un usage domestique quelconque puis de la jeter sans se soucier des problèmes posés aux préhistoriens à venir.
En ethnologie, l'attitude de l'homme blanc a été la même : une volonté têtue de considérer les hommes des civilisations différentes de la nôtre comme des "primitifs", des survivants de l'aurore de l'humanité telle qu'il l'imaginait.
A l'époque où Durkheim et Lévy-Bruhl écrivaient des inepties partisanes sur la "mentalité primitive", le grand savant danois Knud Rasmunssen recueillait chez les Eskimo Iglulik cette déclaration : "Nous considérons l'âme comme la chose la plus importante et la plus mystérieuse de toutes." En ce début du XXe siècle, une découverte de ce genre venait trop tôt. Si le monde savant y avait attaché une quelconque importance, cette affirmation aurait dû modifier le postulat de base des sciences humaines, empêcher les rationalisants de se donner libre cours. Rasmunssen fut écarté, ses travaux oubliés, et l'on partit à la découverte de "sauvages" plus dociles aux théories de l'homme blanc.
Nul n'a songé un instant que le savant danois devait à ses ancêtres maternels eskimo de pouvoir ainsi brûler les étapes que connaissent tous les chercheurs lorsqu'ils vont à la découverte de l'âme d'un peuple, ce ressort secret qui permet de rendre compte de toute une civilisation, sinon de l'expliquer.
Les Iglulik ne sont pas des mystiques-nés, ils habitent l'intérieur du Groenland dans un climat qui est celui du Grand Nord, menant, naguère encore, une lutte de chaque instant contre le froid et contre la faim.
Imaginons que dans dix mille ans un préhistorien en mission au Groenland trouve des traces rectangulaires régulières à demi creusées dans le sol : il les identifiera - ce sont des fonds de cabanes. D'autres signes viendront lui confirmer la présence de l'homme. Il rédigera son rapport de fouilles, y consignant ses découvertes, concluant au passage d'êtres humains dotés d'un pauvre équipement technique malgré une capacité céphalique satisfaisante : des fossiles témoins de l'aurore de l'humanité. Nulle voix ne sera venue lui dire comme à Rasmunssen : "L'âme est pour nous la chose la plus importante et la plus mystérieuse."
Une question se pose alors, à nous ethnologues : toute l'histoire de l'humanité se ramène-t-elle à la transformation du harpon en fusil ? L'homme n'est-il qu'un ouvrier spécialisé, employant les millénaires d'une histoire prodigieuse à développer son habileté manuelle et, à partir de là, sa pensée ? Peut-on juger d'une civilisation par les objets qu'elle a produits ? Le Bazar de l'Hôtel de Ville est-il supérieur à Lhassa ?

IL N'Y A PAS DE CIVILISATION SANS MÉTAPHYSIQUE

Si les premiers voyageurs, au XVIIIe siècle, ont pensé trop vite qu'il fallait une culotte pour parler philosophie, nous avons dû admettre - en y mettant le temps - que les plus nus des Hottentots ou des Australiens ont une métaphysique aussi complexe que leur organisation sociale, bien que, pendant longtemps, les navigateurs aient affecté de les distinguer avec peine du monde animal.
Il a fallu de longues années et des recherches patientes pour pouvoir affirmer qu'il ne se trouve nulle part de civilisation sans métaphysique, c'est-à-dire sans opinion sur l'existence d'un monde invisible conçu comme seul capable d'expliquer la présence de l'homme sur terre.
La croyance au monde invisible, c'est-à-dire à l'existence de l'âme, à l'immortalité de l'âme, à un Dieu créateur, maître de la vie, recouvre dans sa totalité le phénomène humain comme le feu et le langage articulé.
Devant cette unité de la pensée humaine face à l'Invisible, il y a deux attitudes possibles, deux hypothèses de recherche :
- admettre que l'homme a été limité par les organes mêmes de sa pensée et n'a donc pu projeter sur l'inconnu qu'une angoisse monotone ;
- ou reconnaître à l'Invisible ce caractère de réalité que lui attribuent toutes les civilisations.
Or, nous ne pouvons dénier le don de l'imagination à l'homme qui peut concevoir un os à ressort pour amuser son chien, ou un porte-brosse à dents musical. Pourtant, cette force de pensée qui emplit de ses témoignages les vitrines des musées et les étages des grands bazars tourne court, comme appauvrie soudain devant des faits discutables pour l'homme du XXe siècle, mais que le reste de l'humanité, d'un bout à l'autre du temps et de l'espace, considère comme les seules vérités essentielles.
Il nous faut donc admettre une autre hypothèse de recherche : le monde invisible semble s'imposer à l'homme comme une réalité dont les qualités propres limitent et définissent les techniques de travail.
J'espère pouvoir aborder dans un prochain ouvrage ces "techniques de l'Invisible" trop souvent mal comprises sous les noms trop vagues de magie, de religion ou de sorcellerie. Il n'y a en effet que quatre procédés pour assembler deux planches ; quatre procédés liés à la nature du bois : on peut les assujettir à l'aide de clous ou de chevilles, les façonner pour obtenir un assemblage à tenon et mortaise, les coller, les coudre en faisant passer un lien dans des œillets préalablement percés au bord de chacune des deux planches. Il est impossible par exemple de les souder à chaud, de les forger sur une enclume ou de les fondre au feu de la forge. De même, il n'y a que peu de procédés pour entrer en contact avec l'Invisible. Tout se passe comme si une réalité transcendante s'imposait à l'homme, aussi tangible que le fer ou le bois.
La conception même de ce monde invisible est limitée à quelques idées qui ne semblent pas avoir subi de changements tant elles se maintiennent d'un bout à l'autre de l'humanité, au fil des millénaires. Des idées qu'aucune logique occidentale ne peut justifier, tant il paraît paradoxal de les trouver attestées par ces hommes de la banquise, du désert, de la jungle ou d'îles perdues.
Tout d'abord, c'est la croyance à l'existence de l'âme, un hôte invisible qui habite le corps de chair, qui en est l'essence, c'est-à-dire plus réel que les muscles du chasseur, son épieu ou son vêtement de peau.
Des philosophes ont pensé que l'homme avait imaginé une force, une entité s'évadant la nuit du corps endormi pour courir de merveilleuses aventures. Le monde invisible est-il né du sommeil de l'homme, l'âme n'est-elle qu'un reflet du corps penché sur les eaux troubles du rêve ?
En admettant que l'expérience du rêve ait été universellement mal interprétée et que tous les hommes, capables cependant de survivre dans des conditions difficiles, de fabriquer des pièges et de faire du feu, en admettant que tous ces hommes se soient trompés, peuvent-ils encore se tromper en voyant le corps verdir et se gonfler, percé bientôt par l'éclat luisant des os ? L'homme aurait dû s'habituer, au fil des siècles, à ces corps raidis par la vieillesse, la famine ou le froid, à ces corps qui ne se relèvent plus sous l'étreinte trop brutale d'un fauve, la chute d'un rocher ou le heurt d'une hache de pierre. Comment aurait-il pu imaginer un principe invisible et éternel alors que tout en ce monde semble retourner à la même boue pourrissante ?
L'homme croit à la durée de l'âme par-delà la mort. Cette croyance explique et conditionne tous les rites relatifs à la mort, tous les symboles étrangement semblables d'un bout à l'autre de l'espace et du temps. J'ai eu la curiosité de recueillir ces traditions de la mort et je me suis aperçu qu'elles se ressemblaient entre elles un peu comme un même paysage décrit par des guides différents.
Il est étrange de noter que les traditions des Indiens d'Amérique du Nord ou des civilisations soudanaises rejoignent les principes formulés dans le Bardo Thôdol, le Livre des Morts tibétain, et les visions de Catherine Fieschi, sainte Catherine de Gênes, cette sainte du XVe siècle qui est "allée au-delà des portes de la mort".
Ce lot de certitudes communes à l'humanité a entraîné les mêmes conséquences dans toutes les civilisations. L'homme considère la mort comme un moment inéluctable de son cycle terrestre, il l'attend sans angoisse, faisant de sa vie une préparation à la vie spirituelle future considérée comme seule importante. Il en répète les étapes, en dénombre les obstacles – les mêmes dans toutes les traditions - comme un coureur étudie le terrain sur lequel il lui faudra se lancer. Le premier souci de l'homme semble être de s'entraîner pour mieux franchir cette porte mystérieuse, d'être prêt en cette vie, déjà mis sur la Voie : initié.
Le lien le plus frappant, le plus étrange entre toutes les initiations est constitué par la présence du rhombe toujours associé aux Mystères et entouré des mêmes interdits.
Le plus ancien date du Magdalénien, les plus récents sont encore taillés sous nos yeux partout dans le monde. Cet objet énigmatique est simple : c'est une languette de bois ou de métal placée au bout d'une corde qu'un homme fait tourner à bout de bras : un vrombissement s'élève alors en rapport avec la vitesse de la rotation. Une carte de répartition des rhombes dans le monde comme celle que j'ai donnée dans mon livre nous oblige à reconsidérer bien des problèmes. Nous ne pouvons admettre une convergence de besoins matériels identiques faisant appel à des techniques analogues. Le rhombe n'est ni un couteau ni un marteau, il n'a pas leur évidente utilité et, apparemment, rien ne l'associe aux mystères des hommes. Il nous faut bien admettre que le complexe du rhombe et de l'initiation est parti d'un centre commun.
De l'Australie aux deux Amériques en passant par l'Afrique, l'Océanie et l'Europe, de l'homme de La Madeleine au compagnon charpentier ou tailleur de pierre qui fait tourner sa gourde à bout de bras, c'est un autre problème qui se pose à nous, celui de l'unité d'une tradition initiatique et d'un enseignement primordial.
Cet enseignement ne s'arrête pas à des rites et à des croyances invérifiables, il a permis à l'homme d'appréhender l'espace et le temps, de s'y mouvoir à l'aise. Nous pouvons étudier soit directement, soit à l'aide de témoignages la façon dont l'homme "utilise" le monde. Nous sommes frappés de ne pas trouver trace de tâtonnements : les seuls faits observables montrent au contraire la certitude d'une gnose dont l'homme cherche à appliquer les enseignements. Ainsi, la plupart des quarante variétés d'ignames que connaissent les Australiens nomades de la région d'Arnhem sont sans goût, vénéneuses, fibreuses, peu appétissantes. Leur préparation, pour les rendre comestibles, comprend toute une série d'opérations différentes.

DES CONNAISSANCES QUI VIENNENT D'OU ?

Nous devons noter l'opposition marquée entre le caractère rudimentaire de l'outillage des Australiens et la complexité des différentes opérations nécessaires à la préparation des ignames. Rien ne nous permet de retracer la série d'essais et d'erreur qui ont permis à l'homme ce résultat paradoxal : rendre comestible une plante vénéneuse à l'état naturel. Bien au contraire, les seules traditions qu'il soit possible de recueillir font des diverses variétés d'ignames les apports d'ancêtres fondateurs particuliers. Cette nourriture à la préparation compliquée n'est pas considérée comme l'aboutissement d'une longue recherche, mais comme un don fait par l'Invisible, avec le mode d'emploi. Il nous faut donc rejeter l'hypothèse simpliste de l'homme "primitif" adoptant les meilleurs fruits pour son alimentation quotidienne après une dégustation comparative.
Les remèdes sont également considérés comme des cadeaux providentiels venus des dieux, jamais comme les acquisitions laborieuses de la science de l'homme. Les voyageurs mentionnent des préparations d'herbes à l'aide desquelles ils ont été guéris alors que toute la pharmacopée occidentale avait échoué : notamment dans le traitement des morsures de serpents. Encore avons nous la chance, pour l'étude des plantes, de bénéficier de toute une série de travaux menés par des savants consciencieux et poursuivis jusqu'à nos jours. Mais certains domaines nous restent fermés faute d'avoir été vérifiés et remis à jour, comme, par exemple, l'origine des animaux domestiques, ainsi que les propriétés attribuées aux différents organes du corps des animaux et aux pierres. Faut-il mentionner encore la trépanation connue depuis le Néolithique, pratiquée jadis dans l'ancien Pérou et récemment encore dans l'Aurès ? L'acupuncture et la pratique des moxas ont une aire de diffusion très vaste qui implique la connaissance, du moins par certains spécialistes, d'une carte anatomique localisant avec précision les principes invisibles de l'homme.
La connaissance du ciel soulève plus de problèmes encore que les sciences naturelles. Il est curieux de noter que les noms donnés par les civilisations traditionnelles aux constellations ne semblent pas issus du hasard. Les Pléiades, par exemple, sont considérées comme des jeunes filles par les Indiens d'Amérique du Nord, des vierges du soleil dans l'empire inca, des vierges de glace en Afrique du Sud, des femmes présentes à la première circoncision chez les Arunta, en Australie. Ce sont "chèt-âhod" - les filles de la nuit - chez les Touaregs et, dans la mythologie grecque, les filles d'Atlas et de Pléione changées en étoiles par les dieux. De la même façon, Orion est voué à la virilité et à la chasse par des civilisations également différentes, également distantes, sans raison apparente.
Mais les connaissances astronomiques des civilisations traditionnelles dépassent souvent le simple stade de la description du ciel en termes plus ou moins imagés. Des Shilluk d'Afrique du Sud appellent Uranus "Trois Étoiles". Ce nom de Trois Étoiles parut si ridicule à l'auteur qui le signala qu'il ajouta : sic. afin de mieux souligner la naïveté de ces pauvres gens qui voyaient triple ! Cet érudit a oublié qu'Uranus n'a été repéré par l'astronome Herschel que le 13 mars 1781. Le même astronome ne "découvrit" les deux premiers satellites qu'en 1787. A cette date seulement il put appeler Uranus "Trois Étoiles", comme les Shilluk d'Afrique du Sud le faisaient depuis longtemps.
Pardonnons aux Shilluk d'avoir dit "Trois Étoiles" au lieu de cinq. Même sans télescope ils ont devancé Herschel dans sa découverte, ayant pour eux la science de plusieurs générations d'hommes nus accroupis dans la savane, les yeux tournés vers le ciel.
Les Dogon des falaises de Bandiagara au Mali ont décrit à Marcel Griaule le système de Sirius d'où, disent-ils, notre système solaire est issu. Il y a trois étoiles dans ce système de Sirius, trois étoiles dont les périodes sont connues des initiés soudanais. Le satellite de Sirius est appelé par les Dogon "Étoile du Mil" parce qu'elle est, disent-ils, la plus petite du ciel mais aussi "la plus pleine". D'après eux, la terre y est remplacée par un métal nommé Sagolu un peu plus brillant que le fer : une graine de cette matière serait aussi lourde que quatre cent quatre-vingts charges d'âne.
Nos connaissances sur ce point particulier ne sont pas plus précises. Un satellite de Sirius appelé Compagnon fut découvert par Clark en 1862. Même lorsqu'il est dans sa meilleure phase, on ne peut l'apercevoir qu'à l'aide d'un fort télescope. La densité du Compagnon a été mesurée voici quelques années ; elle est cinquante mille fois plus lourde que l'eau : une boite d'allumettes pleine de cette substance pèserait une tonne. Nos astronomes admettent aujourd'hui que, outre Sirius qu'ils appellent Sirius A et le Compagnon qu'ils appellent Sirius B, il y aurait dans le système un autre satellite, Sirius C. Ils sont donc loin pour le moment de pouvoir en dessiner l'orbite, même approximativement comme le font les Dogon. Ils ne sauront jamais sans doute si le "métal" dont sont formées les étoiles de ce système est réellement "plus brillant que le fer", comme le disent les initiés des falaises de Bandiagara.
Je pourrais facilement allonger cette liste, car de semblables exemples sont relativement nombreux en ethnologie comparée.
Il n'y a dans les civilisations qui nous entourent ni télescopes ni spectroscopes, rien de ce qui fait la fierté de nos observatoires, mais une connaissance traditionnelle, c'est-à-dire transmise de génération en génération, au fil des millénaires.
Pour un ethnologue, cependant, il est absurde de parler de "civilisations mystérieuses", car toutes les civilisations ont leurs mystères, toutes sont des arches fermées contenant un irréductible joyau mystique, toutes sont aussi des arches d'alliance où l'Invisible a déposé son sceau.

NOUS SOMMES DES ENFANTS PERDUS DANS L'OBSCURITÉ

Je le sais bien, il est facile, devant ces preuves nombreuses d'un enseignement unique, de recourir à l'hypothèse des extra-terrestres qui seraient venus apporter à une humanité balbutiante tout un ensemble de connaissances et de techniques. Cette tentative de solution, avec la foi qu'elle peut engendrer, risque de faire apparaître des faux aussi nombreux que l'évolutionnisme.
Il est intéressant de noter qu'un auteur comme Nilsson, persuadé du "primitivisme" des "races inférieures", déclare cependant : "En Afrique, les tribus noires relativement plus civilisées semblent avoir accordé moins d'attention aux étoiles que les tribus plus primitives du Sud" (Primitive time reckoning, p. ll8).
Cette simple réflexion constitue un argument important contre l'évolutionnisme, à moins d'admettre que les singes s'intéressent aux astres et en tirent de judicieuses conclusions en vue de leur "hominisation" future ; elle prévient aussi l'irruption d'extra-terrestres dans l'ethnologie comparée, car la connaissance la plus poussée de l'univers va souvent de pair avec un rare mépris des techniques de la matière.
Je n'ai pas d'autre solution à proposer que de mettre tous ces faits à l'ombre de l'Arbre planté à l'origine au milieu du Jardin. Même si je donnais dans le pauvre piège que nous tend un matérialisme honteux, il resterait encore à trouver l'origine de la science mystérieuse des Martiens. Au lieu de rêver à d'irréelles fantasmagories, je préfère écouter la longue prière de mon frère, l'homme en haillons des civilisations traditionnelles, l'Initié, et m'agenouiller près de lui.
Il est difficile de maintenir davantage un système philosophique qui fait de la race blanche l'aboutissement d'une quelconque évolution chronologique vers le Bien. Il est impensable de faire de la guerre totale, telle que la conçoit l'Occident, un élément providentiel de progrès. Aucun peuple si dépourvu techniquement, aucun "sauvage" nu et tatoué n'ont conçu que l'on puisse mépriser la dignité humaine au point d'en arriver à l'abomination des chambres à gaz, aux corps humains transformés en engrais ou en savon, aux camps de concentration. Il ne semble pas que l'homme blanc puisse trouver dans ses télescopes géants, ses broyeurs d'atomes ou ses bombes une solution à la mortelle contradiction interne qu'il porte en lui.
En ce sens, le teilhardisme n'a été qu'une philosophie faite pour l'Occident, une justification de son orgueil et de son esprit de domination. Imaginons que, demain, nos savants débarquent sur la Lune, naviguent d'une planète à l'autre, réalisent la synthèse de la vie et découvrent du même coup, avec l'Eau de Jouvence, un remède à toutes les maladies. Qu'en retirerons-nous de plus ? Comment des hommes qui sont incapables de venir à bout d'un excédent de pommes de terre, autrement qu'en le détruisant, sauront-ils employer le surplus de vie humaine qui leur serait ainsi donné ?
L'Occident s'est écarté de la voie suivie si longtemps par l'humanité, En ce XXe siècle finissant, il est en proie à une grande peur de l'An Mille - Deux Mille en l'occurrence -, faisant crier à la fin des temps, aux signes et aux prophètes, à chaque secousse sismique, à chaque baleineau échoué sur une plage, à chaque exhibition d'un barbu échevelé, Cette angoisse millénariste n'est que le reflet de notre peur de la mort, car, malgré notre progrès matériel, l'aventure humaine et son cycle nous sont désormais étrangers.
Nous, Occidentaux, nous avons choisi dans le labyrinthe une direction différente, sans trouver de fil pour nous guider : nous sommes des enfants perdus dans le noir et non des adultes assurés de leur voie. Peut-être en courbant nos nuques raides pourrons-nous retrouver dans la cendre les humbles traces laissées par les pieds nus de nos frères, peut-être saurons-nous y déchiffrer le maître mot de toutes les initiations.
L'humanité est semblable à cette écharpe dont me parlait Jacques Bergmann, une belle écharpe de soie portant un message de bienvenue que seule pouvait déchiffrer une machine électronique d'un type particulier. Il y a un message inscrit en lettres d'hommes au travers des mers et des continents, la tête lectrice est en nous et c'est nous qui pouvons retrouver cette parole perdue.
JEAN SERVIER.

JEAN SERVIER
Actuellement professeur d'ethnologie et de sociologie à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Montpellier, Jean Servier est né le 2 novembre 1918 à Constantine. Ses études, ses travaux personnels menés sur le terrain dans les montagnes d'Algérie lui ont permis de découvrir l'inestimable trésor des traditions paysannes. qu'il a confrontées avec celles de l'Antiquité méditerranéenne. De ces travaux devaient naître les Portes de l'année (l'Algérie dans la tradition méditerranéenne). ouvrage essentiel publié ici même en 1963. Sur cette base. il a été amené à réfléchir, essayant d'édifier une vue d'ensemble de l'humanité dans la perspective de l'ethnologie comparée, cet humanisme des temps nouveaux. Actuellement, il étudie les traditions orales d'Israël, matériau pour un prochain ouvrage.
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