Nietzsche était sain d’esprit ; cela le conduisit à la folie. Charles Fourier était si fou qu’il parvint à une sorte de parfaite santé mentale.
Nietszche exaltait le surhomme comme individu («aristocratie radicale»). Sa société d’esprits libres consistait en fait en une «union de ceux qui s’appartiennent». Fourier exaltait les Séries passionnées. Pour lui l’individu ne pouvait exister que dans l’Association Harmonique. Ces vues sont diamétralement opposées. Comment se fait-il alors que je les vois comme complémentaires, s’illuminant mutuellement, et toutes deux entièrement réalisables ?
Une réponse pourrait être la «dialectique». Pour être plus précis, la
«dialectique taoïste», qui n’est pas tant une valse qu’un shimmy
(1)
- subtile, serpentine et fractale. Une autre réponse pourrait être le
«surréalisme» - comme une bicyclette faite de cœurs et de coups de
foudre. L’«idéologie» n’est PAS une réponse, ce grand rassemblement de
zombies, ce triomphalisme de fantômes à la parade. La «théorie» ne peut
être assimilée à l’idéologie, pas même à l’idéologie-en-chantier, parce
que la théorie s’est laissée dériver hors de toutes ces catégories,
parce que la théorie n’est rien si elle n’est pas situationn(al)iste,
parce que la théorie n’a pas abandonné le désir à l’«Histoire».
Alors la théorie dérive, telle un nomade parmi les nomades d’Ibn
Khaldun, tandis que l’idéologie demeure rigide et immobile afin de
construire des cités et des impératifs moraux ; la théorie peut être
violente, mais l’idéologie est cruelle. La «civilisation» ne peut pas
exister sans l’idéologie (le calendrier est sans doute la première
idéologie) parce que la civilisation naît de la concrétisation de
catégories abstraites plutôt que de poussées «naturelles» ou
«organiques». Pourtant, paradoxalement, l’idéologie n’a pas d’autre
objet qu’elle-même. L’idéologie justifie tout et n’importe quoi,
sanglante expiation ou cannibalisme ; elle sacrifie l’organique afin
justement de parvenir à l’inorganique - le «but» de l’Histoire - qui,
en fin de compte, se révèle être... l’idéologie. La théorie, au
contraire, refuse d’abandonner le désir, et parvient de ce fait à une
objectivité véritable, un mouvement au-dehors d’elle-même qui est
organique et «matériel» et s’oppose de façon cognitive à l’altruisme
factice et à l’aliénation de la civilisation (sur ce point, Fourier et
Nietzsche sont à peu près d’accord).
Pour terminer cependant, je proposerai ce que j’appelle une théorie palimpsestique de la théorie.
Un palimpseste est un manuscrit qui a été ré-utilisé en écrivant
par-dessus l’écriture originaire, se superposant souvent à angles
droits avec, et parfois plusieurs fois. Fréquemment il est impossible
de dire quelle strate fut la première inscrite ; dans tous les cas tout
«développement» (sauf dans l’orthographe) de strate en strate est un
pur accident. Les connections entre les strates ne se succèdent pas
dans le temps ; elles se juxtaposent dans l’espace. Des lettres de la
strate B peuvent masquer des lettres de la strate A, ou vice versa, ;
elles peuvent encore laisser des zones vierges sans aucune marque, mais
on ne peut pas dire que la strate A «se développe» dans la strate B
(nous ne sommes même pas sûrs de savoir laquelle est la première.)
Et pourtant ces juxtapositions ne peuvent être simplement «dûes au
hasard» ou «sans signification». Une connection possible pourrait
traîner au royaume de la bibliomancie surréaliste, ou «synchronisme» —
et ainsi que le disaient les Cabalistes de l’ancien temps, les espaces
blancs entre les lettres pourraient bien «signifier» plus que les
lettres elles-mêmes. Même le «développement» peut fournir un modèle
possible de lecture — On peut émettre des hypothèses sur les
diachronismes, composer une «histoire» pour le manuscrit, dater les
strates comme dans des fouilles archéologiques. Tant que nous ne vouons
pas un culte au «développement», nous pouvons toujours l’utiliser comme
une structure possible pour élaborer nos théories.
La différence entre un manuscrit palimpseste et une théorie palimpseste
est que la seconde n’est jamais fixée. Elle peut être réécrite —
réinscrite — à chaque nouvelle strate de concrétion. Toutes les strates
sont transparentes, translucides, sauf lorsque des groupes
d’inscriptions bloquent la lumière cabalistique — comme si un faisceau
d’animation se figeait. Toutes les strates sont «présentes» à la
surface du palimpseste — mais leur développement ( y compris leur
développement dialectique) est devenu «invisible», peut-être même «hors
sens».
Cette théorie palimpsestique de la théorie ne pourra échapper à
l’accusation d’appropriationnisme subjectif et chapardeur — une pointe
de critique ici, une louche de proposition utopique là — mais notre
plaidoyer devra consister dans cette revendication que nous ne sommes
pas à la recherche d’ironies délicieuses mais d’explosions de lumière.
Si vous êtes assoiffés de Déconstruction PoMo
(2) ou d’hyperconformisme narquois, retournez à l’école, trouvez-vous un boulot — nous avons d’autres chats à fouetter.
Ainsi, nous construisons un système épistémologique — une manière
d’apprendre et de savoir basée sur la juxtaposition d’éléments
théoriques plutôt que sur leur développement idéologique, un système
anhistorique en un sens. Nous évitons également d’autres formes de
linéarité, telles que la séquence logique ou l’exclusion logique. Si
nous admettons l’histoire dans ce procédé, c’est simplement pour
l’utiliser comme une forme de juxtaposition de plus, sans la fétichiser
comme un absolu — la même chose est vraie pour la logique, etc.
Cette approche ludique de la théorie ne devra pas être confondue avec
le «relativisme moral» (la dévaluation des valeurs) ; elle en est
sauvée par notre «téléologie subjective». C’est-à-dire que nous (et non
pas l’«histoire») sommes à la recherche d’usages, de buts,
d’objets-de-désir (la réévaluation des valeurs). La nature enjouée de
cette action provient du déploiement de l’imagination (ou de
l’«Imagination Créatrice» ainsi que l’appellent H. Corbin et les
soufis) — elle provient également de la discipline visionnaire de la
«paranoïa critique» (S. Dali), de la réévaluation subjective des
catégories esthétiques. «Le personnel est le politique».
Juxtaposition, superposition et motifs complexes produisent donc une
unité malléable (comme le monisme caché du polythéisme, plutôt que
comme le dualisme caché du monothéisme) — la paradoxologie comme
méthode épistémique — quelque chose qui ressemblerait à la pataphysique
ou à l’«épistémologie anarcho-dadaïste» de Feyerabend (
Contre la Méthode). «Des insignes ? Nous n’avons pas besoin d’insignes puants ?»
Maintenant j’aimerais pour ainsi-dire «lire entre les lignes du rapport
officiel» de l’ensemble du débat théorético-historique sur l’«Art»
comme catégorie séparée (un musée de fétiches) et comme une des sources
de reproduction de la misère et de l’aliénation par l’exclusion des
non-«artistes» des plaisirs de la créativité (ou «travail passionné»
ainsi que l’appelle Fourier). Je veux signaler la proposition
situationniste pour la «suppression et la réalisation de l’Art», i.e.
sa suppression révolutionnaire comme catégorie et sa réalisation au
niveau de la «vie quotidienne» (à savoir la vie plutôt que le
spectacle).
Cette proposition à son tour se base sur l’affirmation que l’art en fin
de compte a échoué dans sa fonction d’«avant-garde» à peu près à
l’époque où les surréalistes entrèrent au Parti Communiste — et
simultanément, dans le «monde de l’art» musée/galerie du fétichisme de
la marchandise — se convertissant ainsi à l’idéologie fallacieuse et à
l’élitisme dans un bide spectaculaire. A ce moment-là, les débris de
l’avant-garde démarrèrent un processus de tentative de retrait de
l’idéologie et de la marchandisation (qui se poursuit plus ou moins
depuis dada à Berlin) : lettrisme, situationnisme, No-Art, Fluxus, mail
art, neoisme... — processus dans lequel l’emphase glissa de
l’avantgardisme à un décentrement radical de la pulsion créatrice, loin
des galeries et des musées et des enclaves du privilège bohème — vers
la disparition de l’«Art» et la réapparition du créatif dans le social.
Bien entendu, les musées font aujourd’hui main basse sur ces
«mouvements» eux aussi, comme pour prouver que tout — même l’«anti-Art»
— peut devenir marchandise. Chacun de ces mouvements post-avant-garde a
été, à un moment ou à un autre, en proie à la confusion ou à la
tentation, et a essayé de se comporter comme l’une des avant-garde
classiques, et chacun a échoué, de même qu’échoua le surréalisme, à
libérer l’œuvre d’art de son rôle de marchandise.
Par conséquent le monde de l’art a mangé et digéré la théorie de l’art
qui devait — si on la prenait au sérieux — provoquer son
autodestruction. Les galeries prospèrent (ou au moins survivent) sur un
nihilisme qui ne peut être contenu que par l’ironie, et qui sans cela
rongerait et ferait fondre jusqu’aux murs des musées. Cet essai, par
exemple, sera imprimé dans le catalogue d’une exposition dans une
galerie, perpétuant ainsi l’ironie qu’il y a à appeler à la suppression
et à la réalisation de l’art depuis l’intérieur de la structure même
qui perpétue l’aliénation du non-artiste et la fétichisation de l’œuvre
d’art. Et bien, merde à l’ironie. On peut seulement espérer que chaque
compromis sera le dernier.
Ceux qui n’arrivent pas à éprouver le malaise de cette situation
arrêteront là leur lecture. La théorie a bien assez à faire sans avoir
à expliquer sa propre nausée...
ad nauseam.
La fascination du 20ième siècle pour le «primitif» et pour le «naïf»
sert de mesure, tout d’abord à l’épuisement de l’«Histoire de l’Art» et
deuxièmement au désir utopique d’un art qui ne serait pas une catégorie
séparée mais qui serait en harmonie avec la vie. Pas d’ironie. L’Art
comme amusement sérieux. Les artistes ont singé les formes des
primitifs et des naïfs sans se rendre compte que l’entière production
de ces formes dépendait de l’absence structurelle d’aliénation dans le
social (comme dans l’«art tribal») ou encore de l’artiste individuel.
C’est cette absence de déchirure, de dédoublement, dans l’art
d’Afrique, ou l’asile de fous, qui provoqua l’envie d’âmes aussi
sensibles que celle de Klee.
Dans une société sans «malaise» (ou du moins, dans des proportions
tragiques), on peut s’attendre à voir que «l’artiste n’est pas une
personne particulière mais toute personne est un artiste particulier».
Coomaraswamy pensait à l’Indonésie lorsqu’il inventa ce slogan, et
moi-même m’entendit dire à Java que «chacun doit être un artiste»,
sorte de version mystique de la théorie de la
suppression-et-réalisation. Ce n’est pas vraiment la «spécialisation»
(du travail ou de la connaissance) qui provoque la nausée, dans cette
lecture, mais plutôt la séparation — la fétichisation, l’aliénation.
Comme chaque personne est un artiste particulier, certains artistes se
sprécialiseront dans les grands pouvoirs intégratifs de la créativité,
racontant les histoires centrales de la tribu, pour ainsi dire, la
création de valeur et de «sens» — cela peut être appelé la «fonction
bardique».
Dans certaines tribus, cette fonction est répartie entre plusieurs
individus, mais elle est toujours associée à une concentration de mana.
Dans les hautes cultures «barbares», telles que les Celtes, cette
fonction est institutionnalisée à un certain degré — le barde est le
«législateur reconnu» d’une société d’artistes. La fonction bardique
concentre et intègre.
Si nous cherchions un moment symbolique où la «rupture» se produisit et
le malaise s’installa, nous pourrions choisir ce passage de la
République
de Platon dans lequel les poètes sont bannis d’Utopia comme «menteurs»
— comme si la Loi elle-même (comme catégorie abstraite) était la seule
fonction intégrative possible, excluant l’imagination nomade comme
opposition, comme anti-Vérité, comme chaos social. La grille
rationnelle est maitenant imposée à l’organicité de la vie — on ne voit
le bien que dans les
natura naturata (3) et l’«être», tandis que tout devenir (
natura naturans (3)) est désormais associé au «mal».
A la Renaissance, l’artiste recommença à s’exprimer «lui-même», aux
dépens de la fonction intégrative. Ce moment marque l’ouverture de la
trajectoire «romantique», la disparition de l’artiste du social, la
disparition de l’œuvre d’art de la vie. L’artiste comme Ego prométhéen,
l’œuvre d’art comme «belle» (i.e. inutile). Voilà qui mesure le fossé
qui s’est ouvert entre une élite esthétique et les masses vouées à la
stérilité et au kitsch. Et pourtant, il semble qu’il y ait quelque
chose de noble et de courageux dans ce processus, qui se reflète dans
la liberté bohème de l’artiste, et aussi dans la critique que fait
l’artiste de la civilisation et de son ennui cruel, car l’artiste
deviendra dès lors le «législateur non-reconnu», le prophète sans les
honneurs, le héros romantique, à la fois inspiré et damné par une seule
et même vision divine.
L’artiste aspire une fois encore à remplir la fonction bardique, à
créer du sens esthétique pour et avec la tribu. Rageant de se voir
refuser ce rôle, l’artiste perd contrôle et part en vrille dans une
aliénation toujours plus grande, puis dans la rébellion ouverte, pour
finir dans le silence. La trajectoire romantique a fait son temps.
La Renaissance témoigne également de la première tentative de recréer
l’intégrale («l’ordre de l’intime») à travers les pouvoirs combinés de
l’art et de la magie, qui en fait sont vus comme naturellement reliés
par leur structure profonde, qui est essentiellement linguistique.
L’élément unifiant est l’«action-à-distance», et la synthèse de toutes
ses ramifications est l’
Emblem Book (4) qui, suivant une science hiéroglyphique, associe l’image, le mot, et parfois même la musique (comme dans l’
Atlanta Fugiens (5) de M. Maier), cela afin de provoquer des changements «moraux» (i.e. spirituels) chez le lecteur ET dans le vrai monde.
Ce but de l’artiste hermétiste de la Renaissance était utopique — de
même que les scènes de paradis de Hieronymus Bosch ou les paysages de l’
Hypnerotomachai (6)
— et l’on peut voir dans cette ambition le désir de réanimer la
fonction bardique, de donner sens à l’expérience de la «tribu»,
d’influencer le paradigme consensuel de la réalité, de changer le monde
par l’art. L’ultime projet romantique de Gauguin, Rimbaud, Wagner,
Artaud et les Surréalistes : l’artiste comme prophète-sorcier du désir
révolutionnaire.
Malgré tous ses échecs et toutes ses accomodations miteuses avec le
monde de l’art du capitalisme de la marchandise, cette tradition
magique est notre héritage, et de façon un peu grossière, nous
continuons de «croire» en elle. Même croire à la «supression» de l’art
est encore croire que l’art est important et efficient, tout au moins
par sa disparition. De plus, la «liberté» de l’artiste semblerait bien
digne d’être protégée —et partagée — si seulement elle était liberté
pour quelque chose et pas seulement liberté de quelque chose. En dépit
de la pauvreté, de la solitude et des sentiments d’inutilité, si nous
nous tenons sur la marge, en général, c’est parce que nous aimons ça et
parce que le risque est bon pour notre art. En ces domaines, nous
sommes toujours des Romantiques.
Quoi qu’il en soit, nous sommes bien obligés d’admettre que le projet
magico-révolutionnaire a échoué — une fois de trop. Le fétichisme de la
marchandise est un circuit de réaction négatif, et de même que la
science hiéroglyphique, il est tombé entre les mains des publicitaires
et des doreurs d’images
(7),
les «creative managers» du discours post-spectaculaire (ou «simulacre»
selon Baudrillard), législateurs véritables mais cachés de notre
réalité qui n’est que trop virtuelle. La proposition de la suppression
et de la réalisation de l’art est la formulation culminante de la
tradition romantico-hermétique d’opposition, le dernier «développement»
possible dans une progression dialectique qui mène à notre impasse
présente, notre blocage.
Si nous regardons l’«Histoire de l’Art» depuis cette perspective
diachronique, il semble que nous nous trouvions dans un cul-de-sac,
pris dans un paradoxe impossible par lequel le «propos» de l’art doit
être de détruire l’art pour que «chacun» puisse être un artiste. Pour
nous - en tant qu’artistes - cela constitue une voie sans issue. Que
pouvons-nous faire ? L’histoire nous a trahis.
Que se passe-t-il cependant si nous abandonnons la perspective
diachronique ? Que se passe-t-il si nous superposons toutes les «étapes
du développement» dans un palimpsete qui ne peut être lu que comme
synchronisme ? Que se passe-t-il si nous les traitons comme des
théories, toutes visibles sur une seule surface, reliées
potentiellement non dans le temps mais dans l’espace ?
A nouveau, nous devrions insister sur le fait qu’il ne faut pas
confondre notre étude palimpseste avec quelque croisière d’agrément
pour PoMo ironiques sur les cimetières noyés des catégories
esthétiques. Nous sommes à la recherche de valeurs — ou du pouvoir
imaginal de créer des valeurs (par la connaissance de nos «vrais
désirs» comme disent les occultistes), et notre quête n’est pas froide
et détachée, mais passionnée par définition — pas frivole mais sérieuse
— pas sensée mais enjouée — car, pour les bardes, rien n’est plus
sérieux que notre intoxication à l’acte ludique de créativité.
Alors nous prendrons tout le développement dont nous venons de discuter
et nous le plierons en accordéon pour en faire un «manuscrit» dans
lequel chaque théorie est écrite par dessus chaque autre théorie. Tels
des augures étudiant les nuages ou les onze sortes d’éclairs, tels des
sorciers munis d’un miroir d’obsidienne pour le décryptage des
alphabets angéliques, nous étudierons maintenant l’«Histoire de l’Art»
comme s’il n’avait pas d’histoire, comme si toutes les possibilités
étaient éternellement présentes et infiniment fluides. Des
contradictions apparentes peinent à voiler d’occultes harmonies, des
«correspondances» ; toute juxtaposition, n’importe laquelle, peut se
révéler accidentelle. «Palimpsestomancie».
Supposons que les théories dont nous avons discuté de manière
diachronique soient désormais agencées de manière synchronique sur la
page de notre palimpseste. Tentons une lecture d’essai et partons à la
recherche de coïncidences inattendues mais révélatrices. La théorie du
travail passionné de Fourier, par exemple, pourrait être superposée à
la cosmologie d’Hésiode, dans laquelle les trois principes premiers du
devenir sont Chaos, Eros et la Terre. A présent, le désir peut être vu
comme une force qui entraîne la pure spontanéité de l’imagination dans
les formes de la Nature, ou comme «principe physique matériel» — le
désir comme principe organisateur de la créativité — le désir comme
seule source possible du social.
L’«Action à distance», pilier du paradigme hermétique, était supposée
être bannie de la philosophie mécaniste qui prévalait et conquit la
science au 17ième siècle ; mais elle continua de revenir à la dérobée
dans le discours, d’abord en tant qu’«explication» de la gravité
(l’«attraction»), et aujourd’hui dans des centaines d’endroits : les
quatre forces de la physique quantique, l’influence de l’«attracteur
étrange» sur la matière désorganisée, etc.
Bien que la magie n’ait pas réussi à «marcher» pour les hermétistes de
la Renaissance à la façon mesurable et prédictible dont la méthode
expérimentale, par exemple, marcha pour Bacon et Newton, la science
hiéroglyphique peut cependant être ranimée comme un outil
épistémologique dans notre étude de certains phenomènes
non-quantifiables (ou ambigus), tels que le langage ou autres codes
sémantiques qui - assez littéralement - nous influencent «à distance».
Les Hermétistes croyaient à des émanations comme des rayons qui
pouvaient transférer le «pouvoir moral» d’une image dans la conscience
humaine, «à distance» (l’influence de cette image étant survoltée par
des couleurs, odeurs, sons, mots, fluides astraux, etc... appropriés).
La vue, ou le reflet, ou le son, ou la modulation, créent des
memes (8),
des morceaux, des groupes polyvalents de «sens» dans l’«âme» de
l’observateur/auditeur. Par un processus de «mutabilité» dans lequel
chaque chose symbolise à la fois elle-même et son contraire
simultanément, le scientifique hiéroglyphique tisse des représentations
dans une sombre forêt d’ambiguïté qui est précisément le royaume de
l’artiste — et de fait, les alchimistes étaient connus comme «artistes»
de l’«Art spagyrique»
(9). De même que l’alchimiste change le monde (des métaux»), de même le fabricant d’un
Emblem Book
ou d’un monument public (comme une obélisque) change le monde de la
connaissance et de l’interprétation «morale» par le déploiement
d’images et de symboles. Si nous laissons de côté la question des
«émanations», nous arrivons à une théorie occulte de l’art qui s’est
transmise (via Blake, par exemple) aux Romantiques et à nous-mêmes.
Maintenant, comme Italo Calvino le fait remarquer quelque part, tout
art est «politique» — invariablement et inévitablement —puisque toute
œuvre d’art reflète les hypothèses de l’artiste concernant l’«espèce
correcte» de connaissance, la relation «correcte» de la conscience
individuelle à la conscience de groupe (théorie esthétique), etc.etc.
En un sens tout art est Utopie dans la mesure où il établit une
formulation, quelque vague qu’elle soit, de la façon dont les choses
devraient être.
L’artiste cependant peut refuser d’admettre ou même de prendre
conscience de cette dimension «politique» — auquel cas, des
déformations peuvent se produire. Ces artistes qui ont abandonné l’idée
hermétique/romantique de l’«influence morale» laissent apparaître leur
inconscience politique aux yeux du sémioticien ou dialecticien de bon
sens. Le «divertissement pur» s’avère être transporté avec un
ectoplasme de réaction absolue, et l’«art pur» est souvent même pire.
Par contraste, cette inconscience artistique peut laisser apparaître
par inadvertance ce que W. Benjamin appelait la «trace de l’Utopie» —
une sorte d’éclat de désir gnostique enchâssé dans toute production
humaine, peu importe combien de fois il peut être reproduit. La
publicité, par exemple, utilise la trace de l’Utopie pour vendre
l’image d’une reproduction qui, au niveau inconscient, promet à chacun
de changer sa vie, de rendre sa vie meilleure. Bien entendu, la
marchandise ne peut pas remplir ce contrat — sinon votre désir serait
satisfait et vous arrêteriez de dépenser de l’argent pour des
imitations bon marché de désir. Tantale peut sentir l’odeur de la
viande et voir le vin, mais il ne peut jamais y goûter : c’est pourquoi
il est un «consommateur» parfait qui paye (éternellement) pour une pure
image. En ce sens, la publicité est le plus hermétique de tous les arts
modernes.
La trace de l’Utopie peut aussi être analysée dans une autre forme
d’art «damnée», la pornographie, qui œuvre directement à porter
l’inconscient à la connaissance consciente dans le domaine (mesurable
!) de l’excitation érotique. C’est le Désir qui prolonge («éduque»)
cette apparence de la trace utopique (quelque déformée soit-elle) et
organise le chaos en direction de l’action autour d’une vision de
«comment les choses devraient être». La masturbation est un
épiphénomène, le vrai effet de la pornographie est d’inspirer la
seduction (comme chez Dante, où les amants pêchent après avoir lu
ensemble dans le jardin des romances arthuriennes).
Les bigots de droite ont raison d’accuser les art érotiques
d’influencer et même de changer le monde, et les libéraux de gauche ont
tort quand ils laissent entendre que le porno devrait être autorisé
parce qu’il est «inoffensif», parce que c’est «seulement» de l’art. La
pornographie, c’est de l’agit’prop pour le corps politique, et vu
qu’elle est «perverse», elle fait de l’agitation et de la propagande
pour une libération révolutionnaire du désir, ce qui explique
précisément pourquoi certaines sortes de films porno sont illégaux et
censurés dans chaque «démocratie» du monde aujourd’hui. Puisque
pratiquement tout le porno commercial est produit à un niveau
inconscient et réactionnaire, la «révolution» qu’il propose est
extrêmement ambiguë ; mais il n’y a aucune raison théorique pour que
l’érotique ne puisse être utilisé en accord avec la science
hiéroglyphique à des fins directement utopiques.
Cela nous amène à la question d’une poétique utopique. Nietzsche et
Fourier se seraient accordés à dire que l’art n’est pas simplement un
reflet de la réalité mais plutôt une nouvelle réalité qui cherche à
s’imposer dans le monde des pensées et des actions par les moyens
«occultes», à travers les pouvoirs «dyonisiaques» et les
«correspondances» hermétiques (d’où la fascination qu’ils partagent
pour l’opera comme «œuvre d’art totale» et comme moyen idéal de
propager leur «philosophie»).
Notre synthèse «folle» de Nietzsche et de Fourier les fera apparaître
tous deux comme voisins des Hermétistes de la Renaissance, qui
poursuivent également un programme politique utopique à travers leur
action sur le plan de la perception esthétique, et à travers le plaisir
particulier de la créativité qui constitue en fait tout à la fois le
moyen et le but du projet utopique. Chez Fourier cependant, nous
trouvons la notion véritablement divine que la réalisation esthétique
se manifestera comme action collective : cette société se
re-constituera elle-même comme œuvre d’art.
Chaque individu, doté de pouvoirs désormais accrus par l’Association
harmonique avec les Séries passionnées appropriées, deviendra «un
artiste particulier». Ayant pris conscience de leurs «véritables
désirs», tous leurs désirs deviennent productifs dans un monde consacré
à de véritables orgies de créativité, à l’érotisme, à la «gastrosophie»
et à la splendeur esthétique. De même que le chamanisme est
«démocratisé» dans certaines tribus où chacun est un visionnaire,
Fourier élève chaque membre de la Phalange au statut de «grand
artiste». Naturellement certains seront plus grands (i.e. plus
passionnés) que d’autres, mais aucun ne sera exclu : le «minimum
utopique» garantit le pouvoir créatif. Nietzsche parle de la «volonté
de puissance comme art», Fourier en fit le principe de l’utopie
anarchiste dans laquelle la seule force d’organisation est le désir.
Maintenant apparaissent, sur la face de notre palimpseste, deux images
d’apparence contradictoire : d’abord celle de l’artiste comme «barde»
et comme rebelle romantique dans un monde qui a nié toute fonction
bardique ; deuxièmement, celle de la
suppression-et-réalisation-de-l’art, dans laquelle l’ «artiste»
disparaît comme catégorie privilégiée pour réapparaître (comme dans
Here comes everybody (10) de Joyce) dans une démocratisation chamanique de l’art.
L’intuition serait-elle possible — en nous basant sur notre
théorisation anti-diachronique palimpsestique — que ce paradoxe
pourrait n’être qu’apparent, une fausse dichotomie ? Ou que, même si
c’est un vrai paradoxe, nous pouvons construire un paradoxalisme
capable de réconcilier les opposés sur un «plan supérieur» (
coincidentia oppositorum (11))
? Ou que, comme Alice, nous pouvons méditer plusieurs notions
contradictoires incompatibles — peut-être même six — «avant de
déjeûner» ? Pouvons-nous «sauver» l’ART de l’accusation d’échec, et
l’artiste de la tache d’élitisme et d’avantgardisme, tout en soutenant
en même temps la «révolution de la vie quotidienne» et l’utopie du
désir ?
Afin de tâcher de répondre à ces questions, je préfèrerais laisser
tomber le problème ou la «crise» de l’Art et de l’artiste, et me
concentrer plutôt sur la crise de l’œuvre d’art. Après tout, que
pouvons-nous dire au sujet de la situation fâcheuse de l’artiste qui -
en dépit de toute «tragédie» - demeure le seul esprit libre dans le
monde des marchandises, le seul à savoir comment faire attention, le
seul à être béni par l’obsession et le seul à pratiquer le travail
passionné ? [Note : bien entendu, je définis ici comme «artiste»
quiconque est doté des qualités d’esprit libre, d’obsession, quiconque
est capable de faire attention, qu’il soit ou non impliqué dans «les
arts» ou qu’il appartienne à la contreculture bohème, etc., etc.]
Comparée à cette bonne fortune, la vraie tragédie semble impliquer non
l’artiste mais l’œuvre d’art. L’œuvre d’art est aliénée comme
marchandise à la fois pour le producteur et pour le consommateur. Soit
elle est retirée de la «vie quotidienne» en tant que fétiche unique,
soit elle est dépouillée de son «aura» par la reproduction. Dans
l’économie des simulacres, l’image a coupé les amarres et flotte libre
de toute référence — d’où le fait que toute image peut être
«récupérée», même (ou surtout) l’image la plus «transgressive» ou
subversive, comme marchandise en elle-même, objet de prix mais non de
valeur. La galerie est le terminal et le musée le terminus de ce
processus d’aliénation. Le musée représente la fixation ultime du prix
et du prix comme sens de l’image. Oublions la question de «sauver»
l’artiste, est-il possible de «sauver» l’œuvre d’art ?
Afin de «justifier» et de «racheter» l’œuvre d’art, il faudrait
nécessairement la soustraire à l’économie de la marchandise. La seule
autre économie capable de soutenir l’œuvre d’art serait l’«économie du
don», de la réciprocité. Ce concept fut systématisé par l’anthropologue
M. Mauss dans son chef d’œuvre
Essai sur le don
qui exerça une grande influence sur des penseurs aussi divers que
Bataille et Lévi-Strauss. On en trouve des exemples dans les cérémonies
de potlatch des sociétés amérindiennes de la côte nord-ouest, mais on
peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit là d’un universel.
Avant l’apparition de l’«argent» et du «contrat», toutes les sociétés
humaines sont établies sur le Don et le Contre-don. Avant la
conceptualisation du «surplus» et de la «rareté» prévaut ici
l’appréhension de l’«excessive» générosité de la nature et de la
société qui doit être dépensée (ou «exprimée» comme le formule
Nietzche) dans la production culturelle, l’échange esthétique, ou -
particulièrement - dans le festival.
Dans le contexte de l’économie du Don, le festival est le pouvoir
convergent du social - le lien (lieu) de l’échange - une sorte de
«gouvernement» à vrai dire. Du fait que l’économie du Don cède
cependant à l’économie de l’argent, le festival commence à prendre un
aspect «sombre». Il devient la Saturniale périodique ou le renversement
de l’ordre social, une explosion autorisée d’excès qui purge les gens
de leur ressentiment naturel contre l’aliénation et la hiérarchie, un
désordre qui, paradoxalement, restaure l’ordre.
Mais comme l’économie de l’argent laisse la place à l’économie de la
marchandise, le festival subit maintenant une autre modification de
sens. En préservant le Don à l’intérieur de la matrice globale d’un
système hostile au Don, le festival sur son mode de Saturniale est
devenu un authentique concentré d’opposition au consensus économique.
Cette opposition reste largement inconsciente, et le spectacle peut
récuperer la plus grande part de ses énergies (pensez à Noël !), mais
le festival spontané demeure néanmoins une source réelle d’énergie
utopique.
Hakim Bey
... la suite dans le prochain article parce que c'est très long...