Le Nouvel Observateur. – Votre livre consacré
au féminisme actuel a pour titre «Fausse Route». Auriez-vous pu
l’intituler
«Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle?», comme le dernier ouvrage
de
Marcela Iacub?
Elisabeth Badinter. –
En partie. Le combat féministe que j’ai connu a été trahi au
profit d’un nouveau discours, de nouvelles valeurs dans lesquels je ne
me reconnais plus. On présente systématiquement la femme comme une
victime. On manipule le concept de violence… J’ai pris un premier coup
de sang en 1992 lors du débat à l’Assemblée sur le harcèlement sexuel.
J’ai vu les féministes demander d’étendre la notion de harcèlement, ce
qui a été fait dans la loi européenne de 2002. Depuis, tout peut être
catalogué «harcèlement»: un regard, un geste, une parole… Ajoutez à cela
le débat sur la prostitution dominé par le point de vue des
abolitionnistes, et le nouveau discours moraliste sur la pornographie.
Je me dis que tout est en place pour la police des mœurs…
Marcela
Iacub. – Pour moi, ce nouveau féminisme victimaire n’est pas
une simple déviation des grands combats des années 1970, mais le
révélateur de leurs ambiguïtés. Car ce que les femmes ont gagné alors,
c’est un pouvoir exorbitant sur la procréation. Il fallait évidemment
leur donner le droit à la contraception, à l’avortement. Mais fallait-il
aussi qu’elles puissent accoucher sous X, imposer un enfant à un
homme…? On n’a pas su équilibrer les droits des différents acteurs de la
naissance. On a renvoyé les femmes à leur destin de mères, en excluant
les hommes. Je crois que cette victimisation des femmes est liée à la
volonté de ne pas mettre en question les handicaps graves causés par
cette mauvaise redistribution des rôles.
E. Badinter.
– Moi, j’ai connu l’époque où il n’y avait ni contraception ni
avortement. On tombait enceinte, le type pouvait se barrer… Il était
indispensable de rendre aux femmes la maîtrise de leur corps. Mais, du
coup, on leur a donné un pouvoir extraordinaire sur lequel on n’a jamais
débattu. Vingt-cinq ans plus tard, je trouverais par exemple normal
qu’on remette sur le tapis la question de la pilule masculine.
N.
O. – Les féministes françaises auraient
selon vous importé des Etats-Unis cette logique «victimiste»...
E.
Badinter. – Les féministes radicales américaines comme Dworkin
et MacKinnon, qui considèrent les femmes comme une classe opprimée,
dominée par la sexualité masculine, ont publié leurs travaux dans les
années 1970. On n’en a pas parlé en France, mais leurs idées ont essaimé
par le biais des associations féministes européennes. Et ce sont elles
qui portent la parole des femmes aujourd’hui…
N. O. –
Mais ces associations sont largement
inconnues…
E. Badinter. – En France, on
connaît les Chiennes de Garde et la Meute, qui s’en prend aux mannequins
[vivants] des vitrines des Galeries Lafayette. Deux groupes médiatiques
mais peu nombreux. Et puis, récemment, a émergé un nouveau mouvement, Ni
putes ni soumises, que je considère comme un féminisme d’urgence:
retrouver le droit de circuler dans les banlieues, de vivre librement sa
sexualité. Mais les lois actuelles, le discours sur les femmes sont
déterminés par ces associations de l’ombre largement inspirées des
féministes américaines.
N. O. – Cette logique de
victimisation
n’est-elle pas adoptée par l’ensemble de la société?
M.
Iacub. – Bien évidemment. C’est toute une façon de lire les
rapports sociaux. Si vous êtes malheureux, ne pensez pas que c’est de
votre faute: quelqu’un vous veut du mal. Il y a comme une
déresponsabilisation générale.
E. Badinter. –
Aujourd’hui, la victime est sacrée. Pour montrer que la femme est un
petit être fragile et impuissant, on n’a pas hésité à publier des
statistiques biaisées sur la violence conjugale. L’Enveff (enquête
nationale sur les violences faites aux femmes) regroupe les violences
physiques, morales, psychologiques. Du coup, les chiffres sont gonflés.
Les médias ont écrit qu’il y avait 10% de femmes battues en France, puis
12, puis 14%. On donne l’impression que l’homme est un dangereux
bourreau. De la même façon, on parle de la condition de «la» femme en
général, comme si elle était identique en France et en Afghanistan.
Femmes de tous pays, toutes victimes! C’est une escroquerie.
M.
Iacub.
–Oui, ces féministes semblent embarquées dans une demande de
plus en plus insatiable de violence d’Etat contre les hommes.
N.
O. – Vous n’allez pas un peu loin, là? Vous oubliez que ce sont aussi
les hommes qui votent les lois, notamment les lois contre le harcèlement
ou la prostitution...
E.
Badinter. – Les hommes ont peur d’apparaître comme des
salauds réactionnaires. N’oubliez pas que l’ensemble des médias sont
rentrés dans ce discours de la bien-pensance féminine.
N.
O. – Vous semblez toutes deux critiquer la pénalisation des crimes
sexuels.
Celle-ci paraît pourtant légitime…
M. Iacub. – Je me suis
simplement demandé pourquoi dans un monde qui se veut «libéré» le crime
sexuel est devenu le crime des crimes, presque un crime contre
l’humanité (quelques députés ont d’ailleurs proposé de le qualifier
ainsi), plus puni que les homicides. J’en suis venue à penser qu’il y a
là-dessous une morale sexuelle qui impose à tous une certaine manière de
concevoir la sexualité comme lieu sacré de l’identité d’un individu.
E.
Badinter.
– Il était évidemment nécessaire que le viol soit considéré un
crime. Mais je n’approuve pas la montée de la pénalisation parce que je
pense que le violeur est un malade. Par ailleurs, je suis très hostile à
l’utilisation abusive de la notion de viol… Aujourd’hui, certaines
féministes n’hésitent pas à assimiler la porno-graphie ou la
prostitution à un viol. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi, à une
époque où les femmes vivent librement leur sexualité, certaines
féministes considèrent le sexe comme l’horreur, le mal absolu.
N.
O. – Vous exagérez…
E. Badinter. – Lisez la sociologue
Marie-Victoire Louis, par exemple, elle semble considérer la sexualité
comme quelque chose de sale. Ce sont elle et d’autres qui disent que
toutes les femmes seront humiliées tant qu’il y aura une seule
prostituée dans la rue.
N. O. – Et en même temps
Catherine Millet parle
sur toutes les ondes…
E. Badinter. – C’est vrai. Il y a
deux points de vue irréconciliables sur le sens à attribuer au sexe. Je
regrette simplement que les féministes que nous entendons soient
opposées à cette liberté sexuelle.
N. O. –
N’y a-t-il pas aujourd’hui un retour de bâton, comme si l’on avait été
trop loin
dans la libération sexuelle?
E. Badinter. – Qui peut juger
qu’on a été trop loin? La limite est claire: pas de contrainte par un
tiers.
M. Iacub. – Il y a en effet comme une
demande de rétablissement d’un certain ordre moral. On la voit
d’ailleurs clairement dans cette gauche devenue si puritaine. Pour les
féministes d’aujourd’hui, la liberté sexuelle a été accaparée par les
hommes. C’est d’abord une liberté de jouir des femmes et de les
transformer en objet.
E. Badinter. – Et du coup
elles se
permettent de désigner comme victimes des femmes qui ne se ressentent
pas comme
telles. «Vous ne savez pas que vous souffrez; moi je le sais.»
N.
O. – Mais ce discours a-t-il une influence réelle sur les rapports
entre hommes et femmes?
E.
Badinter. – Dès lors qu’on se met à légiférer en fonction des
desiderata féministes, ce n’est pas anodin. Les notions de harcèlement
moral et sexuel auront un impact sur la société. Je crois d’ailleurs
qu’aujourd’hui les hommes vont mal. Tout doucement on est en train
d’instaurer, sinon une guerre, du moins une séparation des sexes.
N.
O. –
Vous écrivez même que les féministes tentent de domestiquer la sexualité
des
hommes…
E. Badinter. – Oui, je trouve qu’on «formate» la
sexualité masculine à partir du moment où l’on parle de sexualité licite
et illicite. Il faut évidemment réprimer certaines pulsions illicites,
mais cette notion d’«illicite» s’étend considérablement. Prenons
l’exemple de la pénalisation de clients de prostituées de 16 à 18ans qui
a été votée en mars 2002. C’est une remise en question de la loi de
1982, qui établissait la majorité sexuelle à 15ans et 3mois. Tout
individu jusqu’à 18ans est désormais considéré comme un enfant
impuissant. Et personne n’a bronché…
N. O. – En quoi
est-ce une tentative de
domestiquer la sexualité masculine?
E. Badinter.
– Considérer comme viol toute sexualité masculine qui n’est
pas dans la tendresse, dans la réciprocité des cœurs et des corps, c’est
nier une bonne partie de la sexualité humaine.
N. O. –
N’est-il pas souhaitable que les relations entre hommes et femmes se
fassent
ainsi dans le partage…?
E. Badinter. – On peut trouver que
c’est idéal, mais alors la prostitution n’a pas lieu d’être. On bride
les hommes et aussi certaines femmes qui ne se ressentent pas dans cette
forme de sexualité.
M. Iacub. – Les valeurs que
chacun peut avoir dans ce domaine n’ont pas à être dictées par l’Etat.
Il faudrait que chacun puisse donner à la sexualité le sens qu’il veut
au lieu d’imposer qu’il n’y a de bonne sexualité que dans l’amour ou
dans le cadre d’une relation continue…
N. O. –
C’est tout de même ce qui se passe…
M. Iacub. –
Non. Regardez les prostituées: ce sont des femmes majeures et
consentantes… Pourquoi ne les laisse-t-on pas travailler librement?
N.
O. – Vous vous inquiétez toutes les deux du
retour du thème de la maternité…
M. Iacub. – Moi, je n’ai
pas d’enfants. Et j’ai parfois l’impression qu’on me le reproche. C’est
comme si je n’avais pas le droit de parler.
E. Badinter. –
«Taisez-vous, vous n’avez
pas d’enfants», c’est ce qu’on reprochait à Beauvoir. Dans les années
1970-1980, aucune femme n’aurait pu avoir ce sentiment. C’est
incroyable!
N. O. – Comment expliquez-vous cette
évolution?
E. Badinter. – La crise économique des années
1990 a été un facteur de régression considérable. On a dit aux femmes:
Restez à
la maison. Elever des enfants, c’est un vrai travail. On a fait passer
l’allocation parentale des mères de trois enfants aux mères de deux
enfants.
Puis, lors du débat sur la parité, on a vu émerger tout un discours
tendant à
recentrer la vie des femmes autour de la maternité. Des féministes comme
Julia
Kristeva ou Sylviane Agacinski ont écrit de grandes tribunes dans «le
Monde»
pour dire «Il y a une différence essentielle entre les sexes: la
maternité, et
c’est notre grandeur.»
M. Iacub. – Et aujourd’hui
Raffarin verse une prime de 800 euros aux femmes enceintes et crée un
congé parental dès le premier enfant! Cela ne fera que marginaliser un
peu plus les femmes les plus démunies. Aucune groupe féministe n’a
protesté, parce que depuis des années ils ne font que chanter les
louanges de la maternité.
N. O. – Finalement, y a-t-il
aujourd’hui une
place pour un réel mouvement féministe? Quels combats devrait-il mener?
M.
Iacub. – Il faut aller dans le sens d’une égalisation de
statuts des hommes et des femmes, seule condition pour une
déconstruction des normes et des rôles sexués. Ne plus considérer les
femmes comme des victimes, mais insister sur leur autonomie.
E.
Badinter. – Le féminisme a de beaux jours devant lui,
notamment quand je vois la condition des filles dans les banlieues.
Aujourd’hui, il devrait mettre l’accent sur les mécanismes d’inégalité
entre hommes et femmes. C’est difficile, parce qu’ils se forment dans
l’intimité des couples et des familles. Mais ces mécanismes sont à
l’origine de toutes les autres inégalités: de salaires, de présence dans
les postes de direction, en politique… Tant qu’on continuera à
identifier femme et mère, ce sera impossible. On ne peut plus dire que
nous sommes les plus aptes à nous occuper des enfants et gémir sur
l’inégalité des salaires. Il faut en finir avec cette schizophrénie.
(*)
«Fausse Route», par Elisabeth Badinter, Odile Jacob, 218p., 17 euros.
Elisabeth
Badinter, 59 ans, philosophe, a publié en 1980 «l’Amour en
plus» (Flammarion), «Paroles d’hommes» (POL, 1989) et «XY, de l’identité
masculine» (Odile Jacob, 1992).
Marcela Iacub,
née en Argentine en
1964, est juriste et chercheuse au CNRS. Elle a écrit «Qu’avez-vous fait
de la
libération sexuelle?» (Flammarion, 2002) et «Penser les droits de la
naissance»
(PUF).
à 20:16