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V LA. DYNAMITE PREND LA PAROLE
EFFERVESCENCE ANARCHISTE. RAVACHOL. AUGUSTE VAILLANT ET L'EXPLOSION DU PALAIS-BOURBON. LA BOMBE DU CAFÉ TERMINUS. CONDAMNATION ET exécution D'EMILE HENRY. CASERIO.
Chantons,pour passer le temps,
Les exploits joyeux de la dynamite.
Ça se met dans un' p'tit' marmite,
Ça s'appelle de la dynamite,
D'la ravacholit' ou j'sais quoi,
Mais je sais qu'ça fi... le trac aux bourgeois. (25)
A la répression gouvernementale, les violences anarchistes vont répondre. Les explosions de dynamite répétées vont projeter leurs notes formidables et farouches dans le milieu politique et social.
Ce milieu est alors en proie à un singulier désarroi. Concussions du Panama, trafic de décorations et affaire Wilson, tripotages des Chemins de fer du Sud, etc. en sont les illustrations.
Et tandis que le personnel gouvernemental accumule les exemples l'immoralité, aucune réforme économique ou sociale ne vient apporter à la situation des salariés la moindre amélioration.
Comment, dès lors, des résolutions de colère, de désespoir et d'exaspération ne surgiraient-elles pas, en quelque sorte, d’elles-mêmes ?
Jaurès l'a indiqué à la tribune de
la Chambre, le 25 juillet 1894 « Est-ce que vous vous imaginez
a-t-il pu s'écrier qu'il y a eu quelqu'un qui n'ait pas pu être
touché, remué, bouleversé dans sa conscience, si isolé que vous
le supposiez, lorsque pendant six mois, tout ce pays, toute cette
Chambre ont été suspendus à la dramatique discussion de l'affaire
que vous connaissez bien, lorsque le pays a appris tout à coup que
sur les centaine de millions qu'il avait versés près des deux tiers
avaient été gaspillés d'une façon criminelle quand il a pu voir
que cette corruption capitaliste et financière avait voisiné avec
les pouvoirs publics, que le Parlement et la Finance causaient dans
les coins, trinquaient ensemble ? ». Et après avoir évoqué la
grande image de poète antique « La poussière est la sœur attirée
de la boue ».
Jaurès concluait que la poussière, ce qu'il
appelait la brûlante poète antique « La poussière est la sœur
altérée de la boue » capitaliste et politicienne séchée par
les non-lieu et par les prescriptions.
La soustraction d'une
certaine quantité de dynamite, commis dans la nuit du 14 au 15
février 1892 à Soisy-sous-Etiolles, dans un dépôt appartenant à
un maître carrier, M. Cuisy, est le point de départ de plus graves
événements. Elle est l'œuvre de Faugoux, Chevenet, Drouet,
Etiévant et Ravachol qui comparaîtront pour ce fait devant la Cour
d'assises de Seine-et-Oise, le 27 juillet, et seront condamnés,
Faugoux, à vingt ans de travaux forcés, Chévenet à douze ans,
Drouet à six années de réclusion, Etiévant à cinq ans de prison.
(26)
Il a été établi, au cours des débats, que toute la
provision d'explosifs du maître carrier était déposée dans une
mauvaise cabane mal close située à cinq cents mètres de toute
habitation, sans surveillant, et qu'il avait été, par suite,
possible de s'en empare sans recourir à aucune violence ou
effraction.
C'est à l'aide de la dynamite ainsi obtenue
qu'un attentat est dirigé, le 11 mars 1892, contre un immeuble sis
136, boulevard Saint-Germain et habité par le conseiller à la Cour
d'appel Benoit, celui-là même qui, quelques mois plus tôt, avait
dirigé les débats de l'affaire Dardare et Decamps (27)
Le
surlendemain, le dimanche 13 mars, une bombe est découverte sur une
fenêtre de la caserne Lobau.
Une quinzaine après, le
dimanche 27 mars, une nouvelle explosion ébranle un immeuble, rue de
Clichy, qu'habite l'avocat général Bulot.
La police met
tout en œuvre pour rechercher et arrêter l'auteur ou les auteurs de
ces explosions. Mais elle ne doit qu'au hasard la capture de celui
qui avait eu l'initiative et avait été l'exécutant de ces
attentats, Ravachol. Ce dernier prenait ses repas dans un restaurant
du boulevard Magenta tenu par un sieur Véry, il liait conversation
avec le garçon de l'établissement nommé Lhérot. Croyant
reconnaître dans son client l'homme que recherchait la police et
dont les journaux ont publié le signalement, Lhérot le dénonce au
commissaire du quartier et la capture de Ravachol est effectuée. Il
comparaîtra aux Assises à l'audience du 27 avril. L'instruction, la
procédure ont été bâclées en moins de trois semaines.
Mais
quelle n'est pas la stupéfaction générale lorsque, la veille de
l'ouverture des débats, c'est-à-dire le 26 avril, une explosion se
produit au restaurant Véry, tuant le patron et blessant un
consommateur !
Depuis l'arrestation de Ravachol, Véry
fait tout pour braver l'opinion et provoquer un geste de
représailles. Il se félicite bruyamment de sa chance il jubile «
Croyez-vous ? s'extasie- t-il, quel coup de réclame ». Sur le
marbre de la table où a consommé Ravachol, il a fait graver une
inscription commémorative.
« Et puis, ajoute-t-il, je ne risque
rien la maison est bien gardée j'ai des agents jusque dans la cave
». La clientèle des jobards et des niais afflue dans sa boîte.
Elle figure sur la liste des curiosités parisiennes. Des tribus de
touristes étrangers s'y succèdent, conduites par les guides. Et
c'est un va-et-vient d'amateurs, de journalistes consommant, le
congratulant, sollicitant ses bonnes grâces en vue d'un reportage.
On le gorge de billets de théâtre, de cartes d'entrée gratuites
aux expositions, aux spectacles il en a plein son portefeuille il en
offre à ses amis et connaissances. Jamais dénonciation ne fut
exploitée avec plus de cynisme et ne fut plus fructueuse. Et
l'auteur de l'attentat dirigé contre son établissement veut donner
une leçon à ce restaurateur qui, non content de se transformer en
indicateur de police, tire de sa dénonciation vanité et profit.
M. Ernest Raynaud, commissaire de police (28), accouru au
bruit de l'attentat, observe que, dans la foule qui se presse autour
de l'immeuble dynamité, on compatit peu à l'infortune du
mastroquet. Il note les propos qu'il entend. « C'est la boite à
Véry qui vient de sauter » dit l'un, tandis qu'un autre ajoute
ce commentaire « Ah encore quelques vaches de moins On en a marre
des flics et des cognes. Le rêve, ça serait qu'ils y passent tous,
jusqu'au dernier ». Le populaire n'aime pas les mouchards
professionnels mais il a plus horreur encore des dénonciateurs
bénévoles. (29)
Le lendemain, quand Ravachol et ses
complices (Simon, dit Biscuit, Chaumartin, Béala, Mariette Joubert),
comparaissent devant le jury, une mobilisation formidable de police
est effectuée. Le bruit ne court-il pas que les compagnons
projettent une explosion au Palais de Justice ?
Ravachol,
dans son interrogatoire, expose que s'il a voulu frapper les
magistrats Benoît et Bulot, c'est en raison de leur attitude
partiale et haineuse dans le procès intenté aux anarchistes de
Clichy à l'occasion du 1er mai 1891.
Quesnay de Beaurepaire,
procureur général, requiert contre les accusés les peines les plus
sévères et contre Ravachol la peine de mort. Mélodramatique, et
tandis que la sueur froide de la crainte coule le long de son glabre
visage, il s'écrie, au cours de son réquisitoire :
- On a dit, Messieurs les Jurés, que
nous aurions peur. Qui donc a peur ici ?
- Vous coupe la voix
sifflante de Ravachol.
Malgré l'insistance du ministère
public, le jury accorde les circonstances atténuantes à Ravachol
que la Cour frappe, ainsi que Simon (dit Biscuit), de la peine des
travaux forcés à perpétuité. Les autres accusés sont acquittés.
Deux mois plus tard, Ravachol comparaît devant la Cour
d’assises de la Loire, à Montbrison (20-22 juin 1892). Il y est
poursuivi pour le meurtre de l'ermite de Chambles et pour la
violation de la sépulture de la baronne de Rochetaillée. Crimes de
droit commun, au regard de la loi et du ministère public.
Ravachol
répond « Un ermite mendiant, c'est un parasite, on le supprime.
Les riches n'ont pas le droit d'emporter leurs bijoux dans leur
tombe, quand il y a tant de gens qui meurent de faim. »
Ravachol est condamné à mort et la Cour ordonne que l'exécution
aura lieu sur une des places publiques de Montbrison. Il refuse de se
pourvoir et de signer son recours en grâce. Le 10 juillet,
dix-huit jours après le verdict, il est exécuté.
Il meurt
courageusement, chantant en allant à la guillotine le couplet
populaire
Si tu veux être heureux, nom de Dieu !
Pends
ton propriétaire.
et criant, au moment où tombe le couperet
Vive la Révol. ..
Que penser des différents
actes de Ravachol ?
Rochefort l'a dénoncé dans
L'Intransigeant comme un policier; et c'est pousser un peu
loin le paradoxe à l'égard d'un homme que traqua la police et qui
porta sa tête sur l'échafaud.
Nous ne discuterons pas une telle
allégation.
Dans La Révolte, Jean Grave a jugé
sévèrement le condamné de Montbrison. Merlino, interviewé par
L'Eclair, l'a répudié (30) ; dans sa réponse à
l'enquête de Jules Huret, parue peu après, Malatesta a fait la
distinction entre ses divers actes, approuvant les uns, formulant des
réserves sur d'autres. (31)
Elisée Reclus, avec sa haute
autorité, semble avoir exprimé le véritable point de vue des
anarchistes qui discutent et qui raisonnent dans sa réponse au
directeur du Sempre Avanti qui l'avait interrogé sur
Ravachol :
Loin de jeter l'anathème à Ravachol,
j'admire son courage, sa bonté, sa grandeur d'âme, la
générosité avec laquelle il pardonne à ses ennemis, voire à ses
dénonciateurs. Je connais peu d'hommes le surpassassent
en noblesse.
Je réserve une question à élucider est-il
nécessaire d'être son propre justicier sans se
laisser arrêter par des considérations telles que le
sentiment de la solidarité humaine, par exemple ? Je n'en reste pas
moins convaincu que Ravachol est un héros d'une magnanimité peu
commune. (32)
Quelque trois mois s'écoulent et une
explosion nouvelle se produit, consécutive à la grève de Carmaux.
Dans ce chef-lieu de canton du Tarn, une grève des ouvriers
mineurs avait éclaté, motivée par le renvoi de l'ouvrier Calvignac.
Celui-ci, depuis le mois de mai, était maire ; en juillet,
il avait et élu conseiller d'arrondissement il était socialiste. Il
n'en avait pas fallu davantage pour que la Compagnie minière ne lui
signifiât brusquement son congé. Se solidarisant avec Calvignac,
les ouvriers carmausins avaient relevé le gant et décidé la
cessation du travail jusqu'à la réintégration du camarade renvoyé.
La grève durait depuis deux mois, lorsque, le mardi 8 novembre,
à onze heures du matin, un jeune homme qui, pour la circonstance,
avait revêtu un costume de femme, s'introduit au siège social de la
Compagnie des Mines de Carmaux, 11, avenue de l'Opéra, et dépose
une bombe à la porte du bureau de la Compagnie qui se trouve à
l'entresol. La marmite, renversée, est enveloppée d'un exemplaire
du Temps et recouverte d'une bande de toile. Un employé de la
Compagnie aperçoit l'engin, appelle le concierge pour le porter dans
la rue et un garçon de bureau, Garcin, l'aide à la déposer sur le
trottoir. Puis, Garcin et deux agents qu'il avait hélés, le
brigadier Fomorin et l'agent Réaux, transportent la marmite au
commissariat de police de la rue des Bons-Enfants. La bombe est « à
renversement » – et à peine viennent ils de pénétrer dans
le commissariat que se produit une explosion formidable. Quatre
brigadiers ou agents et le malheureux Garcin en sont victimes.
La
police se met en campagne pour découvrir l'auteur de l'attentat.
Elle arrête, à tort et à travers, cinquante personnes plus ou
moins étrangères à la propagande anarchiste, sont filées,
arrêtées, passées à tabac, interrogées, envoyées au Dépôt,
conduites chez des juges d'instruction, malmenées et torturées.
Efforts vains, brimades inutiles, arrestations arbitraires.
L'auteur n'est pas découvert. C'est lui-même qui, quinze mois plus
tard, se révélera.
La fin de l'année 1892 et presque toute
l'année 1893 se passent sans incidents ni violences, lorsque, le
samedi 9 décembre, en plein Palais-Bourbon, du haut d'une tribune,
Auguste Vaillant lance une bombe destinée à l'hémicycle. Grand
émoi. Un nuage emplit la salle des séances. Quelques députés,
parmi lesquels l'abbé Lemire, sont légèrement atteints et ont des
écorchures.
Les parlementaires s'échappent dans toutes les
directions. Au bout de trois quarts d'heure ils reprennent leurs
esprits. On a appris, pendant la suspension de l'audience, que la
bombe était à peu près inoffensive et que les victimes ne se
portaient pas trop mal que, d'autre part, l'auteur de l'explosion
était entre les mains de la police. On pouvait donc être rassuré,
et la séance pouvait «continuer ». Les parlementaires, en somme,
avaient eu plus de peur que de mal.
Le gouvernement (M.
Casimir-Périer est président du Conseil) prend prétexte du
geste de Vaillant pour saisir les Chambres d'une série de projets de
loi restreignant les libertés publiques et les faire voter au galop
« Par le premier vote que vous êtes appelés à émettre sur les
projets que nous avons déposés, vous allez dire si vous êtes
décidés à débarrasser le pays, comme l'exigent son intérêt et
son honneur, de cette association de malfaiteurs. Quant à nous, nous
y sommes résolus, et si nous avons votre concours, si vous nous
donnez les armes nécessaires, nous en finirons ».
Ainsi
s'exprime la déclaration gouvernementale et, désireuses elles aussi
d'en finir avec la poussée anarchiste, les Chambres adoptent, sans
le moindre semblant de discussion, sans la moindre objection
politique ou juridique, quatre lois comportant l'une la modification
de la loi du 19 juin 1871 sur les détentions d'explosifs, la
seconde, la modification des articles 265, 266 et 267 du Code civil,
et assimilent les groupements anarchistes aux associations de
malfaiteurs la troisième, l'ouverture d'un crédit de 820.000 francs
pour la création de nouveaux commissaires de police, la quatrième,
l'aggravation des pénalités prévues par les articles 24, 25 et 49
de la loi de 1881 sur la presse (excitation des militaires à la
désobéissance, provocation au meurtre), etc.
Ces quatre lois
sont déposées, proposées, rapportées, votées, promulguées en
moins de huit jours.
Ce sont les premières « lois
scélérates » (33).
On ne se borne pas à voter des lois
d'exception.
La chasse aux anarchistes est ouverte et, l'élan
donné, ce ne sont pas seulement des anarchistes que traque la
police, mais les révolutionnaires de toutes les écoles, mais les
socialistes, mais même de simples personnes que n'anime aucune idée
subversive et qui passent seulement à grand tort pour s'intéresser
aux questions sociales.
Le 1er janvier 1894, les commissaires
de police de Paris, de la banlieue, des grandes villes, sont
mobilisés et expédiés dans toutes les directions. De M.
Casimir-Périer, président du Conseil, de M. Raynal, ministre de
l'Intérieur, et de M. Antonin Dubost, Garde des Sceaux, ils ont reçu
instructions et pleins pouvoirs pour agir, et, dès l'aube indécise,
ils se mettent en campagne. Le soir, deux mille perquisitions auront
été effectuées et soixante arrestations opérées et maintenues.
Clément, l'ancien commissaire de l'Empire, aussi zélé sous
Casimir-Périer que sous Emile Ollivier, perquisitionne chez Elie
Reclus. Il saisit des travaux du savant sur le coq, la poule et le
poussin, des considérations historiques sur Dionysos et les
Euménides. Elie Reclus est incarcéré au Dépôt, cellule 12. Le
directeur se montre courtois à son égard et lui offre tous les
trésors de la bibliothèque de l'établissement. Elie Reclus lui
demande la Bible Vulgate. « Nous ne possédons pas ce livre,
répond le fonctionnaire. Je le regrette pour une maison comme la
vôtre qui représente le principe d'autorité. Je m'empresserai de
vous l'envoyer dès que j'aurai l'honneur de n'être plus sous votre
toit».
Le gouvernement dut, au bout de vingt-quatre heures,
relâcher Elie Reclus auquel il était matériellement impossible
d'imputer le moindre délit.
Elisée Reclus, lui, n'est pas
arrêté. Mais son modeste pied-à- terre de Sèvres est l'objet
d'une perquisition attentive qui se prolonge durant plusieurs heures.
Sa cuisine est minutieusement explorée ses casseroles inspectées
avec soin. La police ne découvre cependant aucun objet suspect et
elle doit se contenter d'emporter, comme dépouilles opimes, les
collections du Révolté et de La
Révolte, de
vieilles cartes de visite, des autographes de savants et des notes
personnelles sur la Commune.
On perquisitionne, on
arrête à Paris, à Colombes, à Saint-Ouen, à Commentry, à
Grand-Croix, à Lyon, à Nice, à Decazeville, à Jallieu, à Clans
(Alpes-Maritimes), etc.
A Foix on fouille le domicile d'un
capitaine en retraite, officier de la Légion d'honneur mais n'a-t-il
pas la réputation d'étudier les problèmes sociaux ?
A
Troyes, la police arrête un ancien conseiller municipal, Rozier. On
a trouvé chez lui un numéro de La Petite République, alors
dirigée par M. Millerand. Mais il y a plus à son domicile que ce
journal fâcheusement incendiaire. On a encore découvert une lettre
où un correspondant, répondant au nom de Vaillant, lui adressait
cinquante francs. Ce Vaillant ne serait-il pas le dynamiteur du
Palais-Bourbon ? Le Parquet de Troyes en a d'abord le pressentiment.
Mais il finit par découvrir que le Vaillant expéditeur du mandat
n'est autre qu'un notaire de la région. Dès lors il n'insiste plus.
Mais quel effroyable péril a couru le notariat dans un pays et dans
un temps où il donne de si nobles exemples d'intégrité bourgeoise
A la suite du vote des lois de décembre 1893 et des
perquisitions et arrestations du 1er janvier 1894, qui permettent de
penser que le gouvernement ne s'arrêtera pas en si bon chemin et que
de nouvelles incarcérations suivront, un certain nombre de
compagnons estiment prudent de mettre entre eux et la police de M.
Casimir-Périer, la frontière et de se réfugier à l'étranger
plutôt que d'aller croupir pour un temps indéterminé dans les
geôles opportunistes. C'est ainsi que, trompant la surveillance
établie aux frontières et aux ports d'embarquement, Louise Michel
et ses amis, Charlotte et Achille Vauvelle, Charles Malato, Emile
Pouget, Jacques Prolo, Constant Martin, Meunier, Matha, Lucien Pemjean, Augustin Hamon, Zo d'Axa, etc. gagnent l'Angleterre.
Bien que Malato ait écrit un livre amusant et un peu paradoxal
sur Les joyeusetés de l'Exil, la vie y est très
dure pour presque tous ces hommes qui se trouvent perdus en un pays
inconnu, dont ils ignorent la langue, où ils ont mille difficultés
à trouver un gagne-pain et où, par surcroît, les mouchards de la
police française, plus ou moins camouflés, s'efforcent encore à
les pourchasser et à les signaler à la police britannique. Ils
rentreront en France au lendemain de l'amnistie de 1895, quand
s'annoncera une courte période d'accalmie.
C'est le 11
janvier 1894 qu'Auguste Vaillant est traduit devant le jury. Il est
défendu par Me Fernand Labori.
Tandis qu'on tire au sort les
jurés chargés de connaître de l'affaire, une alerte se produit. Le
bruit ne se répand-il pas au Palais de Justice qu'on vient de
découvrir une bombe dans le vestibule de la 2e Chambre de la Cour ?
Le fait est matériellement exact. Un garde a ramassé une boîte à
sardines enveloppée dans un papier d'emballage. Le commandant du
Palais, Lunel, va la jeter à la Seine lorsqu'on lui fait observer
qu'il serait plus prudent de la porter au Laboratoire municipal. M.
Girard, directeur du Laboratoire, l'ouvre avec d'infinies précautions
scientifiques, elle ne contient que de la sciure de bois et de la
poussière de charbon. Quelque fumisterie de petit clerc, sans doute.
Magistrats et jurés en sont quittes pour la peur.
Me Labori
avait fait citer comme témoin l'abbé Lemire. Il espérait que
celui-ci, au nom d'une religion et d'un Christ qui prêchent le
pardon des injures et la pitié, saurait faire entendre au jury
quelque appel à la clémence. Cet appel eût été d'autant
mieux placé dans sa bouche que l'abbé était de ceux que l'explosif
avait légèrement contusionnés. Mais le député d'Hazebrouck,
quoique élu depuis trois mois seulement, est déjà trop
parlementaire pour songer à se désolidariser de ses collègues, et
il se borne à envoyer à Labori la lettre suivante
Mon cher
maître,
Député, il est de mon devoir de ne point me
séparer de mes collègues quand il s'agit de l'inviolabilité de la
représentation nationale. Mais, victime principale de l'attentat, je
tiens à faire savoir par vous à l'homme qui m'a frappé que je n'ai
au cœur pour lui que des sentiments de pardon. Et je voudrais,
monsieur, par vous encore, supplier la justice de mon pays de ne pas
se montrer inexorable et de laisser à l'égaré le temps de
comprendre et de se repentir.
Agréez, etc.
Lemire.
Vaillant revendique devant les
jurés toute la responsabilité de son acte :
On me
reproche, dit-il, les blessures de ceux qui ont été atteints par
projectiles ? Permettez-moi de faire remarquer en passant que si
les bourgeois n'avaient pas massacré ou fait massacrer
pendant la Révolution, il est probable qu'ils
seraient encore sous le joug de la noblesse. D'autre
part, additionnons les morts et les blessés du Tonkin, Madagascar,
du Dahomey, en y ajoutant les milliers, que dis-je les millions
de malheureux qui meurent dans les ateliers, dans les mines, partout
où le capital pressure.
Ajoutons-y ceux encore qui meurent
de faim, et tout ça avec l'assentiment de nos députés.
A côté de tout cela, combien pèse peu ce que l'on me
reproche aujourd'hui !
C'est vrai que l'un
n'efface pas l'autre, mais, en somme, ne sommes-nous
pas en état de défense en répondant aux coups que nous recevons
d'en haut ? Oh je sais bien que l'on me dira que
j'aurais pu m'en tenir aux revendications par la parole
mais, que voulez-vous ? plus on est sourd, plus il faut
que la voix soit forte pour se faire entendre.
Il y trop
longtemps que l'on répond à notre voix par des coups de
prison, par la corde et par la fusillade, et ne vous faites
pas d'illusion, l'explosion de ma bombe n'est pas
seulement le cri de Vaillant révolté, mais bien le
cri de toute une classe qui revendique ses droits et qui bientôt
joindra les actes à la parole.
Auguste Vaillant est
condamné à mort.
Dans l'opinion publique la question se
pose enverra-t-on à l'échafaud l'homme qui n'a pas tué ?
Exécutera-t-on un homme pour quelques égratignures ? Le public se
montre favorable à une mesure de grâce. Même à la Chambre des
Députés circule une pétition adressée au président de la
République et le priant, en vertu du droit que lui confère la
Constitution, de signer une commutation de peine.
Mais Sadi
Carnot reste sourd à toute voix de commisération et d'humanité. Il
n'a qu'un souci venger de l'outrage anarchiste sa majesté
parlementaire. Le 4 février 1894, Vaillant est livré à Deibler. Il
meurt, fidèle à ses convictions et à son idéal. Devant la
sinistre machine, son dernier cri est « Mort à la société
bourgeoise et Vive l'anarchie ».
Cette
exécution remue profondément le populaire. Quelques heures plus
tard, une palme, ornée d'un large ruban rouge est déposée sur la
tombe du décapité. La police fait disparaître cet emblème
séditieux. Il est presque aussitôt remplacé par une nouvelle
palme, à laquelle est épinglée une carte qu'encadre un fil d'or et
qui porte ces huit vers :
Puisqu'ils ont fait boire à
la terre,
A l'aube du soleil naissant,
Rosée auguste
et salutaire,
Les saintes gouttes de ton sang,
Sous
la feuille de cette palme
Que t'offre le droit outragé,
Tu
peux dormir d'un sommeil calme
O martyr, tu seras
vengé !
Vaillant, quelques mois plus tard, devait
être « vengé ».
Vingt jours après, le 24 février 1894,
nouveau procès en Cours d'assises c'est au tour, cette fois, de Jean
Grave. Il est poursuivi selon les habituelles inculpations (il nous
faut à chaque procès les reproduire : provocations adressées
à des militaires dans 1e but de les détourner de leur devoir,
apologie de faits qualifiés de crimes, excitation au meurtre, au
pillage et à l'incendie, délits perpétrés dans son livre La
Société mourante et l'Anarchie. Elisée Reclus, Octave Mirbeau,
Paul Adam, Bernard Lazare déposent tour à tour en faveur de
l'accusé. Il est condamné à deux ans
de prison et mille francs
d'amende.
(A suivre) Anna-Léo Zévaès.
Partie précédente : IV LE PREMIER MAI
(25) Refrain populaire anarchiste qui se chanta vers 1892-93 sur l'air de :
Chantons, pour passer le temps,
Les amours plaisants d'une belle fille.
(26) Ravachol ne comparait pas « comme ayant été condamné précédemment à une peine supérieure à celle qu'il pourrait encourir ici ». C'est par cet euphémisme éminemment juridique et distingué que l'acte d'accusation explique au jury que l'auteur de diverses explosions n'a pas été compris dans la poursuite. II eût été plus simple de dire qu'il avait été guillotiné.
(27 ) L'explosion du boulevard Saint-Germain avait été précédée, le 1er mars 1892, d'une première explosion qui s'était produite dans l'immeuble portant le numéro 57 de la rue Saint-Dominique et habité par la princesse de Sagan. Au lendemain de tortures infligées aux anarchistes de Xérès, on pensa généralement que les auteurs de l'attentat avaient eu l'intention de manifester contre l'ambassade d'Espagne, dont tous les annuaires indiquaient encore l'adresse, 53, rue Saint-Dominique, mais qui, depuis peu, avait été transférée ailleurs. Les dégâts furent purement matériels.
(28) Ernest Raynaud, Souvenirs de Police, Au temps de Ravachol, Payot, édit, Paris, 1923, pages 288, 302, 304.
(29) Les compagnons Francis (Jean-Pierre) et Meunier (Théodule) sont, sur la dénonciation d'une femme, accusés d'être les auteurs de l'explosion du restaurant, extradés d'Angleterre et, à des dates différentes, déférés à la Cour d'assises de la Seine. Le 13 avril 1893, Francis est acquitté. Au contraire, le 26 juillet 1894, Meunier, à qui le ministère public impute en outre l'explosion de la caserne Lobau, est condamné aux travaux forcés à perpétuité.
(30) l'Eclair, 7 avril 1892.
(31) Jules Huret, Enquête sur la question sociale, pages 246, 247.
(32) Elisée Reclus, Correspondance, T. III, p. 120,
(33) La première application en est faite à l'étudiant socialiste, J.-L. Breton, pour un article paru dans le Parti socialiste du 28 janvier 1894 et où il critiquait l'attitude de Sadi Carnot à l'égard de Vaillant. Trois jours après la publication de l'article, Breton était brusquement arrêté à l'imprimerie du journal, 14, rue Duperré, en même temps que le gérant, et jeté à Mazas, dans la promiscuité des escrocs et des fripons. Quelques jours après, le 10 février, il comparaissait devant la Cour d'assises de la Seine. Le gérant fut acquitté. Le jury accorda à Breton les circonstances atténuantes mais la Cour lui infligea deux années d'emprisonnement. Arrestation, inculpation, instruction, audience, débats, verdicts tout cela s'était effectué en douze jours. Depuis, J.-L. Breton est devenu député, sénateur, ministre, membre de l'Institut.