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IV LE PREMIER MAI
NOUVEAUX ORATEURS, NOUVEAUX GROUPES, NOUVEAUX journaux. Le Père Peinard, L'Attaque. Ernest GEGOUT ET MALATO DEVANT LE JURY. LA MANIFESTATION DU 1er MAI 1890. LA JOURNÉE DE VIENNE. LORION EN COUR D'ASSISES. L'Echauffourée DE CLICHY.
Depuis 1880, le « demi-quarteron » s'est développé. Il a fait des petits.
Si Emile Gautier,à sa sortie de prison, s'est assagi et a disparu de la circulation politique, privant ainsi d'un éloquent porte- parole la propagande libertaire, par contre d'autres orateurs ont surgi, mettant au service de l'idée anarchiste courage et talent. Nous avons déjà mentionné Louise Michel et Emile Pouget. Voici maintenant Tortelier, ouvrier menuisier, orateur populaire puissant, Tennevin, comptable, dialecticien à la parole précise, Jacques Prolo, journaliste, plein de véhémence et de verve.
Voici encore Leboucher, Jahn, Fortuné Henry. Voici, un peu plus tard, Sébastien Faure, orateur magnifique, tout à la fois disert et vigoureux, élégant et pressant, dont la parole exerce sur les foules, même sur le public bourgeois, une immense séduction. Sébastien Faure, qui est né à Saint-Etienne en 1858 et qui sort d'une famille bourgeoise et pieuse, donne d'abord son adhésion à la doctrine collectiviste et, en 1885, lors des élections législatives, il figure comme candidat sur la liste du Parti ouvrier dans la Gironde. Mais, amoureux de la liberté jusqu'à l'absolu, « de la liberté sans rivages », comme disait Vallès, il renonce bientôt au socialisme pour l'anarchisme et, dès 1888, commence sa carrière de conférencier ambulant, promenant dans la France entière la théorie libertaire.
Des groupements se
forment un peu partout. Un certain nombre existaient déjà depuis
1880 à Paris, dans la banlieue parisienne à Lyon et dans la région
lyonnaise à Marseille et à Cette. Il s'en forme maintenant à
Brest, à Angers, à Trélazé, à Amiens, à Lille, à Roubaix, à
Troyes, à Ganges, etc.
Parmi ces nouveaux groupes, une mention
est due au Groupe cosmopolite, de Paris, qui se signale par
son activité de 1886 à 1888 et qui compte parmi ses membres
Schiroky ; Méreaux, un chimiste de Charonne ;
Parthenay, un ancien blanquiste ; Jacques Prolo ; Girondal
(d'origine belge) ; Devertus, rédacteur au Cri du Peuple ;
Charles Malato ; Alain Gouzien.
Fils d'un combattant de
la Commune qui avait été condamné à la déportation et expédié
à la Nouvelle-Calédonie, Malato a grandi sur la terre du bagne, et
dans son livre, De la Commune à l'Anarchie, il a donné
des descriptions saisissantes de la vie de Nouméa et de l'île des
Pins. Il rentre en France avec l'amnistie. Dès 1886 il est conquis
aux idées anarchistes et devient, par ses livres et ses articles de
journaux, l'un de leurs meilleurs théoriciens.
Quant à
Alain Gouzien qui, en 1887, est à peine âgé de vingt ans et qui
est alors doué d'une activité débordante, son enthousiasme
anarchiste est de courte durée. Il se convertit bientôt au culte du
Sacré-Cœur, devient l'un des collaborateurs de La France chrétienne
et se voue désormais à la propagande catholique. Nul ne se souvient
maintenant et de cet incident et du nom même d'Alain Gouzien
mais, à l'époque, sa conversion fait un bruit énorme. « Pauvre
Gouzien dit Malato il eût pu trouver mieux. Il n'avait aucune
méchanceté. Un peu de mysticisme et les promesses du jésuite le
firent choir ». Malato ajoute « Au lendemain de sa conversion,
profitant des tendances ultra-idéalistes d'un grand nombre
d'anarchistes, les séculaires ennemis de tout affranchissement,
masqués en socialistes chrétiens, cherchaient à nous attirer à
eux. Ils n'attirèrent guère que Gouzien et un pauvre diable sans
aucune valeur du nom de Bébin ». (21)
Le Groupe cosmopolite
lance un journal La Révolution cosmopolite, qui a quatre
numéros, tirés à quatre ou cinq mille exemplaires, pour la plupart
distribués gratuitement. Après une interruption de quelques mois,
causée par la pénurie d'argent, La Révolution cosmopolite
paraît sous la forme de revue bi-mensuelle. Louise Michel, Malato,
Odin, Cassius (pseudonyme cachant un
savant, ami de Blanqui),
Jacques Prolo, le Dr Castelnau, sont ses collaborateurs. Elle tombe
glorieusement, et à temps, car de nouveau la caisse se vide, sur un
article d'Odin qui vaut à son auteur et à Pons, le gérant,
trois mois d'emprisonnement (1888).
Peu après, Le Père
Peinard, hebdomadaire, est créé par Emile Pouget. Son premier
numéro paraît le 24 février 1889 et Le Père Peinard
fournira une longue carrière, puisqu'il vivra jusqu'aux lois
scélérates et comptera 253 numéros. Son format est celui du quart
d'un journal quotidien.
Pouget ressuscite la tradition
d'Hébert et du Père Duchéne; c'est la langue des faubourgs,
une manière d'argot, qu'il emploie :
Bons bougres,
annonce-t-il, lisez tous les dimanches Le Père Peinard
Sous
ce titre, chaque semaine, le gniaff-journaleux publie ses réflecs,
où il ne mâche pas leurs vérités au Jeans-foutres du Gouvernement
et des patrons.
Le numéro contient seize pages de tartines
et coûte deux ronds.
Sordida verba, diront
dédaigneusement délicats et académiciens, comme déjà, en 1793,
ils le disaient du Père Duchêne d'Hébert, qui, lui aussi,
connut une abondante diffusion. (22) Eh sans doute, ce n'est ni
du Paul-Louis Courier ni du Rochefort ni du Vallès mais Le Père
Peinard a de l'humour, de la sève, de l'entrain, et sa gouaille
cocasse et mordante retient l'attention d'un tas de lecteurs de
culture élémentaire que la sereine philosophie et les exposés
théoriques de La Révolte laisseraient indifférents.
Il
a, d'ailleurs, un réel succès, et son tirage moyen est de huit à
dix mille exemplaires.
Intermédiaire d'allures entre Le
Père Peinard et La Révolte, apparaît L'Attaque que
fonde Ernest Gégout, sorti depuis peu du Cri du Peuple.
L'Attaque commence à paraître en 1888 mais, socialiste
révolutionnaire à ses débuts, elle ne devient nettement anarchiste
qu'à partir de 1889. Parmi les collaborateurs réguliers de
L'Attaque Sébastien Faure, Charles Malato, Lucien Weill,
François Guy, et les poètes libertaires Paul Paillette et
Percheron.
D'autres brûlots, qui ont une existence éphémère,
sont encore publiés à Paris ou en province Terre et Liberté
(Paris, 1885, une quinzaine de numéros) ; Le Forçat du
Travail (Bordeaux, 1886, une dizaine de numéros) ; La
Révolte des Af famés (Calais, à peine quelques numéros) ;
L'Action révolutionnaire (Nîmes, mai 1887, deux ou trois
numéros) ; Le Ça ira (Paris, 1888, une dizaine de
numéros) ; Le Drapeau noir (Marseille, 1888, une
demi-douzaine de numéros) ; Le Bandit du Nord (Roubaix,
février 1890, deux numéros) ; Le Pot à Colle et Le
Riflard, qui ont chacun quelques numéros, publiés à Paris
(1890-91).
Toutes ces publications à périodicité plus ou moins
régulière, toutes les brochures qu'écrivent Reclus, Krojpotkine,
Malato et d'autres compagnons, toutes les réunions qui sont tenues
sur les plus diverses parties du territoire, déterminent, vers
1890, une indiscutable effervescence révolutionnaire et l'approche
du Premier Mai va contribuer encore à accélérer le mouvement.
Fête du travail, manifestation de la classe ouvrière pour les
huit heures, affirmation de la solidarité internationale des
prolétaires, le Premier Mai va être célébré pour la première
fois en 1890.
Il est d'origine guesdiste. Ce sont Jules
Guesde et ses amis qui l'ont fait adopter par le congrès marxiste
international qui s'est tenu, en juillet 1889, à Paris. Mais du
moment qu'il s'agit d'une mobilisation des forces populaires, du
moment que la démonstration projetée peut être l'occasion et le
point de départ d'une agitation féconde, les libertaires ne
sauraient s'en tenir à l'écart. Au contraire, sans qu'ils aient
besoin de se concerter pour prendre une résolution, ils décident de
coopérer à l'action qui se prépare. Ils sont d'autant mieux fondés
à se conduire de la sorte que l'annonce du Premier Mai provoque dans
le prolétariat une vive émotion.
Depuis, on s'est, de part
et d'autre, accoutumé à la manifestation du Premier Mai, à son
retour périodique. Mais dans les premiers mois de 1890, son approche
détermine d'autant plus d'anxiété que la journée s'annonce plus
mystérieuse. Que sera-t-elle?
Violente ou pacifique ? Les niais,
qui s'imaginent qu'une révolution se fait sur commande et se décrète
dans un congrès dix mois à l'avance, ne parlent rien moins que du
Grand Soir. Mais sans pousser la sottise à ce degré, ne peut-on pas
se demander s'il n'y aura pas quelque émeute, quelque soulèvement
populaire?
La terreur est grande dans la bourgeoisie comme grande
est l'espérance dans les milieux plébéïens.
Dans le
courant d'avril, les appels, les manifestes se multiplient sur les
murailles. Des réunions publiques ont lieu de toutes parts. Les
socialistes en organisent un peu partout les anarchistes en
organisent de leur côté ou se rendent à celle des socialistes et
opposent à la conception guesdiste du Premier Mai leur conception
libertaire pas de cortèges se rendant aux pouvoirs publics, mais la
grève de tous les corps de métier pas de pétitions au Gouvernement
ou aux Chambres, mais l'agitation dans la rue.
Le ministre de
l'Intérieur a nom Constans. Il a besoin de rassurer sa clientèle,
la bourgeoisie opportuniste et le patronat, il a besoin de se
rassurer lui-même, car il n'est pas sans inquiétude. Aussi dans les
jours qui précèdent la démonstration, ce ne sont que
perquisitions, que poursuites et arrestations.
Le Père
Peinard est déféré à la Cour d'Assises de la Seine en la
personne de son gérant, Lucien Weill, pour le double crime
d'excitation au pillage et au meurtre, et de provocation des
militaires à la désobéissance. Le premier de ces crimes se trouve
perpétré dans les lignes suivantes, extraites d'un article
intitulé : La Manifestation du Premier Mai
S'il
n'y a pas moyen de donner le coup d'épaule définitif, de foutre la
bicoque bourgeoise en bas, du moins qu'on ne rate pas le coche pour
se frusquer à l'oeil et prendre un léger acompte chez tous les
voleurs de la Haute.
Les Louvre, les Printemps, la
Belle-Jardinière, les Potin nous tendent les bras et nous font les
yeux doux. C'est si bon d'avoir un paletot neuf sur le dos ou des
ripattons aux pattes.
Surtout, faudra pas perdre de vue les
Rothschild, nom de dieu, ainsi que tous les vautours de la finance et
de la banque ;on pourra d'un saut aller dire bonjour à leurs
cambuses.
Le passage suivant est retenu par le Parquet, comme
contenant la provocation adressée à des militaires dans le but de
les détourner de leur devoir d'obéissance :
Le 1"
mai est une occase qui peut tourner à bien. II suffirait pour cela
que nos frangins, les troubades, lèvent la crosse en l'air, comme en
février 1848, comme en mars 71, et ça ne serait pas long du coup.
Les soldats, que sont-ils ? Nos frères de misère. Pourquoi
défendraient-ils les riches ? Qu'ils y songent, nom de dieu, et
quand on leur commandera Feu qu'ils essayent les fusils Lebel sur
leurs chefs et qu'ils fassent merveille
Lucien Weill
comparaît donc devant le jury, à l'audience du 18 avril 1890. Il se
défend lui-même, expose ses idées et ajoute :
«
Adversaire de la loi, je ne vous reconnais pas pour mes juges.
Quel que soit votre verdict, je ne me considère pas comme jugé,
mais comme frappé ». Déclaré par le jury coupable sans
circonstances atténuantes, il est condamné à quinze mois de
prison.
Dix jours plus tard, le 28 avril 1890, c'est au tour de
Malato et de Gégout de. s'asseoir sur le même banc des accusés,
devant le même jury. Le motif des poursuites est un article du
premier intitulé La Lutte, paru dans L'Attaque et
contenant notamment les lignes suivantes :
L'organisation
faisant la force du Gouvernement, c'est elle que nous devons détruire
de toutes façons. Que postes, télégraphes, téléphones, chemins
de fer, journaux, soient dans l'impossibilité de fonctionner que les
égoûts inondés, obstrués, refusent passage aux colonnes de
troupe; que là où manque la poudre, le feu déploie ses larges
ailes. Pas n'est besoin pour tout cela d'un Comité directeur qui,
affolé par la multiplicité des impressions, perdrait sûrement la
tête et ne pourrait que tout entraver; l'initiative
des hommes et des groupes sera le meilleur guide et une fois la lutte
engagée sur ce terrain, grâce à la furia anarchiste, à la force
dynamique de la masse, à l'effet moral produit sur des troupes
régulières isolées, le triomphe est certain.
Il
est impossible d'en dire davantage. Eussions-nous quelques idées
personnelles, nous ne commettrions pas la jocrisserie de les publier
dans un journal que lisent nos ennemis aussi bien que
nos amis les meilleurs plans de combat sont d'ailleurs ceux exécutés
sous l'inspiration du moment. Nous croyons superflu de rappeler que
la destruction de la paperasserie administrative et la prise au tas
de tout ce qui sera nécessaire aux combattants sont des mesures qui
s'imposent et qu'on devra accomplir sans attendre qu'un
gouvernement collectiviste ait nommé des commissions, lesquelles
nommeraient des sous-commissions, lesquelles nommeraient des
rapporteurs et des délégués, lesquels n'auraient pas terminé leur
travail au bout de six mois.
En terminant l'étude sur cette
première phase de la lutte, rappelons aux camarades qu'il existe une
brochure intéressante L'lndicateur anarchiste
qui, bien qu'offrant des lacunes regrettables, donne au vrai
révolutionnaire, à celui qui veut se préparer au combat, des
conseils pratiques.
Malato est poursuivi en qualité d'auteur
de l'article, Gégout en qualité de gérant. Fidèles à la
tradition, ils se défendent eux-mêmes.
D'une voix
tonitruante, qui eût rendu des points aux trompettes de Jéricho,
Gégout expose comment il est venu à l'anarchisme « Mon
éducation, dit-il en substance, a passé par trois phases, la phase
bourgeoise, je suis fils de bourgeois et j'ai été élevé dans la
bourgeoisie la phase administrative, j'ai été, durant vingt jours,
sous-préfet de Falaise la phase pseudo-humanitaire, j'ai été
inspecteur des Enfants assistés. Partout je n'ai rencontré
qu'injustices et abus. C'est ce qui m'a rendu anarchiste ». Et
il conclut :
Vous nous qualifiez d'utopistes ? Vous
n'empêcherez pas que cette utopie devienne demain une réalité dont
jouiront nos fils.
Et puis, comment, croirais-je à
l'infaillibilité de votre justice, lorsque je la vois rendre au nom
d'un Dieu qu'elle a autrefois bafoué et crucifié ?
D'une voix
douce et insinuante, Malato fait un exposé complet de la doctrine
anarchiste et rappelle en terminant le mot du philosophe allemand
Fichte « Un jour viendra où les hommes seront assez conscients
pour se débarrasser de tout intermédiaire gouvernemental dans leurs
relations réciproques ».
Quinze mois de prison, trois mille
francs d'amende à chacun: telle est la réponse du jury. Ainsi
commence à se réaliser la prophétie d'un bon bourgeois coudoyé
par Gégout et Malato dans un couloir du Palais de Justice: « Ce
sont de grands malfaiteurs qui finiront un jour sur l'échafaud
».
Ayant comparu libres devant le jury, les deux condamnés
sortent sans défiance de la Cour d'Assises ils se croient à peu
près saufs, et déjà ont fait quelques pas place Dauphine, quand
une demi-douzaine d'agents en bourgeois, sournoisement glissés dans
les rangs de la foule, leur sautent dessus, les appréhendent et les
entraînent violemment vers les bureaux de la Sûreté, puis
au
Dépôt.
Là, ils retrouvent tout un lot de camarades
victimes d'une rafle récente : Tennevin, qui arrivait de Vienne
(Isère) et qui a été arrêté à sa descente du train ;
Merlino, qui a été arrêté à Versailles, alors qu'il distribuait
des tracts antimilitaristes ; Tortelier, Sébastien Faure et
Leboucher, qui doivent donner une réunion le 30 avril ;
Stoïnoff un étudiant roumain Cabot, Ricard, Cuissé, un guesdiste
de la Bourse du Travail, Prévost.
Louise Michel est
également l'objet d'un mandat d'arrêt du Parquet de Saint-Etienne,
où elle devait donner une conférence.
La journée du 1er mai se
déroule à peu près partout assez tranquillement, caractérisée
d'une part par des réunions ouvrières, des cortèges, des
démonstrations, des meetings d'autre part par les provocations
gouvernementales (arrestations nombreuses, déploiement inouï
d'infanterie, de cavalerie, de gendarmerie et de police). La
caractéristique de la journée, c'est que le chômage a été
appliqué dans la plupart des centres industriels.
A Vienne, la
manifestation revêt un aspect presque tragique. La sous-préfecture
de l'Isère est un important centre industriel. Sur la Gère sont ses
usines, ses filatures de laine, ses ateliers d'effilochage d'étoffes,
ses ateliers de métallurgie, qui occupent des milliers d'ouvriers.
Ceux-ci sont mal rétribués la ville de Vienne est une de celles où
l'exploitation patronale est la plus effrénée. Aussi la propagande
anarchiste trouve-t-elle dans ce milieu un terrain particulièrement
propice et, en fait, depuis 1880, elle s'y est exercée sans relâche
lors du procès des anarchistes lyonnais de 1883, plusieurs
compagnons viennois se trouvaient englobés dans la répression
générale.
Le 29 avril, une conférence est donnée à
Vienne par Tennevin et Louise Michel, ils exhortent les ouvriers à
chômer et à prendre part à la manifestation.
Le 1er mai,
sauf dans trois ateliers, le chômage est complet. Un meeting est
tenu l'après-midi au théâtre le maire radical Jouffray et le
commissaire central ayant voulu intervenir sont expulsés, non sans
essuyer quelques horions. Puis un cortège se forme les ouvriers
défilent à travers les rues de la cité, arborant des drapeaux
rouges, symboles de la révolte, et des drapeaux noirs, symboles de
la misère. Les gendarmes, sabre au clair, chargent et tentent de
disperser les manifestants. Ceux-ci résistent et, renversant un
camion, le transforment en barricade improvisée. Ils tiennent bon et
les gendarmes doivent laisser libre passage à la foule victorieuse.
Les manifestants se scindent en deux tronçons, se dirigeant
chacun vers l'une des usines où le travail n'a pas été interrompu.
Chemin faisant, l'un des groupes envahit la fabrique Brocart. Le
patron de celle-ci est particulièrement exécré de la population
récemment, il avait renvoyé diverses ouvrières qui avaient refusé
de condescendre à ses caprices. En deux minutes, les manifestants se
rendent maîtres de l'usine ils procèdent à une distribution de
drap. Au dehors, maintes bagarres se produisent entre les ouvriers
qui entonnent des refrains révolutionnaires, qui crient « A bas
Brocart A bas les patrons » et les troupes accourues de toutes
parts pour « rétablir l'ordre ».
Le prolétariat a
eu vraiment sa journée à Vienne le ler mai 1890. (23)
Le
soir, le lendemain et les jours suivants, police, gendarmerie,
magistrature enquêtent, perquisitionnent. De nombreuses arrestations
sont opérées qui aboutissent à un vaste procès, le 8 août,
devant la Cour d'assises de l'Isère le procès de l'émeute de
Vienne.
Les accusés sont au nombre de 18, ce sont Tennevin,
comptable à Paris, 42 ans ; Pierre Martin, 33 ans ;
Chatain, 48 ans ; Genet, 45 ans ; Antoine Piollat, 31 ans ;
Buisson, 27 ans ; Garnier, 25 ans ; Cellard, 36 ans ;
Marie Huguet, 24 ans ; Michel Huguet, 16 ans ; Lombard, 22
ans ; Jeanne Béal, 19 ans ; Françoise Oriol, 17 ans ;
Célestine Tournier, 19 ans ; Jeanne Tavernier, 16 ans, femme
Gagelin, 29 ans ; Pauline Parot, 38 ans ; Emilie Tabard, 19
ans. A l'exception de Tennevin et de Pierre Martin, qui est tailleur
à Vienne (24), tous les accusés sont ouvriers tisseurs ou ouvrières
cardeuses dans les fabriques de la ville.
Les débats devant la
Cour d'assises présentent d'un bout à l'autre le plus vif intérêt
et ne laissent pas d'être à la fois mouvementés et émouvants.
Au cours de son interrogatoire, Tennevin expose les théories
libertaires, et comme le président lui déclare « Vous n'étiez
pas à Vienne lorsque l'émeute s'est produite, mais c'est votre
discours incendiaire qui l'a provoquée », il répond « Si
j'avais l'influence que me prête l'accusation, il y a longtemps que
la vieille société aurait vécu ».
Au reproche
d'exploiter la crédulité publique, Pierre Martin réplique :
De
tout temps, à toute époque, lorsqu'un homme de foi, sincère dans
ses opinions, logique dans sa manière d'agir, risque sa liberté, sa
vie, pour une cause qu'il croit, qu'il reconnaît être juste, les
gens sans opinion, prêts à les partager toutes suivant leurs
intérêts, ne peuvent pas comprendre que les apôtres d'une idée
soient autre chose que des salariés de leur cause. Les frais de
réunion, les voyages des amis qui se dérangent pour y assister, les
secours aux familles des détenus et aux détenus eux-mêmes, voilà
à quoi sert Je produit des conférences publiques. Les anarchistes
ne sont point des commerçants, mais les apôtres d'une idée
nouvelle.
Martin s'explique ensuite sur les faits eux-mêmes
qui se sont passés à Vienne le 1er mai c'est le sentiment populaire
qui a tout guidé, c'est la force ouvrière qui s'est déchaînée
irrésistiblement.
il nie la plupart des propos absurdes que lui
prêtent les rapports de police mais il revendique hautement sa part
de responsabilité dans les événements. Si les ouvriers et
ouvrières ont envahi les magasins du patron Brocart, c'est que
ce patron était devenu pour tous les travailleurs viennois un objet
d'exécration et de mépris il n'avait pas hésité à congédier les
ouvrières qui repoussaient ses exigences.
A quoi le
président des assises objecte gravement que cela est ignoble, mais
ne justifie ni la vengeance ni le pillage.
Les débats durent
quatre jours. Le procureur général Dubois sollicite du Jury des
condamnations exemplaires « Si vous pensez, conclut-il, que dans
un pays libre comme le nôtre, il ne doit y avoir ni troubles dans la
rue ni violence ni arbitraire si vous pensez que le
respect des lois est la nécessité indispensable à tout
gouvernement, alors vous vous montrerez sévères et vous ferez voir
que la République française, tout en étant tolérante, sait
prouver qu'elle est forte ».
Tennevin, Pierre Martin,
présentent eux-mêmes leur défense. Les autres accusés sont
assistés par des avocats de Grenoble. Trente-trois questions sont
posées aux jurés qui, après une délibération d'une heure,
émettent un verdict affirmatif, mitigé de circonstances
atténuantes, pour Pierre Martin, Tennevin et Buisson et un verdict
négatif pour les autres accusés. Martin accueille le verdict par
ces mots « Je souhaite que la conscience de messieurs les jurés
soit aussi tranquille que la mienne ». Puis, au milieu de
l'émotion générale, les acquittés embrassent leurs compagnons
condamnés, tandis que la Cour prononce les peines suivantes Pierre
Martin, cinq ans de prison, dix ans d'interdiction de séjour
Tennevin, deux ans de prison, cinq ans d'interdiction de séjour
Buisson, un an de prison et cinq ans d'interdiction de séjour.
En
raison d'un vice de forme, la Cour de Cassation casse l'arrêt de
Grenoble en ce qui concene Martin, et le renvoie devant une autre
Cour d'assises (celle des Hautes-Alpes), sans toutefois que le Jury
soit appelé à délibérer de nouveau. Le 8 décembre 1890, Pierre
Martin comparaît ainsi devant les Assises de Gap, où sa peine est
réduite à trois ans de prison.
Dans d'autres parties de la
France, les poursuites continuent. Le mois de décembre 1890 en voit
encore deux importantes. Le 8, à Paris, le gérant du Père
Peinard, Faugoux, que Sébastien Faure a obtenu l'autorisation de
défendre devant le Jury, est condamné à deux ans de prison et
trois mille francs d'amende pour divers articles parus récemment et
dans lesquels, pour n'en point perdre l'habitude, le Parquet avait
relevé les délits de provocation au meurtre et au pillage et de
provocation à des militaires pour les détourner de leur devoir.
Le 18 décembre, à Douai, Eugène Girier, dit Lorion, à
peine âgé de 21 ans, comparaît devant le Jury du Nord pour
tentatives de meurtre sur des agents. Quelques mois plus tôt, à la
suite d'un article particulièrement outrageant pour les anarchistes
lillois, publié par le journal catholique La Dépêche,
plusieurs d'entre eux, dont Lorion, s'étaient rendus aux bureaux
dudit journal et avaient malmené ses rédacteurs. Ils furent
condamnés à des peines diverses. Lorion, qui n'avait pu être
arrêté, se vit, par défaut, infliger quinze mois d'emprisonnement.
Sur ces entrefaites, Le Cri du Travailleur, organe de Defory
et des socialistes lillois, publie un article indiquant que Lorion
était au Havre et ajoutant que si la police ne le mettait pas à
l'ombre, c'est qu'elle y mettait de la bonne volonté ou qu'elle
avait des raisons pour agir ainsi. En face d'une semblable
insinuation, que fait Lorion ?
N'écoutant que son tempérament
ardent et sans songer aux conséquences de sa témérité, mais
soucieux par dessus tout de se laver du soupçon infâmant que l'on a
dirigé contre lui, il annonce qu'il se rendra à Roubaix, qu'il
y donnera une réunion publique et contradictoire et il somme ses
diffamateurs de s'y présenter.
Le 6 septembre, il est à
Roubaix. A la police qui veut s'emparer de sa personne il résiste
énergiquement il se défend, le revolver au poing, et blesse deux
agents. Ce sont ces coups et blessures, qualifiés tentatives de
meurtre, qui le conduisent en Cour d'assises. Il présente lui-même
sa défense, non sans émotion, et est condamné à dix ans de
travaux forcés et quinze ans d'interdiction de séjour. (24)
Le
ler mai 1891, la manifestation ouvrière internationale, inaugurée
l'année précédente, est renouvelée. Dans l'ensemble de la France
elle est, comme en 1890, caractérisée par une débauche de
provocations gouvernementales, de charges policières et militaires,
d'arrestations et de poursuites. Les socialistes Jean-Baptiste
Clément et Langrand, l'un à Charleville, l'autre à Saint- Quentin,
sont arrêtés et condamnés à plusieurs mois de prison.
Toutes
ces violences du .pouvoir sont complétées et couronnées par le
massacre de Fourmies (douze morts, une trentaine de blessés), où la
République de M. Constans se montre la digne continuatrice de
l'Empire d'Aubin et de La Ricamarie.
A Clichy, la participation
des compagnons libertaires à la manifestation donne lieu à de vifs
incidents. Comme ils défilent sur la voie publique, le drapeau rouge
en tête, la police tente de les arrêter et d'arracher leur drapeau.
Une violente bagarre se produit alors. Les manifestants résistent
énergiquement quelques-uns tirent sur les agents le commissaire
Guilhem et cinq agents sont blessés, d'ailleurs légèrement trois
anarchistes sont atteints plus grièvement un d'entre eux, Decamps,
reçoit six coups de sabre. Enfin, force reste à la « loi et
plusieurs compagnons sont arrêtés.
Au poste, ils sont
tellement roués par les agents déchaînés que Le XIXe
Siècle, dans son numéro du 4 mai, peut donner ce détail
savoureux « Les anarchistes n'ont pas encore été interrogés
parce qu'ils sont assez malmenés par le vigoureux passage à tabac
qu'ils ont subi au poste de police ».
Les incidents de
Levallois-Perret ont leur inévitable épilogue en Cour d'assises, et
le 28 août 1891, trois militants anarchistes, Decamps, forgeron (32
ans), Léveillé, ajusteur (35 ans) et Dardare, ciseleur (24 ans),
sont traduits devant le jury de la Seine.
Ils sont accusés «
conjointement avec d'autres individus demeurés inconnus, d'avoir
porté des coups et fait des blessures avec l'intention de donner la
mort à des agents de la force publique dans l'exercice de leurs
fonctions ». Crime qui, sans circonstances atténuantes, est
puni de la peine de mort.
Les débats sont présidés par le
Conseiller Benoit et le rôle du Ministère public est tenu par
l'avocat général Bulot, qui prononce an réquisitoire d'une extrême
sévérité et ne réclame rien de moins que la tête des accusés.
Après plaidoiries des avocats, Decamps donne lecture au jury
d'un mémoire consacré à sa défense et affirmant les principes
anarchitstes.
Mais c'est une conférence que vous nous faites
là intervient le président.
Quoi répond Decamps, vous nous
traitez d'assassins et vous nous refusez le droit de répondre ?
Soit, je m'arrête.
Conduisez-nous immédiatement sur la place de
la Roquette...
Le jury, édifié par les débats qui ont démontré
les provocations et les violences de la police, se montre
relativement indulgent. II rapporte un verdict affirmatif mais mitigé
par des circonstances atténuantes, en ce qui concerne Decamps et
Dardare et négatif à l'égard de Léveillé. Decamps est condamné
à cinq ans de prison, Dardare à trois ans, Léveillé est acquitté.
Ce qui permet de dire à La Révolte « Le ministère public
demandait trois têtes et il a obtenu huit ans de
prison. Autant dire que la police a été condamnée ».
(A
suivre) Aima-Léo Zévaès
Partie précédente : III A L'ESPLANADE DES INVALIDES. – L'AFFAIRE DUVAL.
(21) Charles MALATO, De la Commune à l'Anarckie, p. 251.
(22) Les Goncourt, ces artistes du style et puristes de la forme s'il en fût rendent hommage à la langue du Père Duchêne et en apprécient la saveur « Ne vous laissez pas tromper, écrivent-ils, à ces b... à ces f... qui ne sont pour ainsi dire qu'une manière de ponctuation surmontez le dégoût et vous trouverez, au delà de ce parler de la Râpée, une tactique habile, un adroit allèchement pour le populaire, une mise à sa portée des thèses gouvernementales et des propositions abstraites de la politique. Vous trouverez par delà un idiome poussé de ton, nourri, vigoureux, rabelaisien, aidé à tous moments de termes comiques ou grossiers venant à bien, un timbre juste, un esprit de saillies remarquable, une dialectique serrée, un gros bon sens carré et plébéien. Un jour viendra quand pour juger les œuvres on ne se rapelera plus quelles mains ont tenu les plumes où l'on reconnaîtra esprit, originalité, éloquence, peut-être la seule véritable éloquence de la Révolution, aux Pères Duchéne et surtout à Hébert » (E. et J. de GONCOURT, Histoire dè la Société française pendant la Révolution.)
(23) Dans son livre, L'Evolution, la Révolution et l'Idéal anarchique (p. 263), Elisée Reclus insiste sur la portée révolutionnaire de la journée de Vienne :
« Lors de la grande grève des chargeurs et portefaix de Londres, tout le quartier des docks ne s'est-il pas trouvé de fait entre les mains d'une foule internationale, fraternellement unie ? Nous avons vu mieux encore. A Vienne, près de Lyon, des centaines d'ouvriers et d'ouvrières, presque tous tisseurs de lainages, ont su noblement fêter la journée du Premier Mai en forçant les portes d'une fabrique, non en pillards, mais en justiciers solennellement, avec une sorte de religion ils s'emparent d'une pièce de drap qu'ils avaient eux-mêmes tissée et, tranquillement, ils se partagent cette étoffe, longue de plus de 300 mètres, et cela sans ignorer que les brigades de gendarmerie, mandées de toutes les villes voisines par télégraphe, se groupaient sur la place publique pour leur livrer bataille et peut-être les fusiller. Mais ils savaient aussi que leur acte de main-mise sur l'usine, véritable propriété collective, ravie par le capital, ne serait point oublié par leurs frères de travail et de souffrance. N'est-ce pas là une date mémorable dans l'histoire de l'humanité ? » (24). Né le 15 avril 1856, à Vienne. Elisée Reclus parlait de cet homme qui a passé en prison de nombreuses années comme « de l'être le plus débonnaire, le plus patient, un des meilleurs qu'il ait connus » (Elises Reclus, Correspondançe, T. Il, p. 312.)
(24) Delory a dû, depuis, reconnaître combien avait été fâcheuse l'attitude de ses amis. « Au journal on commit l'imprudence d'insérer cette communication », écrit-il dans son livre Aperçu historique sur la Fédération du Nord du Parti socialiste, p. 88.
Lorion, mêlé à une révolte des indigènes, fut tué au bagne.