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III A L'ESPLANADE DES INVALIDES. – L'AFFAIRE DUVAL.
LES SANS-TRAVAIL. – LA DÉMONSTRATION DE L'ESPLANADE DES INVALIDES. – CONDAMNATIONS DE Louise MICHEL ET D'EMILE POUGET. – DUVAL EN COUR D'ASSISES. – CONTROVERSES SUR LA REPRISE INDIVIDUELLE.
La période de 1883-84 est marquée par une crise économique d'une acuité particulièrement redoutable.
A Paris, le nombre des chômeurs atteint environ 150.000. A Lyon, on compte 10.000 tisseurs et 5.000 teinturiers sans pain.
A Saint-Etienne, 10.000 ouvriers des compagnies minières et métallurgiques à Besançon, plusieurs milliers d'ouvriers des diverses corporations sont sans travail.
Dans l'Allier, les hauts-fourneaux sont éteints et l'aciérie arrêtée.
Dans tous les centres industriels il en est de même. La cause de la crise réside évidemment dans le désordre, dans l’incohérence de la production qui fait que chaque pays, que chaque fabricant même produit comme s'il devait, à lui seul, approvisionner tout le marché qu'il ne sait pas, même quand le marché est déjà saturé, limiter son effort que la surproduction est ainsi inévitable. Le chômage, la misère pour les ouvriers, résultent – ô absurdité du régime économique – de la surabondance des produits.
Sans doute, on pourrait
dans une certaine mesure atténuer l’intensité de la crise en
réduisant la longueur de la journée de travail qui est alors de
douze heures (ce qui, par répercussion, augmenterait le nombre des
ouvriers employés) et en commençant à Paris, immédiatement, les
vastes travaux de développement et d'assainissement reconnus
nécessaires. On pourrait aussi voter quelques douzaines de
millions au profit des chômeurs les plus nécessiteux, des familles
privées de pain, comme on a coutume de le faire, par exemple, pour
des populations victimes d'inondations. Mais le Gouvernement, fort de
sa police et de son armée pense que les affamés peuvent attendre.
A la Chambre, quelques députés interpellent. Le radical
Tony Révillon, qui représente les quartiers ouvriers de Charonne et
du Père Lachaise, invite le Gouvernement « à hâter l'exécution
des travaux qui dépendent de l'Etat dans le département de la Seine
et à proposer l'ouverture d'un crédit de trois millions pour venir
en aide aux victimes de la crise, crédit qui serait mis par moitié
à la disposition de l'Assistance publique et de commissions de
quartier composées de représentants des syndicats ouvriers »,
Mais M. Waldeck-Rousseau, ministre de l'Intérieur, oppose la
doctrine opportuniste et gouvernementale « L'Etat n'a pas à
faire œuvre de charité ».
Dans une série d'articles
du Cri du Peuple et dans une campagne de meetings, Jules
Guesde s'efforce, fidèle à sa méthode de conquête des pouvoirs
publics, vers l'intervention de l'Etat. Dans le même sens, le
blanquiste Vaillant intervient au Conseil municipal de Paris.
Cependant, la crise se prolonge, toujours plus douloureuse et
plus angoissante.
Dès lors, quel peut être le rôle des
anarchistes ? Evidemment ils sont impuissants à apporter un remède
à une crise qui a ses origines et ses causes directes dans le régime
économique actuel. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est profiter de
cette crise pour une œuvre de propagande et d'agitation, c'est en
dégager les leçons c'est appeler les affamés, les résignés, les
victimes, à réfléchir sur l'insécurité de leur destinée, à se
transformer en révoltés. Et aussi ne faut-il pas que les
privilégiés de la fortune soient troublés dans leur quiétude
et dans leur égoïsme par le spectacle de ces misères atroces, par
l'audition des cris de désespoir de ces opprimés ?
De là,
l'idée émise par un certain nombre d'anarchistes d'une
démonstration, sur la voie publique, des sans-travail et qui est
adoptée par la Chambre syndicale des menuisiers.
Ceux-ci sont
convoqués le vendredi 9 mars 1883, à deux heures, à un meeting
monstre qui se réunira sur l'Esplanade des Invalides. Au nombre de
plusieurs milliers ils s'y rendent.
Bousculés par les forces policières
du ministre Waldeck- Rousseau et du préfet Camescasse, les
manifestants se séparent en deux groupes. L'un se dirige vers
l'Elysée, l'autre prend la route du boulevard Saint-Germain. Sur
leur passage les miséreux pillent quelques boutiques de boulangerie
celles de M. Augereau, rue du Four, et de M. Morisset, boulevard
Saint-Germain et cassent quelques vitres. Place Maubert, une violente
bagarre met aux prises la police et les anarchistes qui résistent le
leur mieux. Les agents s'étant précipités, pour l'arrêter, sur
Louise Michel qui brandit un drapeau noir, Pouget s'oppose à
l'arrestation, s'efforce de délivrer Louise et est lui-même arrêté.
Louise Michel réussit à échapper à la police.
Pendant
ce temps, l'autre partie des manifestants environ trois ou quatre
mille marche sur l'Elysée par l'avenue d'Antin et la rue Matignon.
L'avenue de Marigny est barrée par les gardes républicains. Le
préfet Camescasse et le commissaire Clément protègent les abords
du palais présidentiel. Faubourg Saint- Honoré, à la hauteur du
numéro 71, une forte escouade de gardiens de la paix s'élance et
repousse les ouvriers.
– Du travail ou du pain clament
ceux-ci.
Puis ils se reforment et reviennent vers le
palais. Une nouvelle charge de police les arrête et les disperse peu
à peu.
Louise Michel était cachée rue Censier, chez Ernest
Vaughan, alors que toute la police la croyait partie pour l'étranger.
L'état de santé de sa mère qui était alors gravement malade et
qui devait mourir quelques mois plus tard (12) la préoccupait à
juste titre. Mais elle n'est point femme à demeurer longtemps cachée
et elle n'a point l'intention de se dérober à la justice. Le 29
mars, elle se rend à la Préfecture de police, accompagnée de
Vaughan, qui demande Camescasse. Le Préfet fait répondre qu'il
n'est pas visible. On demande Puybaraud, son coadjuteur. Il est
absent.
Sur la carte de Vaughan, carte portant l'adresse de
celui-ci, Louise Michel écrit ces quelques lignes
«
Louise Michel tenait à n'être arrêtée ni chez sa mère, ni dans
une réunion publique. Elle a terminé certains travaux et assuré le
sort de sa mère. Elle vient aujourd'hui se mettre à la disposition
de M. Camescasse ».
Son arrestation a lieu le lendemain.
L'affaire a son épilogue devant la Cour d'assises de la
Seine, le 22 janvier 1883.
Ce n'est pas la première fois que
Louise Michel comparaît devant la Justice de son pays. Elle a pris
une part active à la Commune, et le 16 décembre 1871 elle a été
condamnée, par l’un des Conseils de Guerre de Versailles, à la
déportation dans une enceinte fortifiée. Aux officiers qui la
jugeaient, elle avait déclaré « Ce que je réclame de vous qui
vous appelez Conseil de Guerre, qui vous donnez comme des juges, qui
ne vous cachez pas comme la Commission des Grâces, c'est le camp de
Satory où sont déjà tombés mes frères. Il faut me retrancher de
la société, vous a dit le Commissaire du Gouvernement. Il a raison.
Puisqu'il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n'a droit
qu'à un peu de plomb, j'en réclame ma part. Si vous me laissez
vivre, je ne cesserai de crier vengeance. Si vous n'êtes pas des
lâches, tuez-moi ».
Elle subit sa peine à la
Nouvelle-Calédonie. Rentrée en France avec l'amnistie, elle reprend
aussitôt sa place à l'avant-garde révolutionnaire elle se prodigue
dans les meetings et les manifestations populaires. Le 7 janvier
1883, elle est condamnée à quinze jours de prison pour outrages aux
agents, au cours de la manifestation organisée à l'anniversaire de
la mort de Blanqui. Tout Paris connaît sa générosité, son
désintéressement, son abnégation et sa vaillance. Aussi jouit-elle
dans les faubourgs d'une véritable popularité. On l'y surnomme
familièrement, la Grande Louise, la bonne Louise, la Vierge rouge
(13). En 1883, elle est âgée de cinquante-trois ans.
Emile
Pouget, lui, est un garçon de vingt-trois ans à peine, originaire
des environs de Rodez, fils d'un notaire. Orphelin de bonne heure, il
vient à Paris à l'âge de quinze ans et entre comme commis dans un
magasin de nouveautés. Dès 1880 il se lie avec les premiers
anarchistes et tente de créer une Chambre syndicale des employés.
Devant le Jury, Louise Michel et Emile Pouget sont accusés
du pillage des boulangeries.
Pouget est, en outre, poursuivi.
pour une brochure destinée aux soldats et comportant notamment les
conseils suivants :
1°A la première nouvelle de
l'insurrection, chaque soldat révolutionnaire devra incendier la
caserne cù il se tiendra pour cela il se digéra vers les points où
seront accumulés les bois, les pailles et les fourrages dans tous
les cas, il devra mettre le feu aux paillasses en ayant préalablement
le soin d'en vider une pour donner plus de prise à l'incendie.
2° Au milieu de la confusion qui se
produira nécessairement dès que l'incendie se sera propagé, il
faudra pousser à la révolte et frapper impitoyablement les
officiers jusqu'à ce qu'il n'en reste pas un seul debout.
3°
Les soldats devront alors sortir de leurs casernes embrasées et se joindre au peuple en emportant leurs fusils et des munitions pour
aider les ouvriers insurgés à écraser les forces policières.
Cette brochure, dit l'acte d'accusation, aurait été
propagée à Marseille, à Reims, à Amiens, à Bordeaux, à Roanne,
etc.
Enfin, un troisième compagnon, Moreau (dit Garraud),
typographe au Petit Troyen, est poursuivi pour avoir distribué
la brochure à Troyes.
Le président interroge Louise Michel
D. Vous avez pris part à la manifestation des sans-travail ?
R. Je suis toujours avec les misérables.
D. Pourquoi
n'êtes-vous pas restée chez vous ?
R. On avait annoncé que le
Gouvernement allait balayer l'Esplanade des Invalides avec ses
canons. J'ai voulu être au danger.
D. Vous avez donné le signal
du pillage.
R. Je le nie. Mais je ne conteste pas que j'étais
sous une impression pénible. La rue ressemblait à une ruche pleine
d'abeilles et je songeais que celles qui font le miel ne le mangent
jamais. Je suis restée pour manifester en faveur des meurt-de-faim.
D. Vous persistez à prétendre que vous n'aviez en vue qu'une
manifestation pacifique ?
R. Oui, pacifique.
D. Et le pillage
des boulangeries ?
R. Ce n'est rien. Vous en avez bien fait
d'autres en 1871, quand Galliffet égorgeait dans la rue le peuple
affamé.
Le président procède ensuite à l'interrogatoire
d'Emile Pouget
D. Vous avez un métier, vous vous êtes
courtier en librairie. Qu'alliez-vous faire à cette manifestation
d'ouvriers sans ouvrage ?
R. J'allais protester contre un
gouvernement qui laisse les travailleurs sans pain.
D. Alors
c'est le gouvernement qui est responsable de tout ?
R.
Parfaitement C'est lui qui représente et qui défend les abus et les
privilèges.
D. Vous professez les doctrines les plus violentes.
On a trouvé chez vous un manuscrit qui débutait par cette phrase «
Tuer un député ou un patron vaut mieux que faire cinquante
discours ».
R. C'est une opinion. Vous me faites un procès
de tendance.
D. Non mais, comme magistrat, j'ai le droit de
flétrir vos doctrines avant que le jury les condamne,
R. Ces
écrits sont moins meurtriers que les mitrailleuses gouvernementales.
Une séquelle de témoins à charge
défilent durant deux audiences à la barre. Parmi les témoins cités
à la requête de la défense, Henri Rochefort et Ernest Vaughan. Le
rédacteur en chef de L'Intransigeant dépose en ces
termes :
Je connais Louise Michel avec laquelle j'ai
été déporté en Nouvelle- Calédonie. Sa case était vis-à-vis de
la mienne. Louise Michel, pendant le trajet, n'avait cessé de se
sacrifier pour ses compagnes, leur distribuant sa nourriture et ses
vêtements. A la Nouvelle, elle allait sans chaussures, elle donnait
tout ce qu'elle avait et se nourrissait de rien elle couchait par
terre. Elle avait transformé sa case en hôpital et y soignait les
malheureux.
A son tour, Vaughan s'exprime ainsi :
Je
tiens à dire toute ma respectueuse sympathie pour Mme Louise Michel.
Je suis fier d'être son ami.
Louise MICHEL. Je ferai en sorte
que mes amis soient toujours fiers de moi. Le témoin voudrait-il
dire s'il sait de quelle façon on a traité ma famille ? Car, nous
aussi, nous avons des familles.
VAUGHAN. Je sais qu'un misérable
est venu frapper d'un coup de canne, à domicile, la femme qui garde
la mère de Louise Michel.
L'avocat général de service est
M. Quesnay de Beaurepaire. Ce magistrat se pique d'esthétique et a
la prétention de donner à ses réquisitoires quelque tournure
littéraire. Et le voici qui compare Louise Michel successivement à
une Furie, à une Erinnye en tournée, à une Amazone, à une Sultane
flanquée de ses deux vizirs Pouget et Garraud. Ce n'est plus,
continue-t-il, la femme de la République romaine, qui gardait la
maison et qui filait la laine, etc. etc.
Les accusés se
défendent eux-mêmes.
Le Jury déclare
Louise
Michel, coupable d'actes de pillage en bande, Emile Pouget, de
pillage en bande, de distribution aux soldats d'écrits les excitant
à la révolte et au meurtre de leurs officiers, Garraud, de la
distribution des mêmes écrits.
En conséquence de ce
verdict, la Cour condamne Louise Michel, à six années de réclusion
et à dix années de surveillance de la haute police, Emile Pouget, à
huit années de réclusion et à dix années de surveillance de la
haute police, Garraud, à un an d'emprisonnement.
Le
président prévient les condamnés qu'ils ont trois jours francs
pour se pourvoir en Cassation contre la sentence qui vient d'être
rendue.
C'est inutile, répond en souriant Louise Michel,
votre verdict a trop bien mérité de l'Empire.
Comme les
condamnés, entourés de nombreux gardes, quittent la salle des
Assises, la foule s'écrie «Vive Louise Michel ! Le peuple
l'acquitte ».
Louise Michel et Emile Pouget sont, en
même temps que Kropotkine, Emile Gautier et quelques autres
condamnés de Lyon, graciés en janvier 1886 par Jules Grévy, à la
suite de sa réélection à la présidence de la République.
Le
5 octobre 1886, l'attention de l'opinion publique est soudainement
rappelée sur l'agitation anarchiste et sur la propagande par le fait
par ce qu'on appelle « l'Affaire Duval ». Ce jour-là,
l'hôtel
situé rue de Monceau et habité par l'artiste peintre Madeleine
Lemaire, est pillé et à demi-incendié.
Quelques jours
après, les auteurs de cet acte sont arrêtés ils se nomment Clément
Duval, Didier et Houchard. Appréhendé par l'agent Rossignol, Duval
tente de s'échapper et porte au policier deux coups de poignard.
L'affaire fait un certain bruit mais elle n'est d'abord
signalée par les journaux, à l'habituelle rubrique des
faits-divers, que comme un cambriolage banal. Le Cri du Peuple
en rend compte comme d'un ordinaire vol avec effraction, suivi d'un
commencement d'incendie.
Mais, au bout de quelques semaines,
par deux lettres adressées au Révolté, Duval, qui
fréquente, en effet, le groupe libertaire Les Déshérités de
Clichy et le groupe La Panthère des Batignolles revendique
hautement sa qualité d'anarchiste et donne à son acte le caractère
d'une opération de reprise :
J'assume seul écrit-il le
6 novembre la responsabilité de mon acte et ceux qui profitent de la
bêtise humaine pour chercher à déconsidérer une idée aussi
juste, aussi belle que celle que défendent les anarchistes, en
cherchant à faire retomber sur un parti tout entier les fautes ou
les torts (si fautes ou torts il y a) de ses défenseurs, sont des
crétins qui y ont intérêt et qui tremblent devant la logique
serrée de l'idée anarchiste.
J'ai cru ces explications
nécessaires aux compagnons.
Le 20 novembre, il écrit
encore :
Je n'ai pas à rougir d'un acte que j'ai commis
au service d'une cause aussi noble que celle que nous servons.
Seulement, ce que je regrette c'est qu'on ait arrêté d'autres
personnes pour un fait que j'ai accompli tout seul et dont je
revendique la responsabilité.
L'affaire vient les 11 et 12
janvier 1887 devant la Cour d'assises de la Seine présidée par le
conseiller Bérard des Glajeux et la violence des réponses de Duval
ne laisse pas de donner aux
débats un caractère des plus
houleux.
A l'accusation de vol et d'incendie dans une maison
habitée Duval répond « Le droit de ceux qui n'ont rien est de
prendre à ceux qui possèdent ». A l'accusation d'avoir blessé
avec un poignard l'agent Rossignol, qui, porteur d'un mandat
régulier, voulait l'arrêter, Duval réplique « L'agent
m'arrêtait au nom de la loi je l'ai frappé au nom de la liberté
».
M. Goron, chef de la Sûreté, qui assiste à la première
audience, est frappé de l'énergie déployée par le principal
accusé « Je sortis de cette audience, écrit-il un peu plus
tard, stupéfait de l'audace de Duval et profondément troublé de
voir de semblables théories s'affirmer ainsi publiquement ».
(14)
A la seconde audience, un incident est provoqué par
deux témoins cités par la défense qui refusent de prêter un
serment contenant une formule religieuse et qui sont, pour ce fait,
con- damnés à cent francs d'amende. (15)
La défense est
assurée par un jeune avocat qui a été commis d'office par le
bâtonnier et qui fera bientôt au Palais une carrière brillante. Le
Cri du Peuple apprécie ainsi sa plaidoirie « L'avocat de Duval, Me
Labori, est un grand beau jeune homme de fière allure à qui il
manque bien peu de chose pour devenir un des orateurs écoutés de
notre jeune Barreau. La voix, grave et timbrée, sonne clair le
geste, encore que trop multiplié, est ample ». (16)
Quand Me
Labori a terminé sa plaidoirie, Duval tient à ajouter une défense
personnelle exposant ses idées. Il menace le Jury et la Cour, s'il
sort jamais de prison, de les faire sauter à la dynamite, et se
répand en critiques particulièrement véhémentes à leur égard.
Le président lui intime l'ordre de se taire. Duval persiste dans ses
violences et les aggrave.
En raison de cette attitude, il est
alors expulsé de la salle audience par application des lois de
septembre que la monarchie de juillet avait promulguées à
l'occasion du procès de Fieschi devant la Chambre des Pairs. Ces
lois n'avaient pas été appliquées à Paris depuis les débats du
procès de l'abbé Vergé, meurtrier de l'archevêque Sibour. (17)
Cette expulsion provoque un énorme tumulte dans la salle où
les anarchistes se trouvent massés en nombre. « A moi, les
compagnons Vive l'anarchie » s'écrie Duval, tandis que les
compagnons répètent à maintes reprises « Vive l'anarchie
». Trente gardes républicains enlèvent Duval de son banc et le
verdict est prononcé en face de la force-armée, baïonnette au
canon. Le président se rend ensuite à la Conciergerie pour donner
connaissance de l'arrêt de la Cour à Duval, revêtu de la camisole
de force.
Pour protester contre la condamnation à mort de Duval,
les groupes anarchistes organisent des meetings qui ont lieu le 23
janvier, salle de la Boule-Noire, 96, boulevard des Batignolles le
25, salle du Commerce, 94, faubourg du Temple le 28, aux
Mille-Colonnes, 20, rue de la Gaîté. On y entend Tortelier,
Tennevin, Dangers, Leboucher, Louise Michel, etc. qui font l'apologie
de Duval et de son geste.
Mais dans les groupes, dans les
divers milieux révolutionnaires, s'élèvent des controverses
extrêmement vives. Faut-il, comme Duval, proclamer le droit au vol
et y voir une conception anarchiste ? Faut-il considérer le vol
comme un commencement d'expropriation capitaliste ? Faut-il admettre
que l'argent délibérément volé soit affecté à la propagande
révolutionnaire ? Ou, au contraire, la théorie du vol n'est-elle
pas contraire aux principes ?
Et enfin n'y a-t-il pas à craindre
qu'une opération comme celle de l'hôtel Lemaire ne serve d'exemple
et d'excuse à des gredins qui ne songeront qu'à voler pour
s'enrichir et jouir personnelle-
ment et qui, de la propagande,
n'auront nul souci ?
Ces questions sont âprement discutées
entre compagnons, et Le Révolté adhère (assez timidement il
est vrai) à la théorie du droit au vol son adhésion est surtout
inspirée par le fait qu'il connaît Duval et est sûr de sa
sincérité.
Mais la discussion gagne les milieux
socialistes. Sévérine qui, depuis la mort de Vallès, assume la
direction du Cri du Peuple se mêle au débat et, sous le
titre Les Responsables, publie un article favorable à Duval :
Vous prêchez dit-elle
en s'adressant aux collectivistes, aux socialistes, qui réprouvent
les faits et gestes du condamné de la Cour d'assises, vous prêchez
le vol en masse et vous l'appelez restitution. Vous crachez sur le
vol individuel, et vous l'appelez crime. Pourquoi ? Oui, pourquoi ?
J'ai trop l'horreur des théories et des théoriciens, des
doctrines et des doctrinaires, des catéchismes d'écoles et des
grammaires de sectes, pour argumenter et discutailler à perte de vue
sur l'acte d'un homme que le bourreau tient déjà par les cheveux et
que tous avaient le droit d'injurier et de réprouver sauf nous.
Nous passons notre vie à dire aux humbles c'est notre
conviction et c'est notre devoir qu'ils sont volés, exploités,
assassinés. Nous attisons les colères, nous embrasons leurs
intelligences, nous incendions leurs âmes nous faisons de ces
résignés des révoltés, au nom de la suprême Justice et de
l'Egalité suprême. Nous leur disons « La Révolution est proche
qui viendra vous délivrer. Groupez vos douleurs, liez en faisceaux
vos rancunes, vos espérances, et faites crédit à la Sociale de
quelques années de misère et de sacrifice ».
Les têtus
et les persévérants comprennent, serrent d'un cran la boucle de
leur ventre vide et se remettent au labour social en songeant à la
moisson prochaine.
Mais les autres, les impatients, les
exaltés, ceux qui ont la faim impérative ou la haine hâtive, ceux
qui ont trop souffert, trop pâli, les cerveaux réfractaires à
toute idée de discipline et d'organisation, ceux-là aussi écoutent
et ne nous entendent point. Le son de nos paroles frappe leurs
oreilles, le sens ne s'imprime pas dans leur esprit, et ces
hystériques de la misère, ces névrosés de la révolte, commettent
quelque acte insensé ou coupable.
La société bourgeoise se
jette sur cet homme, l'empoigne, le supplicie et notre
excommunication tombe sur lui, implacable, féroce et lourde comme la
dernière pierre qui écrase le coeur du lapidé.
Oh non, pas
cela Tous, sauf nous !
A nous les éduqués et les
meneurs de la foule, toutes les responsabilités ! A eux, toutes
les indulgences et toutes les pitiés !
Avec les pauvres
toujours malgré leurs erreurs, malgré leurs fautes, malgré leurs
crimes (18)
Jules Guesde, qui est le principal leader du Cri
du Peuple, répond le lendemain, avec sa vigueur habituelle, à
Séverine :
Quoi qu'en ait dit Séverine, au Cri du
Peuple, « on ne prêche pas », on n'a jamais prêché «
le vol en masse », en le traitant de restitution
Sinon, aucun de nous n'aurait mis le
pied ou la plume dans le journal de Vallès : ni Massard, ni
Goullé, ni Duc-Quercy, ni Fournière, ni Deville, ni moi.
Socialistes, nous poursuivons et ne pouvons poursuivre qu'une
chose : la fin du vol, de tous les vols, qui constituent et
qu'engendre la propriété capitaliste.
Et c'est pourquoi,
parce que sur notre drapeau il est écrit guerre aux voleurs il nous
est interdit de pactiser avec des voleurs, d'où qu'ils viennent, et
pourquoi surtout il nous est interdit de laisser donner la théorie
du vol comme le dernier ou comme le premier mot de la Révolution.
Qu'un homme prenne, quand il a faim, quand les siens ont faim et
ce n'est pas le cas de Duval, nous ne lui jetterons certes pas la
pierre.
Mais nous ne confondrons pas cet acte de conservation
individuelle ou familiale avec un coup de feu d'avant-garde.
Combien de Duval peut faire éclore demain la seule illusion
entretenue qu'en forçant une serrure et en faisant main basse sur
ceci ou sur cela, on sert sa classe ou son parti, on devient martyr,
sinon héros (19)
C'est à la suite de cette polémique dans les
colonnes mêmes du journal que Jules Guesde et ses amis rompent avec
Séverine et quittent Le Cri du Peuple. L'acte du libertaire
Duval a cette conséquence imprévue de déterminer une scission dans
le grand journal socialiste de l'époque.
Quelques jours
après, le président Jules Grévy, considérant qu'il n'y a pas eu
mort d'homme dans l'affaire Duval, que l'agent Rossignol est bien
remis de sa blessure et qu'il n'est pas d'usage de laisser exécuter
un condamné qui n'a pas tué, commue en celle des travaux forcés à
perpétuité la peine capitale prononcée par la Cour d'assises
contre Duval.
Le retentissement de l'affaire en raison de
l'attitude de Duval devant le Jury, de ses déclarations virulentes
et de son expulsion du prétoire par la force armée est
considérable, et M. Goron, que nous avons déjà cité, le constate
en ces termes dans ses Mémoires :
Je ne veux
point me donner les gants d'avoir été bon prophète et d'avoir
prévu toutes les conséquences du mouvement anarchiste je me
vanterais bien à tort d'une prescience que je n'eus point. Mais
j'eus comme le pressentiment du danger. Je compris qu'une force
destructive se révélait et je me demandai quelle serait la
meilleure barrière à lui opposer. (20)
(A
suivre) Anne-Léo Zévaès.
Partie précédente : II DANS LA REGION LYONNAISE
(12) Son médecin n'était autre que Georges Clemenceau qui, chaque matin, allait lui rendre visite.(13) « Le peuple parisien l'aimait pour son courage et ses ardentes convictions la mort de sa mère, survenue en 1885, fut l'occasion d'une manifestation de sympathie populaire telle qu'on n'en avait pas vu depuis les funérailles de Blanqui », observe le professeur Georges Weill dans son Histoire du mouvement social en France.
(14) Mémoires de Goron, chef de la sûreté, T. Ier, p. 277. (15) « Sous la Restauration, un témoin refusa de prêter serment. Pour une cause toute différente il déclara qu'il ne voulait pas prêter le serment prescrit par la loi de 1791, parce que c'était un serment révolutionnaire qu’un catholique ne devait pas prêter. Ce fait se passa devant la Cour d'assises du Loiret, le 29 octobre 1829. » Bérard des Glajeux, Souvenirs d'un président d'assises, p. 109.
(16) Le Cri du Peuple, 14 janvier 1887.
(17) Bérard des Glajeux, loc. cit., p. 110.
(18) Le Cri du Peuple, 29 janvier 1887.
(19) Le Cri du Peuple, 30 janvier 1887
(20) Goron, loc. cit., p. 285.