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Lu sur : CNT-AIT « Le peuple bulgare est relativement jeune. Son histoire ne débuta qu’au VIIè siècle, lorsqu’une petite tribu d’origine Turco-Mongole vint s’installer aux Balkans, au sud du Danube, s’étendant vers la Thrace et la Macédoine.
Elle fut vite assimilée par les nombreuses peuplades slaves auxquelles elle ne donna que le nom. Occupant ce carrefour des peuples en migration continuelle, entre trois continents, les Bulgares, dont le nombre s’élève actuellement à 9 millions et le territoire n’est, à peine, que de 100000 km2, eurent une histoire mouvementée, marquée par de multiples bouleversements historiques et brassages ethniques, conséquences des intérêts contradictoires des diverses puissances, désirant y établir leur domination. Celle des Turcs qui dura le plus longtemps (de 1393 à 1878) laissa les traces les plus profondes, retardant beaucoup le développement économique et social de la Bulgarie. A la libération, nationale, réalisée grâce à une longue et dure résistance couronnée par l’insurrection généralisée et à la suite de la guerre Russo-Turque de 1877, la Bulgarie demeurait un pays foncièrement agricole et primitif, sans industries et moyens de transport et, par conséquent, sans mouvement ouvrier.
Les précurseurs
Le mouvement populaire national révolutionnaire combattant contre la domination turque et pour la libération eut un caractère essentiellement paysan, influencé sensiblement par des idées vaguement socialistes. Le grand poète national Christo-Botev (1848-1876) qui joua un rôle de premier ordre dans ce mouvement avait fait ses études en Russie et fut nettement marqué par les idées de Bakounine qu’il exprima dans son oeuvre poétique et dans ses écrits de journaliste. Il eut des rapports directs avec l’aile antiautoritaire de l’Internationale. Botev et quelques-uns de ses camarades du mouvement National-révolutionnaire, furent les premiers libertaires en Bulgarie. Il fut, en quelque sorte, le Byron bulgare, Poetëfi hongrois, notre, Salvochea et surtout notre Pisacane, avec une popularité dépassant, par exemple, celle de Garibaldi en Italie. Des générations entières se sont toujours inspirées de son exploit, de son exemple de sacrifice dans les luttes sociales et libératrices ; et il n’y a jusqu’à nos jours un seul Bulgare qui, indépendamment de son appartenance sociale et politique, ne connaisse par coeur et ne chante ses poèmes révolutionnaires dont certains sont d’expression clairement libertaire.
Développement du mouvement libertaire et ses caractéristiques
L’enthousiasme patriotique, ainsi que les luttes politiques pour la conquête du pouvoir, comme dans toutes les circonstances similaires, l’emportèrent sur les luttes spécifiquement sociales les premières années après la libération nationale. Aussi, les idées socialistes ne se manifestèrent qu’aux alentours de 1886 et 1887, lorsque Spiro Goulaptchev (1852-1918) rentra de Russie et forma des groupes d’études sociales prenant modèle sur les cercles conspirateurs dans le pays où il fit ses études supérieures.
Ces premiers groupes où cohabitaient, au moins au début, libertaires et marxistes, s’exprimaient uniquement et pacifiquement par la propagande écrite. La formation des groupes de tendance nettement libertaire commença vers 1890. L’un des premiers militants d’alors fut Paraskev Stoïanov (1871-1941) qui, en 1890, signa avec Merlino, à Paris, une déclaration antimilitariste et dut, pour cette raison, quitter la France et passer en Italie d’où il fut ensuite expulsé. Il continua et finit ses études de médecine en Roumanie où il fonda le mouvement anarchiste de ce pays. Rentré en Bulgarie, il poursuivit ses activités. Elève et ami de Reclus, ami personnel de Kropotkine et Malatesta, il maintint avec eux et d’autres militants de l’Occident une correspondance régulière jusqu’à la fin de sa vie, occupant le poste de professeur à la Faculté de Médecine qu’il avait fondée et de premier chirurgien en Bulgarie. Pendant cette période, le mouvement libertaire bulgare, tout en se déclarant révolutionnaire, revêtait l’aspect éducationniste, de prosélytisme, de diffusion pacifique des idées dont le représentant le plus notoire fut Nicolas Stoïnov (1862-1963). Homme cultivé et connaissant le Russe et le Français, tout en étant modeste instituteur, il exerça une grande influence parmi les enseignants et les paysans. Ce fut lui qui, adhérant le premier dans le pays au syndicalisme révolutionnaire, fonda avec quelques socialistes l’Union Nationale des Enseignants, et avec Varban Kilifarski (1879-1923) l’Union Professionnelle des Paysans. Il fut aussi le premier objecteur de conscience en Bulgarie. Aidé par Stoïnov, Kilifarski et quelques indépendants et socialistes, Goulaptchev organisa à Roussé la première maison d’éditions libertaire avec sa propre imprimerie, à base coopérative, qui publia un grand nombre de livres et de brochures, la plupart traduits du Russe et du Français. Ainsi, Goulaptchev, bien qu’ayant eu dès le début de ses activités de propagandiste une orientation idéologique nettement libertaire, travaillant en commun avec certains socialistes, créa un mouvement largement socialiste et introduisit le socialisme en Bulgarie avec toutes ses tendances. La différenciation et la scission dans ce mouvement populaire ne se produisirent qu’après le Congrès International de Londres, en 1896, où les anarchistes furent expulsés par les marxistes. Goulaptchev publia un compte rendu détaillé de ce Congrès et se sépara des socialistes en gardant la maison d’éditions coopérative et en lui donnant un caractère nettement libertaire. Insertion de l’anarchisme dans l’histoire du pays Un autre aspect particulièrement caractéristique de l’anarchisme bulgare ne tarda pas à se manifester et à lui permettre de jouer un rôle important en s’insérant dans l’histoire du pays. Après la Libération Nationale, les intérêts contradictoires des puissances européennes - Angleterre, France et Russie, notamment - aboutirent à la restitution de la Macédoine à la Turquie, bien qu’elle fut libérée à la suite de la guerre turco-russe. Avec la reconstitution de la domination turque en Macédoine, le mouvement national-révolutionnaire bulgare reprit et renforça ses activités. Quelques jeunes militants anarchistes, dont Varban Kilifarski, adhérèrent à ce mouvement ; mais l’adhésion des anarchistes prit une grande envergure en 1898, lorsque la plupart des membres du groupe de Plovdiv, faisant leurs études à Genève, constituèrent un cercle révolutionnaire et décidèrent de se rendre tous en Macédoine pour y lutter. Ce cercle, devenu célèbre sous le nom de " Cénacle de Genève ", lança, la même année, deux journaux : Voix du Comité révolutionnaire macédonien et Vengeance. Celui-ci est considéré comme le premier journal libertaire en langue bulgare. Ces militants suivaient l’exemple de Botev, lui-même inspiré par la conception et les conseils de Bakounine, voulant donner à chaque mouvement révolutionnaire de libération nationale un caractère social.
Les anarchistes jouèrent un rôle de premier ordre dans ce mouvement, aboutissant à une grande insurrection en 1903 lorsque, en Thrace, en particulier, s’instaura et se maintint pendant un mois un régime de communisme libertaire. Parmi les centaines d’anarchistes révolutionnaires qui y combattirent, l’histoire officielle du pays reconnut et glorifia un nom, celui de Michel Guerdjikoff (1877-1947) [1]. Après l’écrasement de l’insurrection, Guerdjikoff, Kilifarski, Stoïnov, et d’autres militants actifs, se rendirent compte que cette activité révolutionnaire déviait, en quelque sorte, leur attention de l’objectif principal et direct de l’anarchisme : la création d’un mouvement social bien organisé et structuré. Dans ce but, ils lancèrent d’abord le journal Société libre, en 1907 et l’année suivante Anarchie, constituant en même temps, une grande maison d’éditions portant le même nom. Cette maison publia, au cours de quelques années, la plupart des oeuvres importantes de nos théoriciens. Le journal Anarchie contribua à la constitution d’un grand nombre de groupes et mena, pendant quatre ans, une campagne de propagande pour la constitution des fédérations anarchistes. Un congrès constitutif devait se tenir, mais les guerres balkaniques, suivies par la grande guerre de 1914, l’empêchèrent. Cette initiative ne se réalisa qu’à la fin de la guerre lorsque, les 15, 16, 17 juin 1919, eut lieu à Sofia le Congrès constitutif de la Fédération Anarchiste- Communiste de Bulgarie (F.A.C.B.).
L’Anarchisme, mouvement social et révolutionnaire
Cet événement historique fut précédé, accompagné, et surtout suivi d’une intense activité révolutionnaire, publique et clandestine à la fois, qui donna un autre aspect au mouvement en le rendant facteur révolutionnaire important dans la vie sociale de la Bulgarie. Le mouvement se développa et grandit vite, grâce à une pléiade de militants énergiques et dévoués et à une série d’actions révolutionnaires qui secouèrent le pays. La vie mouvementée, le grand attachement aux idées anarchistes, les activités fiévreuses et le suprême sacrifice d’un homme exceptionnel incarnent l’esprit révolutionnaire de cette époque : il porte le nom de Georges Chéïtanov [2]. Les anarchistes menèrent une intense campagne antimilitariste et lorsque la guerre éclata, certains, dont Varban Kilifarski partirent à l’étranger et d’autres refusèrent d’y participer en passant à la clandestinité. Parmi ceux-ci, Chéïtanov se distingua particulièrement en menant une vie dure d’illégalité pendant seize ans. Il fut assassiné en 1925. L’activité des groupes clandestins prit une telle ampleur que les militaires se virent obligés de tenter quelques grands procès, dont l’un contre quarante militants.
L’acte d’accusation avait 35 pages (30.000 signes typographiques); ce fut un document officiel relatant assez correctement l’histoire du mouvement de cette époque. Il précisait que les accusés " par leur activité criminelle de négation et de destruction représentent un grand et sérieux danger pour l’ordre social établi et pour la sécurité de l’Etat, pour l’existence du pays, pour le régime actuel et pour la société contemporaine en général ". Il précisait encore : " Le fait le plus triste et le plus significatif est que la majorité des inculpés, membres des groupes anarchistes, sont fils d’instituteurs, d’inspecteurs de l’enseignement, de prêtres, de sous-préfets... fils de bonnes et honnêtes familles... ". Ce fut pendant cette période que des dizaines de livres et de brochures furent publiés, -des dizaines de journaux parurent, des centaines de réunions et de meetings furent organisés ; Cinq congrès nationaux eurent lieu dont le cinquième - le plus important -, tenu au début de 1923, fut publié ; beaucoup de grèves, toutes réussies, accompagnées souvent d’actes de terrorisme, etc.Le coup d’Etat pro-fasciste, en juin 1923, stoppa pour quelques années les activités publiques, mais un mouvement important de partisans secoua le pays. Ainsi, la semi-clandestinité continua, avec une aggravation des répressions, jusqu’en 1944, où le pays fut " libéré " par l’Armée Rouge, instaurant le régime bolchevik actuel.
L’Anarcho-syndicalisme et l’orientation organisatrice de l’anarchisme bulgare
Le mouvement anarchiste bulgare, dès ses débuts, se manifesta favorable au syndicalisme révolutionnaire et chercha toujours les possibilités de pénétrer dans les masses travailleuses pour constituer des syndicats. Mais il rencontra de grandes difficultés de la part des marxistes constitués en parti politique qui, par la suite, se scinda et provoqua des divisions au sein de la classe ouvrière.
Ainsi, notre mouvement ne réussit jamais à rattraper son retard sur ce plan. Les syndicats anarcho-syndicalistes, créés dans les différentes industries et principalement dans la manufacture de tabac, marchèrent de pair avec les groupes spécifiques et montrèrent une forte combativité qui leur assurait le succès dans toutes les actions revendicatives. Le plus souvent, les militants anarchistes étaient aussi des militants syndicalistes ; mais il y eut également une Certaine spécialisation dans les activités. Cependant, l’anarcho-syndicalisme ne prit jamais le caractère d’une tendance, d’une doctrine à part. D’ailleurs, l’anarchisme bulgare ne Connut qu’une seule tendance, l’anarcho-communisme, représentant l’orientation organisatrice de Bakounine, Kropotkine et Malatesta. Ce fut Afanol Vassev (1898-1958) qui, parmi les militants spécialisés dans les activités syndicales, se distingua particulièrement, incarnant l’esprit combatif et organisateur du mouvement. Sa vie d’authentique travailleur et de militant dévoué avec une popularité conquise au prix de tant de persécutions, de souffrances et d’abnégation, servit et sert toujours d’exemple à toute la classe ouvrière. Et il passa 22 ans en clandestinité, sans abandonner les usines, sous son faux nom (en réalité il s’appelait Jordan Sotirov).Il connut également la farouche persécution bolchevique, ses camps de concentration et prisons et finit sa vie intrépide de militant ouvrier en prison, -empoisonné par les geôliers à la veille du jour où il devait être libéré.
L’Anarchisme sous la botte bolchévique
Une conférence nationale de la F.A.C.B. eut lieu en octobre 1944, immédiatement après l’arrivée au pouvoir des communistes. Elle décida la publication de son ancien hebdomadaire Pensée Ouvrière qui fut suspendu par les autorités à son quatrième numéro. Il réapparut en 1945 et fut suspendu définitivement après la confiscation de son huitième numéro (tirage en augmentation constante - 30.000 exemplaires).Le régime de relative liberté dura peu de temps.
Plusieurs groupes furent reconstitués et ouvrirent leurs locaux. Mais les répressions ne tardèrent pas. Tous les délégués à une conférence nationale publique, ouverte le 10 mars 1945, furent arrêtés et internés dans un camp de concentration. Le mouvement libertaire se vit obligé, de nouveau, de passer en pleine clandestinité. Il entreprit la publication d’un bulletin ronéotypé qui parut jusqu’en 1948. En août 1946, la F.A.C.B. réussit à tenir un congrès clandestin en plein centre de Sofia où participèrent une cinquantaine de délégués représentant 40 unions cantonales avec 400 groupes locaux. Les répressions contre les libertaires atteignirent leur apogée avec quelques procès et arrestations en masse et avec l’internement en camps de concentration de plus de 600 militants, deux jours avant le cinquième Congrès du Parti Communiste Bulgare, en décembre 1948.
Depuis, aucune manifestation publique n’est possible. La vie normale de l’organisation est interrompue. Et il ne reste que des liaisons personnelles entre les militants et les relations toujours clandestines avec les militants en exil qui, depuis 25 ans, font paraître une revue mensuelle (Notre Route) et ont publié une trentaine de brochures et de livres en bulgare, quelques-uns en français, etc. Malgré toutes les répressions, le mouvement anarchiste bulgare n’est pas mort, ni à l’étranger, ni à l’intérieur. Les souffrances et la résistance de centaines de militants bien connus ont gagné de grandes sympathies l’anarchisme au sein des masses populaires. »
Georges Balkanski
[1] Balkanski : Libération nationale et révolution sociale (en bulgare), Paris, Editions . Notre Route, 1969, 200 pages grand format (en préparation : une édition italienne).
[2] Balkanski : G. Chéitanov - Pages d’histoire du mouvement libertaire bulgare, Paris, Ed. . Notre Route, 1965, 270 pages.