L'obsession anti-immigrés des Etats européens se propage aujourd'hui dans toutes les sphères internationales. Moyens militaires dignes d'un état de guerre, chantage diplomatique et millions d'euros, tout est bon pour transformer les pays du Maghreb, et en premier lieu le Maroc, en gendarmes de l'Europe.Le 29 septembre 2005, les images de centaines de migrants subsahariens prenant d'assaut les grillages entourant les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, en territoire marocain, font la une des médias. En quelques jours, on recensera onze morts, tombés sous les balles marocaines et espagnoles ou morts lors de la tentative de franchissement des barbelés qui entourent ces petits bouts d'Europe en terre africaine.
Dans les semaines qui suivent, des milliers de clandestins sont refoulés dans le Sahara ou enfermés au secret dans des camps militaires du désert. Peu à peu expulsés par charter, ils subissent depuis lors une véritable chasse à l'homme les contraignant à vivre de manière invisible dans les faubourgs des villes ou à utiliser des voies terrestres et maritimes de plus en plus longues et dangereuses.
Ces événements dramatiques, présentés par certains comme l'illustration d'une vague d'immigration sans précédent vers l'Europe, ne sont pourtant que l'aboutissement d'un long processus, enclenché par l'Union européenne à partir de la fin des années 90, de transformation profonde des relations UE/Maghreb mettant les questions migratoires au coeur des relations internationales.
Au début des années 90, l'Union européenne crée en son sein un espace de libre circulation intérieure des biens et de ses ressortissants, appelé espace Schengen. Elle fait tomber les frontières internes mais, en contrepartie, elle renforce des frontières extérieures de l'Union, notamment par l'harmonisation des visas d'entrée et le renforcement des moyens policiers et militaires. Ces accords modifient profondément les relations multilatérales entre les pays européens et leurs voisins immédiats. Les Etats du Maghreb ayant des relations anciennes avec certains pays comme la France ou l'Espagne deviennent des "pays-frontières" directement visés par les exigences européennes.
Les gardes-frontières de l'EuropeC'est à partir de cette période que se formalise la nouvelle politique européenne "d'externalisation de l'asile et de l'immigration". Le principe en est simple
pour rendre efficace la fermeture des frontières européennes aux immigrants jugés "inutiles" (immigration familiale ou demandeurs d'asile), le renforcement des contrôles frontaliers n'est pas suffisant et n'offre pas une image altruiste digne des pays des droits de l'homme. Les pays frontaliers, en premier lieu ceux du Maghreb (et de l'Est européen) sont sommés de mettre en ceuvre les exigences européennes de répression et de contrôle, pour qu'ils deviennent les gardes frontières de l'Europe.
Dans un climat grandissant et généralisé de xénophobie, l'Union européenne accélère alors l'harmonisation des politiques d'immigration et d'asile.
En 1998, la présidence autrichienne de l'UE présente un "document de stratégie sur la politique en matière de migrations et d'asile". Celui-ci, porté par quelques pays pilotes, propose de mettre en place, avec cinq pays d'origine et de transit des migrants clandestins (dont le Maroc), des programmes liant les échanges commerciaux (et les tractations sur les barrières douanières à l'importation), ainsi que l'aide au développement, à des impératifs de répression et de contrôle des migrants.
En clair, le chantage aux pays d'émigration et de transit devient officiel : l'aide au développement, la circulation des marchandises sont maintenant conditionnés à la signature d'accords de réadmission (facilitant le retour des clandestins arrêtés en Europe (1)), à l'engagement d'un renforcement des contrôles policiers et à la coopération avec les polices européennes.
En octobre 1999, le sommet européen de Tampere entérine les propositions de ces pays "éprouvettes" pilotes, qui incarnent alors la politique officielle de toute l'Union.
Première conséquence en 2000 : les accords de Cotonou, portant sur les relations commerciales entre l'UE et 70 pays de la Zone ACP (Afrique-Caraïbe-Pacifique) et qui imposent aux Etats signataires de réadmettre facilement leurs ressortissants nationaux expulsés d'Europe et prévoient même la négociation d'accords pour que ces pays récupèrent les clandestins ayant simplement transité sur leur sol avant d'arriver en Europe.
En juin 2002, le sommet européen de Séville continue sur cette lancée en intégrant dans les accords de partenariat avec les pays du Sud une "clause de gestion" des migrations, mettant l'aide financière vouée au développement sous condition de coopération à la répression de l'immigration clandestine. Depuis lors, ce chantage aux migrants envers les pays du Sud n'a cessé de se vérifier et il est devenu la règle commune des relations internationales de l'Union européenne. Que ce soit dans les sommets européens ou intercontinentaux suivants, ou dans les rencontres bilatérales, l'immigration devient un enjeu de tractations politiques et financières.
La sous-traitance de la répressionL'exemple du Maroc est aujourd'hui celui qui nous permet de mieux comprendre comment se développe concrètement cette sous-traitance des politiques d'immigration et d'asile et quelles en sont les conséquences.
Pays d'émigration (près de deux millions de ses ressortissants vivent en Europe), le Maroc, de par sa proximité géographique avec l'Europe (14 km le séparent des côtes espagnoles au détroit de Gibraltar) est depuis de nombreuses années un pays de transit des migrants clandestins en route vers l'Europe. Pour cette raison, il a été choisi depuis plus de dix ans comme pays-test de l'Union européenne pour jouer le rôle de gendarme de l'Europe.
La sous-traitance de la répression et du contrôle se traduit d'abord dans ce pays par la mise en place d'un arsenal répressif digne d'un état de guerre. Ainsi, est créé au milieu des années 90 le Système intégré de vigilance électronique (SIVE), qui met en place un quadrillage militaire du détroit de Gibraltar. Drones, caméras infrarouges et thermiques, unités aériennes et terrestres sont installés par PUE tout le long des côtes et autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Après repérage, les gardes-côtes européens (2), en coopération avec les forces marocaines, arrêtent les barques utilisées par les clandestins pour le passage du détroit et empêchent les tentatives de franchissement des barbelés.
LOTAN n'est pas en reste puisque, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, elle met en place, après le 11 septembre 2001, une force navale contrôlant et escortant tous les navires non militaires qui traversent le détroit de Gibraltar, avec un objectif de lutte contre l'immigration clandestine (3). Autre élément, la formation et l'équipement des forces marocaines de répression de l'immigration. Des officiers de liaison européens sont envoyés sur place et des patrouilles mixtes sont organisées en territoire marocain et dans les eaux internationales.
Mais la sous-traitance a également pour but de transférer la responsabilité de la gestion de l'immigration au gouvernement marocain. A cette fin, le Maroc adopte pour la première fois en février 2003 une législation spécifique sur l'immigration. C'est la loi 02/03, dont le contenu ressemble trait pour trait à la loi française...
Autre enjeu, la gestion des demandeurs d'asile et des réfugiés pour lesquels les Etats européens ont l'obligation de respecter la convention de Genève de 1951 (4), qui prévoit notamment (obligation pour les pays signataires d'accueillir des réfugiés, même s'ils sont entrés clandestinement. Afin de se débarrasser de ces populations, que la plupart des gouvernements européens jugent indésirables, tout en laissant un vernis de respect des conventions internationales, l'Europe imagine en 2004 la création au Maroc de camps où les demandeurs d'asile seraient obligés de rester le temps de l'examen de leur demande. Si ce projet de camps aux portes de l'Europe est rejeté par certains pays européens en 2005 (5), l'UE continue d'expérimenter progressivement des systèmes de prise en charge des demandeurs d'asile dans les pays de transit, comme c'est le cas au Maroc par le renforcement de la présence du HCR (6) ou le financement de projets de prise en charge de réfugiés sur place.
Des migrants comme monnaie d'échangeFace à tout cet arsenal policier, législatif, financier et à cette pression politique importante de l'UE, le Maroc, comme tous les pays concernés, développe des stratégies de négociation. Ainsi, dès 1999, les autorités marocaines répondent aux exigences de l'UE en mettant en avant la demande d'un meilleur traitement des deux millions de Marocains résidant en Europe. Concrètement, il s'agit de faciliter la circulation des ressortissants de ce pays, d'augmenter le nombre de visas délivrés, de privilégier les Marocains dans l'introduction de main-d'oeuvre en Europe (7), de régulariser les sans-papiers avec pour conséquence d'augmenter l'envoi de fonds épargnés par les Marocains émigrés (8). D'autres demandes transparaissent dans les déclarations officielles et officieuses, comme celle d'un infléchissement de la position de l'UE sur le Sahara occidental ou d'une augmentation des investissements européens au Maroc.
Dernier élément de négociation, la manne financière accompagnant la demande européenne de renforcement du dispositif répressif des migrants clandestins. Ce sont ainsi plus de 40 millions d'euros qui sont mis sur la table en 2005. Mais le Maroc, jugeant sans doute cette somme insuffisante, va manifester une grogne politique et diplomatique dont les migrants feront les frais.
En décembre 2004, quelques jours avant la visite du roi d'Espagne au Maroc, un campement de plusieurs centaines de migrants à Gourougou, à quelques encablures de l'enclave de Melilla, est violemment évacué par 1500 militaires marocains. Quelques semaines plus tard, alors que les journalistes affluent du monde entier pour rencontrer les migrants cachés dans la forêt de Bel Younech, à proximité de Ceuta, des rafles sont organisées et la surveillance est accrue. En septembre 2005, alors qu'un sommet des premiers ministres espagnol et marocain est en préparation, dés arrestations massives de migrants subsahariens ont lieu dans les quartiers populaires de Rabat, Casablanca, Fès et Tanger.
C'est sans doute d'ailleurs dans cette stratégie médiatique de tension-répression-négociation qu'il faut chercher l'une des explications des assauts désespérés des grillages de Ceuta et Melilla par des centaines de migrants subsahariens à l'automne 2005.
Respecter les droits et la dignité des personnesDepuis septembre 2005, rien n'a vraiment changé au Maroc. Les migrants subsahariens continuent de se cacher dans les faubourgs des grandes villes et d'éviter les rafles incessantes, comme celle du 23 décembre 2006 à Rabat, où plus de 300 clandestins ont été reconduits dans le désert, à la frontière algérienne. Les voies de l'émigration existent toujours, plus longues et dangereuses, par le Sahara occidental, la Mauritanie ou le Sénégal en direction des Iles Canaries, par la Tunisie et la Lybie, ou par Gibraltar, toujours. Le gouvernement marocain, bon gré mal gré, coopère et renforce sa répression, renvoyant lui aussi la question vers ses voisins du sud, comme la Mauritanie ou le Mali.
Seul réel espoir dans ce portrait, l'émergence, depuis quelques années, d'une parole forte de la société civile marocaine pour un véritable respect des migrants. De nombreuses organisations agissent aujourd'hui (9) et portent, en lien avec les mouvements européens, l'exigence d'une autre politique d'immigration, respectueuse des droits et de la dignité des personnes. A l'occasion des Forums sôciaux continentaux et des rencontres euroméditerranéennes qui se sont multipliées depuis quelques années dans cette région, ces organisations nous rappellent que l'exigence d'un autre modèle de développement et de gouvernance mondiale est inséparable de l'exigence d'hospitalité et d'ouverture dans un monde en mouvement.
Toutefois, ce mouvement est encore fragile. Si l'émergence d'une parole de la société civile est réelle au Maroc ces dernières années, le régime y reste peu démocratique et les associations étroitement surveillées. Dans les pays voisins, Algérie, Tunisie ou Libye, ce mouvement de solidarité est encore plus confidentiel et réprimé. Surtout, une part des millions d'euros proposés par l'UE pour la politique de sous-traitance est aujourd'hui proposée aux organisations humanitaires internationales et nationales pour qu'elles participent à cette délocalisation de la gestion de l'immigration, que ce soit en développant des projets d'aide au retour des clandestins, des lieux d'accueil ou des programmes d'aide humanitaire sur place. Ces fonds importants ont plusieurs conséquences dangereuses : ils fragilisent un mouvement citoyen naissant, mal préparé à ces mannes financières et aux manipulations et injonctions des financeurs européens (10). Les associations doivent faire un choix politique difficile entre leur souhait légitime de venir en aide concrètement aux milliers de clandestins sur leur sol et l'acceptation du rôle imposé de sous-traitant que signifierait le développement de programmes d'action humanitaire d'envergure. Le renforcement des réseaux internationaux, d'une solidarité de terrain et d'une parole politique indépendante des enjeux politiques et diplomatiques sont autant de défis pour les années à venir.
Jérome Martinez
Coordinateur adjoint du service de défense des étrangers reconduits de la Cimade.
Pour plus d'informations, consulter le site du réseau Migreurop http://www.migreurop.org/rubrique54.html. Migreurop est un réseau européen d'étude, d'analyse et de mobilisation contre les politiques d'enfermement et de répression des migrants.
A lire absolument : Guerre aux migrants, le livre noir de Ceuta et Melilla, ouvrage collectif. En téléchargement libre sur le site de Migreurop.
(1)Afin de réaliser les chiffres d'expulsions annoncés publiquement, les pays de l'UE doivent s'assurer que les pays d'origine acceptent facilement le retour de leurs ressortissants clandestins en Europe, par la délivrance rapide de "laissez-passer consulaires" autorisant ce retour.
(2)Depuis 2004, c'est l'Agence européenne pour la gestion des frontières extérieures (FRONTEX) qui coordonne l'ensemble des moyens policiers de contrôle maritime et terrestre aux frontières.
(3)http://www.nato.inL/issues/active-endeavour/inde x-f.html
(4)Convention sur les réfugiés et apatrides, signée à Genève le 28 juillet 1951 et ratifiée par 141 pays.
(5)Pas par tous, puisque des camps de ce type existent, par exemple, en Libye, pays non signataire de la convention de Genève, avec le soutien financier de l'Italie.
(6)Haut commissariat aux réfugiés, organisme des Nations unies
(7)Notamment en Espagne qui, depuis plusieurs années, établit des quotas d'immigration légale de travail (180 000 pour 2007).
(8)Les expatriés maghrébins renvoient chaque année entre 5 et 10 milliards d'euros dans leur pays, dont 3,6 milliards (en 2005) pour les Marocains.
(9)Voir http ://www.gisti.org/doc/actions/ 2006/rabat/index.html ou http://je.free.ma/modules. php?narre=News&file=articledrsid=396
(10)Et de leurs "bras armés" sur le terrain, tels le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) de l'ONU ou l'Organisation internationale des migrations (OIM), agence intergouvernementale.
S!lence #344 mars 2007