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II
D'après les anciens, il n'y avait pas, à Roubaix, d'anarchistes avant 1882, sauf quelques Belges qui vivaient à l'écart et lisaient des journaux libertaires flamands. Cette année-là, un jeune apprenti cordonnier, Pierre L., vit chez un marchand de journaux le Droit Social, journal anarchiste de Lyon. Il le lut, le relut pendant toute une semaine en s'aidant d'un dictionnaire pour comprendre un peu ces phrases qui l'enfiévraient. Il acheta régulièrement le journal, puis d'autres brochures et les répandit. Lui et ses camarades passèrent souvent leur dimanche en discussions violentes et folles avec des collectivistes qu'ils rencontraient au cabaret de H. Carrette. En 1884, la veille du congrès national du P. O. F. à Roubaix, ils allèrent trouver P. Lafargue à l'auberge où il était descendu, et passèrent la moitié de la nuit à le contredire. Pendant les réunions « publiques et contradictoires », ils prirent plusieurs fois la parole, recueillirent quelques nouveaux camarades et beaucoup de malédictions. La même année, ils adoptèrent un individu bizarre, suspect, qui pendant six mois se promena dans les rues en sabots, avec un chapeau haut de forme, vendant des pamphlets polygraphiés — puis disparut avec 60 francs empruntés aux camarades. Ceux-ci étaient déjà assez nombreux pour supporter les 100 francs de dettes que leur rapporta une conférence manquée pour laquelle ils avaient fait venir de Paris un orateur (Tortelier). Ils payaient aussi de leur personne, introduisaient de Belgique en France, chaque semaine, un ballot de cinq cents exemplaires du Révolté (les Temps Nouveaux), alors interdit. Surtout ils s'appliquaient à contredire les socialistes dans leurs réunions, et souvent à les empêcher de parler, puisque ceux-ci refusaient de les entendre. La lutte avec les « votards » ne s'apaisa guère que vers 1898-1900. Les bourgeois affectaient de confondre les collectivistes avec les propagandistes par le « fait » et l'on comprend pourquoi Guesde et Lafargue écrivaient au lendemain des élections de mai 1892 : « Travailleurs. Pour ne rien dire de la pression patronale portée à son maximum, c'est en pleine dynamitade anarchico-policière (??) c'est-à-dire en pleine terreur gouvernementale, entretenue et exploitée, que le Parti ouvrier a dû aller au scrutin. »
Les collectivistes et les socialistes se rencontrèrent pourtant à l'enterrement de Van Hamen. Au départ du cortège, il y avait plusieurs centaines de manifestants. Les brigades de gendarmerie de Roubaix, Tourcoing, Lannoy, Lille, réunies pour la circonstance, chargèrent deux fois les manifestants, qui, près du cimetière, étaient au nombre de deux à trois mille, d'après tous les journaux locaux. On ne laissa pénétrer dans le cimetière que quelques groupes qui déposèrent des couronnes avec des inscriptions comme : « Les anarchistes ouvriers au justicier Van Hamen » ou « Les tisseurs de chez Réquillart à leur camarade ».
Il y eut aussi à Roubaix quelques actes de révolte individuelle. Un ouvrier âgé de 25 ans, D., hanté, dit-on, par un monologue qu'il avait souvent entendu réciter au groupe anarchiste, et légèrement pris de boisson, brisa la glace de la devanture d'un bijoutier, M. Duceux, dans la Grand'Rue, jeta à pleines mains les bijoux au milieu d'un groupe d'une centaine de personnes, en criant : « Vive l'anarchie ! »
« Il est pénible de constater, dit la Dépêche du 22 mars 1894, qu'aucun des bijoux jetés à la foule par l'anarchiste n'est rentré en possession de M. Duceux. » Il y eût 4.600 francs de dégâts. Dès le lendemain, devant le juge d'instruction, le camarade s'excusait sur le compte de l'ivresse. On le condamna à un an de prison. Depuis il a repris le travail et se tient loin de tous les milieux politiques.
On dit que, deux ans plus tard, un acte analogue à celui qu'il avait accompli fut commis par un autre camarade de Roubaix.
En 1890, un journal réactionnaire de Lille, La Dépêche, avait accusé un des pamphlétaires du Père Peinard, Girier-Lorion, d'être de mèche avec la police. Girier accompagné de six camarades roubaisiens, se présenta une nuit à la salle de rédaction de la Dépêche, demandant une rétractation et cassant du matériel. Arrêtés, ils furent condamnés à 5 et 6 mois de prison avec sursis. Girier fut condamné par défaut à treize mois. Poursuivi, il tira sans les atteindre, sur ceux qui venaient l'arrêter.
Le « revolver bijou » dont il se servit pouvait à peine faire une blessure légère. Il fut condamné à
cinq ans de travaux forcés (1).
Depuis, les camarades se dépensèrent en manifestations anticléricales qu'ils trouvent aujourd'hui ridicules. Pendant que des dévotes leur cinglaient le visage de vigoureux coups de chapelet, ils réussirent plusieurs fois à atteindre l'ostensoir avec du crottin, des parapluies hors d'usage, etc.
En 96 et 97 parurent les 26 numéros de la Cravache, du Batailleur, journaux rédigés par les libertaires roubaisiens. Chaque numéro leur coûtait plusieurs louis et était tiré à 2.000 exemplaires. En 1900, ils firent éditer la Peste religieuse de J. Most, ce qui leur coûta 60 francs. Puis, ils recueillirent entre eux 500 francs en un an et demi, et purent enfin acheter une presse à bras et un matériel d'imprimerie. Depuis ils ont édité eux-mêmes plus de 80.000 exemplaires, de la Peste religieuse et 50.000 de la Petite feuille (21 numéros), qui valut à ses gérants dix mois de prison avec sursis, pour propagande antimilitariste. La feuille était imprimée et distribuée à domicile gratuitement. Elle reproduisait presque toujours des articles parus dans les journaux libertaires de Paris.
III
Depuis septembre 1902, les camarades louent, rue du Pile, un estaminet où se trouve leur presse, leur bibliothèque, la salle pour les samedis du groupe, un hangar et une cour pour les réunions publiques.
Ils ne vendent pas d'alcool. Les bénéfices ont été suffisants pour payer une gérante à 21 francs par semaine. Mais, récemment, on dut réunir une certaine somme pour couvrir les frais généraux.
Quant au nombre des camarades, il est difficile de le déterminer. M. Delpon de Vissée, dans un article de la Revue Bleue, mai 1904, sur les grèves d'avril à Roubaix, estime qu'ils sont 350. Mais veut-il parler des ouvriers qui, par principe, s'abstiennent de voter et n'espèrent qu'en l'action révolutionnaire? Le chiffre paraît alors trop faible.
Veut-il dire les ouvriers qui lisent et propagent les Temps Nouveaux, le Libertaire, la Voix du Peuple?
Ils sont 60, exactement ou à peu près, qui achètent régulièrement ces trois journaux à la fois. Enfin, chaque samedi, le groupe réunit une vingtaine des plus ardents.
Très connus dans les milieux syndicaux, plusieurs d'entre eux firent partie de ce Comité d'entente qui, lors des grèves d'avril 1904, tenait lieu de Bourse du travail. Aux réunions privées du syndicat textile, leurs orateurs prenaient la parole avec les orateurs guesdistes, et d'eux émanèrent des discours et articles très violents. Ce sont les anarchistes qui organisèrent les premiers des soupes populaires, et leur exemple était, dès le lendemain, suivi par les guesdistes. Mais ils n'ont pas réussi à s'organiser pour l'action directe et continue. Avant ou pendant les grèves d'avril 1904, les anarchistes roubaisiens ont cherché à lancer deux syndicats : celui des teinturiers apprêteurs, et un syndicat général du textile : l'Union ouvrière. De ces deux syndicats, le second a disparu et le premier n'a plus l'importance qu'il avait prise en avril.
Pour donner une idée exacte de leur état d'esprit, voici ce que j'ai relevé sur le cahier de prêt de leur bibliothèque, qui, relativement, est mieux composée, plus fréquentée que celle du textile et du P. O. F.
Elle existe depuis quatre ans et contient environ 200 volumes. Il y a eu 260 sorties en 1901, 650 en 1902, 621 en 1903.
Les livres les plus lus sont les livres de théorie de J. Grave et Kropotkine, puis viennent les romans antimilitaristes publiés chez Stock, puis les romans de Zola, et des livres comme la Clairière, M. Bergeret Résurrection, enfin les publications anticléricales, qui sont assez mauvaises.
(1) Après la révolte de l'île du Salut, à laquelle il prit part, il fut condamné à mort, puis, après appel, à cinq ans de cellule. Il y mourut d'épuisement en 1891.
De 1890 à 1896, la police montra un très grand zèle. Beaucoup de camarades se rappellent avoir été perquisitionnés dix fois.
Pour d'autres, les agents venaient de mois en mois demander des renseignements au bureau de l'usine où ils travaillaient.
Les Temps nouveaux 6 janvier 1906