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Le capitalisme vit ses derniers moments

Lu sur le blog flegmatique d'Anne Archet : "Ce qui m’agace chez les révolutionnaires, c’est leur tendance au prophétisme, leur conviction que la révolution est non seulement imminente, mais écrite dans l’histoire. Par exemple, chaque fois que je lis Kropotkine, sa tendance à prédire le Grand Soir pour la semaine prochaine au mieux m’ennuie, au pire m’irrite. Sans parler des marxistes, détenteurs autorisés du sens de l’histoire, qui n’ont cessé, pendant cent cinquante ans, de prédire la révolution prolétarienne mondiale. Or, le capitalisme a traversé crise après crise non seulement sans s’affaiblir, mais en étendant son hégémonie sur la planète entière.

Mais vous me connaissez, je suis un être de contradictions.

Malgré tout ce que je viens de dire, je reste convaincue que le capitalisme vit ses derniers moments. Ne riez pas! Ses succès des dernières années, bien plus que sa crise actuelle,  accélèrent sa course à la destruction. Si bien que dans une cinquantaine d’années peut-être, le capitalisme sera caduc et remplacé par quelque chose d’autre. Reste à voir ce que ce «quelque chose d’autre» sera. Personnellement, je ne suis pas très optimiste.

Mais avant de sortir ma boule de cristal, un mot pour définir ce qu’on entend généralement par capitalisme.

Ce qui distingue le capitalisme des autres systèmes sociaux et économiques qui l’ont précédé, c’est sa quête incessante et auto-entretenue d’une accumulation toujours plus grande de la part des détenteurs de capitaux. Autrement dit, le capital, défini simplement comme la richesse accumulée (biens de consommation, machines, droits monétaires reconnus sur les biens matériels…) est utilisé, dans un système capitaliste, dans le but premier et délibéré de son auto-expansion. Évidemment, le profit n’est pas le seul objectif du processus de production capitaliste. Mais chaque fois que l’accumulation du capital l’a emporté, avec le temps, sur les autres objectifs, nous pouvons à juste titre estimer que nous avons affaire à un système capitaliste.

Autre caractéristique du capitalisme: il s’agit d’un phénomène historique qui correspond à la marchandisation du monde. Par marchandisation, j’entends non seulement l’application graduelle des principes marchands à l’échange, à la production et à l’investissement (qui s’effectuaient auparavant sans l’apport du marché), mais aussi à la transformation de toute chose (et j’inclus dans le mot «chose» les êtres humains) en marchandise.

Il est important d’insister sur le caractère historique du capitalisme. Ce système a une origine historique et géographique: l’Europe occidentale de la fin du XVe siècle. On ne peut parler de capitalisme avant le XVe siècle sans pervertir le sens profond de ce terme. Évidemment, la propriété privée, le marché, le salariat, qu’on associe de nos jours au capitalisme, existaient avant cette date, en Europe comme ailleurs. Mais dans les systèmes antérieurs au capitalisme, le long processus d’accumulation du capital était presque toujours bloqué à une étape ou une autre, puisque le but premier et délibéré de la production n’était pas le profit et sa croissance.

Mais qu’est-ce qui fait que ce système historique est voué à se perte?

Raison #1: le profit se noie dans une mer de purin

Le premier indice de la fin prochaine du capitalisme me semble être l’augmentation bientôt incontrôlée du coût des matières premières essentielles à la production des biens de consommation, qui va éventuellement rendre le profit presque impossible.

J’ai dit plus haut que le but principal (si ce n’est l’unique but) du capitalisme est le profit. Or, pour faire un bon profit, il faut s’assurer d’avoir des matériaux pas chers pour minimiser les coûts de production. Et comment réduire les coûts des matériaux? «En s’assurant de ne pas les payer entièrement» vous répondra le premier économiste venu. Le truc est simple, il existe depuis la naissance du capitalisme: l’externalisation des coûts.

Disons que je suis dans le business du papier-cul. J’ai besoin d’arbres. Or, le coût total d’un arbre comprend les coûts liés à sa croissance. Heureusement, il est facile de ne pas payer pour la croissance des arbres: on rase la forêt, on laisse à quelqu’un d’autre (l’État, immanquablement) le soin de débourser pour le reboisement et on va couper ailleurs. Le coût de la croissance des arbres est ainsi externalisé, si bien que dans une vingtaine d’années, je pourrai me repointer au même endroit pour couper les arbres arrivés à maturité.

Il en va de même pour la gestion des matières toxiques générées par la production. Disons que je suis dans le business de la côtelette de porc. Je dois faire quelque chose avec les déjections de mes petites bébêtes. Le plus simple est d’épandre le lisier sur les terres agricoles jusqu’à ce que lesdites terres, sursaturées de merdre, contaminent les ruisseaux et les rivières. J’ai ainsi externalisé le coût du traitement de mes matières toxiques en laissant à quelqu’un d’autre (l’État, immanquablement) le soin de procéder à la décontamination.

Enfin, les infrastructures publiques sont une autre forme efficace d’externalisation des coûts. Disons que je suis dans le business du breuvage brun pétillant et que, désireuse de profiter de la mode écolo-chic, je décide de me lancer dans le commerce de l’eau en bouteille. Je m’installe donc dans une ville qui non seulement me vendra l’eau de son aqueduc à un prix ridicule, mais me donnera une subvention pour construire mon usine d’embouteillage «parce que ça crée de l’emploi». Le coût du traitement de mon eau est ainsi externalisé, parce que le financement de l’aqueduc est imposé à quelqu’un d’autre (toute la population de la ville) mais les profits vont uniquement à moi (qui est morte de rire quand je vois les citoyens de cette même ville qui achètent mon eau — la payant ainsi deux fois). Vous pensez que j’exagère? Pensez-y la prochaine fois que vous boirez votre Dasani ou votre Aquafina…

Ce petit manège, qui dure maintenant depuis cinq cents ans, arrive en bout de course. La raison la plus évidente est que nous en serons à court terme à la limite géographique du processus: plus de forêts à abattre, plus de rivières à emmerder, etc. L’autre raison est que le «quelqu’un d’autre» n’aura bientôt plus les moyens de payer les coûts externalisés. Face à la dégradation des matières premières, quelles sont les options pour l’État? Augmenter les impôts des industriels? Obliger les industriels à reboiser et à dépolluer? Demander aux pétrolières de payer pour le ramassage de leurs marées noires? Ça revient à internaliser des coûts qui étaient autrefois externalisés, et ça rend le profit presque impossible. Augmenter la contribution de la population au reboisement et à la dépollution? Les contribuables sont imposés à l’extrême limite et aucun politicien ne veut mettre son pouvoir en danger en décrétant des hausses d’impôt agressives.

Plus probablement, les États ne feront rien, ou alors ne dépollueront qu’en partie, avec pour résultat… la destruction définitive des ressources naturelles et l’élimination par le fait même de toute possibilité de profit. Faudra alors dire bye bye au capitalisme…

Raison #2: on ne peut pas déménager l’usine en Antarctique

Le coût des marchandises n’est évidemment pas le seul coût de production que le capitaliste veut minimiser. La réduction du coût du travail constitue l’autre obsession capitaliste.

Je ne vous apprends rien lorsque je dis que c’est le rapport de forces établi entre les employeurs et les travailleurs qui fixe un niveau moyen de salaire à une époque déterminée et en un endroit donné. Ceux qui ont déjà trimé dans une boîte non-syndiquée savent de quoi je parle… Dans les premiers temps du capitalisme, ce rapport de force est nettement en faveur de l’employeur, ce qui fait que les salaires sont très bas. Mais après un certain temps, les travailleurs se syndiquent, ou s’organisent politiquement, et réclament un hausse du salaire réel (c’est-à-dire, une hausse supérieure au coût de la vie).

Même s’il faut plusieurs décennies de lutte, les travailleurs finissent toujours par obtenir une certaine hausse salariale, soit par la signature de conventions collectives, soit par des moyens politiques comme des lois sur le salaire minimum. Pourquoi? Parce qu’en période de prospérité économique, le plus important pour l’employeur capitaliste est de maintenir la production et d’éviter les arrêts de travail. Il est alors rationnel d’accorder des hausses salariales, les baisses de profit entraînées par des arrêts de travail à répétition étant plus importantes que lesdites hausses salariales.

Mais lorsque la récession et la stagnation économique se pointe, le problème de la réduction du coût du travail pour rester concurrentiel se pose. À ce moment-là, le capitaliste doit impérativement trouver un moyen de réduire effectivement le coût de sa main-d’oeuvre.

Quelles sont ses options? La première est l’affrontement avec les travailleurs pour obtenir des diminutions salariales. Le problème, c’est que l’affrontement est non seulement coûteux, mais il perturbe le processus de production. De plus, le résultat est très aléatoire et en fin de compte, les pertes risquent fortement d’être supérieures aux gains pour les employeurs.

La seconde option est plus simple et moins coûteuse: délocaliser. Le capitaliste remballe tout et s’installe dans un endroit où le niveau historique des salaires est moins élevé, habituellement une région peuplée par des ruraux fraîchement arrivés à la ville, ou une région moins commercialisée. Bref, une région où les individus qui se présentent sur le marché du travail sont prêts à travailler pour un salaire inférieur à celui versé aux travailleurs en zone «développée».

Mais pourquoi ces gens sont-ils prêts à accepter des salaires très bas? Parce qu’après tout, travailler dans un sweat shop, c’est agréable pour personne… La réponse est simple: dans ces régions, les salaires offerts, bien que dérisoires, sont plus importants que ce que les nouveaux citadins qui forment l’essentiel de la force de travail auraient pu obtenir en restant en milieu rural.

Malheureusement pour les capitalistes, après quelque temps, ces mêmes travailleurs s’habituent à leur nouvelle vie urbaine et surtout, se rendent compte à quel point leurs salaires sont bas. Donc, ils se finissent eux aussi par se syndiquer, par s’organiser politiquement… pour obtenir, après plusieurs décennies de lutte, des hausses salariales. À ce moment, le capitaliste n’a d’autre choix que de délocaliser une nouvelle fois et s’envoler vers des cieux plus cléments.

Soit dit en passant, c’est le phénomène de la délocalisation qui explique en grande partie l’industrialisation du Québec dans le dernier tiers du XIXe siècle. Les capitalistes amerloques, soucieux de diminuer leurs coûts de production liés au travail, ont délocalisé des usines américaines pour les installer à Montréal, où l’on trouvait plein de ruraux qui venaient de fuir les terres saturées de la vallée du Saint-Laurent. Et c’est ce même phénomène qui explique le départ de ces mêmes entreprises dans le dernier tiers du XXe vers une multitude de destinations-soleil exotiques comme le Mexique, les Philippines, l’Indonésie…

Le hic, c’est que ce processus de délocalisations répétées, qui résout le problème des hausses de salaire dans certaines régions en recherchant des salaires plus bas dans d’autres, ne peut pas être infini. Ses possibilités dépendent du nombre de régions où le processus de déruralisation et de prolétarisation n’a pas encore été achevé. Or, ce processus mondial de marchandisation du travail est pratiquement achevé. On retrouve des sociétés précapitalistes seulement dans quelques régions parmi les plus lointaines et inaccessibles du globe. Lorsque les travailleurs de ce qu’on appelle communément le tiers-monde s’organiseront comme tous les autres travailleurs avant eux (et c’est déjà commencé), ils finiront par obtenir des hausses salariales après quelques décennies de lutte.

Et quand ça se produira, on assistera globalement à une hausse effective du salaire réel des travailleurs qui créera une contrainte si forte sur le profit qu’il deviendra presque impossible. Faudra alors dire bye bye au capitalisme…

Raison #3: les crottés vont nous ruiner avec leurs demandes farfelues et irresponsables

Cette troisième tendance, plus récente que les deux premières, est liée à la situation politique globale. Dès le XIXe siècle, plusieurs mouvements sociaux égalitaristes se sont développés. Les pauvres et les ouvriers ont pu arracher diverses concessions qui leur ont été octroyées dans le but de limiter leurs revendications.

Ce qui fait qu’aujourd’hui, la population considère comme normal un certain niveau de dépenses des États comme réponse à ses revendications, qui sont de trois ordres: l’éducation pour les enfants, la santé pour toute la famille et a sécurité sociale, c’est a dire le revenu minimal à vie.

Or, le coût de ces dépenses est non seulement énorme, mais en hausse continuelle, parce que les gens d’aujourd’hui exigent le double de ce qu’ont exigé leurs parents (à ne pas parler de leurs grands-parents) et leurs enfants s’attendent à encore davantage, davantage de dépenses d’éducation, davantage de dépenses de santé et davantage de dépenses pour le revenu minimal. De plus, ces revendications s’étendent géographiquement, les demandes n’émanent non plus seulement de l’Europe et de l’Amérique du Nord mais également de Chine, des Indes, de l’Afrique et de l’Amérique latine.

Comment ces dépenses seront-elles financées? Inévitablement à travers l’action de l’État, par l’impôt, car c’est la seule façon de faire qui ne menace pas directement le système. On peut d’ailleurs observer une tendance de longue durée à la croissance continue de l’impôt. Résultat: une crise fiscale des États entraînant la constitution de mouvements anti-impôts avec souvent le paradoxe que ce sont ces mêmes personnes qui revendiquent plus de dépenses d’éducation et de santé. Les États sont donc placés devant une impasse: on ne peut pas augmenter l’imposition des entreprises parce qu’une telle augmentation limite la productivité et le profit; on ne peut pas augmenter l’imposition des individus parce que c’est trop coûteux politiquement, ni diminuer radicalement les dépenses sociales pour la même raison.

Devant cette impasse, la réponse des capitalistes à la crise fiscale des États est le néolibéralisme, un mouvement politique et idéologique des quarante dernières années qui s’est principalement attaqué à trois cibles: la réduction du coût réel du travail, la minimalisation des dépenses ayant un rapport avec les questions liées à l’environnement et l’internalisation des coûts, et la réduction des dépenses publiques de bien-être. Lorsque l’on fait le bilan des politiques néolibérales, et ce même au Royaume-Uni et aux États-Unis (les deux pays de pointe sur ces questions) force est de constater que la réduction des coûts a été relativement faible, et que la réaction politique a été très forte. Les chances de réussite, voire de survie du néolibéralisme politique semblent très faibles, ne serait-ce que parce que son discours n’est pas très attrayant (du genre «Faisons des sacrifices pour rester compétitifs») ni mobilisateur, dans le sens électoral du terme.

Résultat, la hausse des coûts des dépenses sociales restera hors de contrôle, ce qui exercera une contrainte insoutenable sur les possibilités de profits à moyen terme. Ajoutez à cela la hausse des coûts du travail et l’internalisation des coûts des marchandises… et dites bye bye profits et bye bye capitalisme.

Raison #4: l’État fout l’camp, y’a plus d’profits

Contrairement aux idées reçues et à ce que la presse peut vous raconter, les capitalistes ne s’opposent pas à l’étatisme, bien au contraire. En fait, l’État est le meilleur ami du capitaliste — et le libre marché une situation fictive à promouvoir idéologiquement, mais à éviter coûte que coûte dans la réalité.

Un capitaliste veut vendre ses produits afin de réaliser le maximum de profit possible et d’accumuler du capital. Quel est son plus grand adversaire dans la réalisation du profit maximum? Ses concurrents, qui ont exactement le même objectif. Dans un marché parfaitement libre où l’information est parfaite — ce qui n’arrive jamais — aucun vendeur ne peut réussir à réaliser un profit substantiel puisque chaque acheteur peut passer de vendeur en vendeur en cherchant le prix le plus bas, jusqu’à ce qu’il trouve celui qui accepte de vendre pour le prix de production plus une grosse cenne noire. Dans ces conditions, l’accumulation est impossible et le capitalisme impraticable.

Donc, la prochaine fois qu’un idéologue libertarien se lancera dans une tirade lyrique sur les bienfaits du marché, je vous donne la permission de vous foutre gentiment de sa gueule parce que le marché est l’ennemi du profit. Évidemment, tout capitaliste a besoin d’un marché pour vendre et ne veut pas que l’État l’empêche de maximiser ses profits. Mais ça ne veut pas dire qu’il souhaite que le marché soit entièrement libre. Il veut plutôt se positionner dans un marché où il sera privilégié par rapport à ses concurrents.

Et qui peut lui offrir un tel marché? Seulement l’État, en créant des quasi-monopoles pour certains capitalistes triés sur le volet. Comment? Par son système des brevets, qui permet à une entreprise de garder les droits d’exploitations d’un produit pendant certain nombre d’années. Par sa législation réglementaire, dont l’effet est de favoriser la création de quasi-monopoles, puisque les coûts de la réglementation sont plus faciles à supporter pour les grandes entreprises que pour celles de taille petite et moyenne — fragilisant ainsi des concurrents déjà marginaux. Par ses opérations de renflouement, où il accepte de couvrir les pertes des grandes entreprises afin de les maintenir en activité, au nom de la sauvegarde des emplois — ce qui transforme le marché libre transforme en un système de socialisation des pertes et de privatisation des profits. Par son pouvoir d’achat, surtout dans les domaines militaires, où la préférence va aux grandes firmes, considérées comme plus sûres et plus fiables. D’ailleurs, ce n’est pas innocemment que les activités de l’État dépassent systématiquement les prévisions budgétaires: surpayer les fournisseurs, c’est octroyer d’énormes marges de profit et favoriser le fonctionnement du capitalisme sur le territoire national.

«Mais la mondialisation?» me direz-vous. En effet, n’est-ce pas le désir des capitalistes de créer un marché mondial libre, hors de portée du pouvoir juridique des États nationaux? Évidemment, il est sans grand intérêt de disposer d’un monopole parfait au niveau national si la concurrence extérieure est trop sévère. Mais il ne faut pas oublier que ce que l’on nomme mondialisation est un processus négocié non pas par les entreprises capitalistes, mais par les États eux-mêmes — selon les termes des États puissants et au détriment des États des pays pauvres. En vérité, les mécanismes fondamentaux du capitalisme international n’ont guère changé depuis cinq cents ans: un État puissant exerce toujours des pressions politiques, économiques et même militaires pour forcer l’entrée des marchés des pays pauvres, ce qui permet à ses industries bien rodées d’éliminer les concurrents indigènes faibles. On aboutit au monopole de fait de l’industrie forte du pays puissant. Un État peut aussi préserver un monopole sur le marché mondial en interdisant la vente de technologies avancées et stratégiques à l’extérieur (c’est d’ailleurs en ce sens qu’on doit comprendre l’obsession des gouvernements à freiner «l’exode des cerveaux»).

Bref, le capitalisme n’aurait pu ni voir le jour ni se développer sans un constant soutien des États. Le problème, c’est que l’État fort, pilier du capitalisme, s’effrite. Et c’est encore la faute des pouilleux et des crottés que nous sommes.

En Occident, après les révolutions américaine et française, les concepts de liberté individuelle et de souveraineté du peuple se sont graduellement normalisés. La situation devint potentiellement révolutionnaire, puisque le droit divin ou héréditaire ne suffisait plus pour justifier l’existence et l’action de l’État. Des idéologies politiques ont émergé de manière à contenir la population et ainsi limiter les dégâts, c’est-à-dire préserver l’État fort si vital au capitalisme. Diverses doctrines sont ainsi apparues: le conservatisme à droite, du libéralisme au centre, le socialisme à gauche. Vers le milieu du siècle, il s’est avéré que le libéralisme était l’idéologie la plus apte à répondre aux intérêts des capitalistes, si bien que le conservatisme et le socialisme sont devenus des avatars, des variantes du libéralisme, en acceptant la nécessité de diriger l’État dans le but de faciliter l’accumulation capitaliste en créant des conditions de quasi-monopole.

Ainsi, tous les discours politiques se sont partagé un thème récurrent de la modernité, le leitmotiv prométhéen du capitalisme: l’idée de progrès. Tant les libéraux que les conservateurs et les socialistes ont promis un avenir radieux pour tous et ont offert l’espérance d’une situation meilleure en échange d’une certaine patience. La gauche parlementaire, électoraliste et étatiste, qu’elle soit révolutionnaire ou réformiste, communiste, social-démocrate ou tiers-mondiste, a tenu en substance le même discours que les libéraux: «ayez confiance en nous, ayez confiance en nos experts, qui sauront gérer l’État pour orienter le progrès à votre avantage».

Après la Première Guerre mondiale, les partis de la gauche adoptent tous une même stratégie en deux étapes, à savoir la prise du pouvoir étatique dans chaque État séparément, puis, dans un deuxième temps, la transformation du monde. La première étape fut un succès indéniable, puisque de 1945 et 1970, presque tous les gouvernements sont conquis par une version ou l’autre du socialisme étatiste. En simplifiant grossièrement, on peut dire que le tiers du monde (l’Est) voit les partis communistes au pouvoir, un autre tiers (le Sud) les mouvements de libération nationale et le dernier tiers (l’Ouest) les partis sociaux-démocrates au moins par alternance, mais dans une situation telle qu’ils étaient hégémoniques, puisque les partis conservateurs prônaient des programmes au contenu quasi social-démocrate.

Mais les partis de gauche n’ont pas livré la marchandise, n’ont pas tenu leurs promesses. L’écart entre les riches et les pauvres s’est aggravé, et les appareils d’État, loin de se démocratiser, sont restés entre les mains d’une élite agissant au profit d’une élite. Le mouvement spontané de contestation des années soixante, en plus d’être une protestation contre la politique des blocs de la guerre froide, fut plus fondamentalement une protestation contre la vieille gauche étatiste et ses promesses d’égalité économique et de démocratie accrue qui ne se sont jamais réalisées. C’est ainsi que la légitimité de l’État a commencé à s’éroder, la population ne croyant plus en la réalisation de changements fondamentaux.

Aujourd’hui, les populations ont tendance à reprendre en main les pouvoirs qui ont été historiquement transférés à l’État, avec, en premier lieu, la protection individuelle. Le phénomène est très visible aux États-Unis et il risque de se propager partout en Occident: la population a de moins en moins confiance en la police, avec pour conséquence une circulation d’armes individuelles, l’érection de véritables murs de protection là où vit la bourgeoisie, la constitution de véritables polices privées, le fait que les parents préfèrent envoyer leurs enfants dans des écoles privées suite à l’insécurité et l’effondrement des écoles publiques. Avec la privatisation de la protection, la privatisation de l’éducation, privatisation des coûts médicaux, la privatisation des services publics, on en vient à se demander à quoi sert l’impôt payé à l’Etat! Les gouvernements procèdent à des réductions de l’impôt, et on se retrouve véritablement dans un engrenage fatal qui finira par vider l’État de toutes ses sources de légitimité.

Cette tendance aboutira inéluctablement au déclin, à la dérégulation de l’État avec le déclin relatif de ses pouvoirs. Cela ne va rien rapporter au capitaliste, la désagrégation de l’État rendant impossible l’imposition de véritables monopoles. Il faudra alors dire bye bye profits… et bye bye capitalisme.

« Le progrès ? Quel progrès ? »

Grâce à ma boule de cristal (fabriquée par des ouvrières chinoises pour un salaire de misère), j’ai pu dégager quatre problèmes majeurs qui posent un défi si immense au capitalisme qu’il serait fort surprenant qu’il puisse en survivre. Les trois premiers problèmes entraînent une diminution radicale du taux de profit, alors que le quatrième, la désagrégation de l’État, rend très ardue, voire impossible la possibilité de contrarier les trois autres tendances.

Mais si le capitalisme meurt, que va-t-il se passer? Quel ordre économique et social émergera pour le remplacer? Personne ne peut le prévoir. Ni vous, ni moi, ni Marx, ni Milton Friedman, ni José Bové. Absolument rien ne peut garantir que la situation va s’améliorer. Et ceux qui affirment le contraire sont, pour la plupart, aveuglés par le grand mythe capitaliste du progrès.

L’idée de progrès naît à l’époque moderne au même moment où émergent les économies capitalistes. Cette idée a servi de justification à l’écrasement de l’opposition au développement de la marchandisation lors de la transition du féodalisme au capitalisme. L’idée de progrès a même servi à balayer les aspects les plus noirs du capitalisme en présentant ses bienfaits comme supérieurs à ses méfaits, parce qu’ils allaient dans le sens de la marche irréversible au progrès. Pour ma part, je suis convaincue qu’il est tout simplement faux d’affirmer que le capitalisme, comme système historique, a représenté un progrès par rapport aux autres systèmes antérieurs qu’il a détruits ou transformés. Choquant, non? Pourtant…

On dit que le capitalisme a bouleversé les capacités physiques de l’humanité, notamment les pouvoirs technologiques à sa disposition. Le rendement de l’énergie humaine a constamment augmenté en termes de produits résultants. Mais on ne dit pas dans quelle mesure cela a représenté une augmentation de l’énergie que l’humanité a consacrée à la production, aussi bien à l’unité de temps de travail que sur la durée d’une vie humaine. En fait, tout porte à croire que le fardeau du monde n’ait pas été moins lourd sous le capitalisme historique que sous les régimes sociaux antérieurs depuis le début du néolithique.

On dit que le capitalisme a apporté non seulement un niveau de vie sans précédent, mais aussi une importante possibilité de choix de modes de vie pour les populations soumises à ce régime social. Mais on ne nous dit pas que cette évolution est valable pour une portion extrêmement limitée de la population humaine, essentiellement les classes moyennes et supérieures minoritaires des sociétés dites avancées d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord.

Étudier l’histoire, c’est constater que le monde actuel n’est, de toute évidence, à peine plus libre ou plus égalitaire que le monde d’il y a mille ans. C’est constater que pour la proportion grandissante des populations mondiales qui vivent dans les zones rurales, ou dans les bidonvilles urbains, la situation est bien pire que celle de leurs ancêtres d’il y a cinq cents ans. Ils se nourrissent moins bien et ont une alimentation moins diversifiée. Leur espérance de vie après l’âge d’un an s’est à peine améliorée. La plupart d’entre eux travaillent un plus grand nombre d’heures pendant toute la durée de leur vie, pour un revenu total inférieur.

Et ce n’est pas tout. Le capitalisme a développé un carcan idéologique oppressif et humiliant qui n’avait jamais existé auparavant. Il a institutionnalisé la xénophobie pour la transformer en racisme, et le patriarcat pour le transformer en sexisme, tout ça pour mieux segmenter la force de travail, pour mieux reléguer les femmes à la sphère du travail improductif, et ainsi maximiser les profits.

Finalement, plus j’y pense, plus le capitalisme m’apparaît absurde. On y accumule du capital sans autre but… qu’une accumulation supplémentaire de capital. Un capitaliste ressemble à un rat albinos dans un pet shop, qui tourne dans sa roue de plus en plus vite dans la seule fin de sourire encore plus vite. Évidemment, les privilégiés du capitalisme vivent très bien, mais même les grands bourgeois paient très cher en termes de temps consacré à acquérir les moyens financiers d’accéder aux objets de leurs jouissances.

Le capitalisme est absurde. Le capitalisme n’a jamais représenté un progrès. Comment alors croire que le système qui le remplacera après sa mort sera nécessairement meilleur, plus juste, porteur de plus de liberté? Je le répète, seuls ceux qui ont été gavés par l’idéologie autojustificatrice du progrès sécrétée par le capitalisme peuvent le croire sincèrement. Et je ne pense pas qu’aux marxistes…

Personne ne peut prévoir ce qui succédera au capitalisme. Cela dépendra de ce que feront les acteurs du monde. Pensez à l’Europe des XIVe et XVe siècles, alors que s’éteignait le système féodal. Pensez à la crise fondamentale qui ébranlait les assises fondamentales de ces sociétés: ses classes dirigeantes se détruisaient mutuellement à un rythme rapide, son système foncier et économique s’effondrait, le ciment idéologique que fournissait le catholicisme s’écaillait, des mouvements égalitaristes prenaient naissance dans le giron même de l’Église. Le système se décomposait de toutes parts. Une reconsolidation du système médiéval s’avérant impossible, la société européenne aurait très bien pu évoluer vers un système relativement égalitaire de petits producteurs, avec un laminage de l’aristocratie et une décentralisation importante des structures politiques.

Mais cette possibilité, alors bien réelle, devait consterner et effrayer les classes dirigeantes, surtout depuis qu’elles sentaient leur armure idéologique se désintégrer. Il fallait trouver de nouvelles institutions pour préserver l’essentiel: une société basée sur des liens de domination hiérarchique. Et c’est ce qui s’est produit. Vers le milieu du XVIIe siècle, les institutions fondamentales du capitalisme sont en place et déjà consolidées, les mouvements égalitaristes ont disparu, les couches dirigeantes ont de nouveau fermement en main le contrôle de la situation politique, et on peut même observer une continuité entre les familles qui composaient l’élite en 1450 et celles qui la composent en 1650. Personne ne s’est fait le porte-parole du projet que suggère cet enchaînement d’événements. Mais qui peut nier que l’établissement du capitalisme a renversé une évolution qui faisait frémir les classes dirigeantes, pour lui en substituer une qui correspondait beaucoup mieux à leurs intérêts? C’est pour cette seule et unique raison que le capitalisme, tout absurde qu’il est, prend toute sa raison d’être.

Il n’est donc pas absurde de croire que les capitalistes et ceux qui jouissent d’une position privilégiée vont essayer de nous refaire le même coup, c’est-à-dire changer tout afin de ne rien changer… et nous offrir un modèle de société tout neuf qui ne sera pas capitaliste, mais malgré tout inégalitaire, hiérarchique et liberticide.

Je déteste jouer les Cassandre, mais je crains que les cinquante prochaines années soient difficiles pour la plupart d’entre nous. Une période d’énorme insécurité personnelle, une période noire faite d’incertitudes et de chaos d’où naîtront un ou plusieurs nouveaux ordres d’une nature que l’on ne peut encore prévoir. Mais ce sera aussi une période où l’avenir sera ouvert, où tous celles et ceux qui croient en la liberté humaine auront la possibilité de lutter pour que l’issue soit porteuse de plus de liberté pour tous.

Anne Archet

Ecrit par libertad, à 12:10 dans la rubrique "Economie".



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