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Il y a plusieurs années, j’avais besoin d’un peu d’argent, un paysan du coin avait du travail pour moi. Il avait laissé quelques uns de ses champs en friche pendant plus de dix ans, de telle sorte qu’il avait permis à la terre de donner librement pendant quelque temps. Alors que la ferme ordinaire est moissonnée et labourée tous les ans que Dieu fait pour s’assurer que rien de sauvage ne retourne à la terre, ce paysan-ci n’avait pas exercé son activité agricole, en sorte que les champs s’étaient couverts de broussailles. Trembles et saules étaient revenus occuper une grande superficie, certains d’entre eux atteignant presque quinze peids de haut. Je devais gagner neuf dollars de l’heure pour rendre ces champs à l’agriculture. Je disposais comme outil pour éxécuter cette tâche d’un gros tracteur auquel était remorqué une débroussailleuse de puissance industrielle connue sous le nom de « cochon nettoyeur » [brush-hog]. Elle faisait neuf pieds de large et comportait des lames d’acier d’un pouce d’épaisseur. Je pouvais faucher et abattre n’importe quel taillis, n’importe quels arbres, pourvu que leur taille permît au tracteur de labourer en leur passant dessus, ce qu’il était capable de faire pour des arbres d’une bonne taille. Le tracteur avait une cabine isolée du bruit, conditionnée et équipée d’une lecteur de cassettes. Je trouvais ça bien agréable, étant donné que le travail que j’allais me colletiner comporterait chaleur, poussière et abrutissement. Cependant, ni la climatisation ni le lecteur de cassettes ne marchèrent si bien que cela.
Je passai les deux semaines qui suivirent assis seize heures par jour dans une boîte tiède, cahoteuse, privée d’air et empestant le diesel à écouter du rock éraillé et le bourdonnement morne du moteur diesel du tracteur. Je faisais ça pendant que le monde menait sa petite vie tranquille, à sept kilomètres heures, et ma pensée vagabondait à la recherche de la moindre petite fantaisie que je pusse faire naître pour me sortir de l’ennui que présentait ma situation. Je me trouvais face à un nœud de broussailles et d’arbustes. Derrière moi, une dévastation de bois en lambeaux et de végétaux desséchés. Je transformai l’un en l’autre au rythme soutenu et constant de trente ares quotidiens. Chaque soir, à dix heures, je m’arrêtais, fermais le tracteur, débarrassais les débris de plantes accumulés au sommet du « cochon », et rentrais au bercail prendre un peu de repos. Le matin, j’y retournais à l’aube, à six heures, pour graisser le cochon, démarrer le tracteur, et c’était reparti. A la fin du neuvième jour de ce petit jeu, je commençai à sentir plus qu’une simple excitation. Au matin du dixième jour, j’approchai du cochon armé de ma graisseuse dans la brume de l’aurore et me rendis compte que j’avais oublié de débarrasser les débris la veille au soir. Un enchevêtrement d’herbe, de brindilles et d’herbes folles surmontait le sommet de cette pièce d’équipement sur près d’un pied de haut, et comme je me baissais pour l’en débarrasser, je remarquai quelque chose. Mon attention fut retenue par une délicate toile d’araignée construite la nuit précédente sur le cadre d’acier du cochon, et qui à présent scintillait de rosée. L’araignée qui l’avait tissée n’était semblable à rien que j’eusse connu auparavant. Ses couleurs et ses motifs étaient magnifiques. Ressentant une sorte d’attirance, je regardai de plus près et remarquai d’autres araignées – d’abords des dizaines, puis des centaines et des milliers – de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les motifs et de toutes les tailles. Au même moment, je remarquai les insectes dont elles se nourrissaient, et des milliers de minuscules vies particulières gagnèrent ma conscience. Il y avait de petites punaises vert vif qui sautaient, ainsi que des sauterelles, plus grandes, brun-vert. Il y avait de petites araignées rouges, des grandes marron, des araignées à longues pattes, des grosses couvertes de poils, d’autres maigres à rayures. Des punaises étaient prises dans des toiles, et des araignées tisseuses les enveloppaient dans leur soie. Des lycoses traquaient leur proie avant de leur bondir dessus. Il y avait la vie, il y avait la mort. Je m’abandonnai complètement à ce spectacle – complètement fasciné, comme dans un rêve. Le temps n’avait plus prise sur moi. Les détails et les drames de ce monde minuscule absorbaient complètement ma conscience. Enfin, je fis un pas en arrière et dominai dans son ensemble la scène qui se présentait devant moi. Je me rendis compte qu’à la surface de la petite plateforme de neuf pieds sur six en quoi consistait le dessus du cochon, subsistait à présent plus de cent mille âmes minuscules – chacune menant sa propre vie. Mais ce n’était qu’une part infime des réfugiés des trente ares que j’avais débroussaillés la veille – il n’y avait là que ceux qui étaient arrivés malgré eux à se reposer sur la machine même qui avait dévasté leur habitat. Je fus pris de vertige et ébranlé en pensant à la quantité de vies que j’avais touchées en bourdonnant chacun des neuf derniers jours, insensible et muet, coincé dans la cabine de cette machine bourdonnante.
J’aimerais pouvoir écrire que mon premier mouvement fut d’abndonner le cochon, le tracteur et mon boulot, pour ne jamais les retrouver. J’aimerais écrire que je quittai cette exploitation sur le champ pour gagner les solitudes, et que j’ai vécu depuis en me nourrissant de roseaux et de gibier. Mais les choses sont rarement aussi dramatiques, rarement aussi simples. J’avais toujours besoin d’argent et je ne savais pas quoi faire d’autre ; je pris donc cette expérience vécue et la plantai au plus profond de mon cœur, là où je savais qu’elle pourrait commencer à croître doucement. Sur ce, je terminai de nettoyer et de graisser le cochon, retournai dans le tracteur, et j’échangeai la valeur en vie d’un nouveau jour contre de petits papiers verts. Cinq jours plus tard, je vivai en compagnie d’un groupe d’amis de date récente dans un campement primitif cerné par la Forêt nationale, au bord des solitudes1. Nous apprenions, lentement mais sûrement, la difficile leçon qu’implique le fait de se rassembler pour vivre selon les vieilles coutumes2 et redécouvrir ce que signifie le fait d’être humain. En ce jour précis cependant, un copain et moi nous en eûmes marre des leçons difficiles, et filions avec sa jeep en direction de la ville pour prendre un petit déjeuner au restau du coin.
Dans un tournant, nous aperçûmes une biche couchée au milieu de la route, elle baignait dans son sang. Nous nous arrêtâmes. Le véhicule qui l’avait heurtée avait dû quitter l’endroit seulement quelques instants auparavant. Elle était gravement blessée, mais toujours en vie et agonisante. Elle avait les pattes antérieures brisées, et elle respirait difficilement sous la chaleur du soleil de milieu de matinée. Mon copain et moi, au début, nous ne savions pas quoi faire, mais bientôt nous nous rendîmes compte qu’elle nous demandait de l’aider à mourir paisiblement. Nous la portâmes sur le bord de la route, puis mon ami la maintînt au sol tandis que je lui coupai la gorge avec mon couteau. Pendant ce temps mon ami lui parla doucement pour la réconforter tandis que je lui demandais pardon pour les souffrances que mon peuple lui avait causées dans son insouciance. Nos regards se rencontrèrent, et je sentis les larmes me monter aux yeux. « Merci » chuchotai-je, puis elle son sang coula et elle ne tarda pas à mourir là, dans le fossé, au bord de la route.
Nous déposâmes son corps à l’arrière de la voiture et la ramenâmes à notre campement. Elle nous fournit la viande la plus fraîche et la plus délicieuse que nous eussions mangée depuis des mois. Nous célébrâmes cette nuit et fîmes une fête en son honneur. Chacun de nous ou presque rappela à un moment où à un autre combien nous avions été reconnaissants pour un aussi bon gibier. Je l’avais soigneusement écorchée et j’avais mis son cuir dans une caisse pour la tanner. L’été suivant, je transformai avec soin son cuir en daim soyeux, pour faire des manches de chemise. Depuis ce jour, chaque fois que je porte cette chemise, les manches me parlent, elles me rappellent les dons que j’ai reçus de cette biche – sa viande et sa peau, certes, mais aussi une leçon de vie.
Il m’arrive de comparer la voix claire de cette chemise en daim avec les sons étouffés que donnent les chemises que j’achète à la friperie – celles qui sont marquées « Made in Mexico » ou « Made in Indonesia ». Celles qui sont confectionnées dans des ateliers à l’autre bout du monde, par des gens sans nom et sans visage, à partir de coton moissonné par des machines, traîné par des tracteurs d’un bout à l’autre d’obscures exploitations. Et là, je me demande si quelque part dans ces champs, des Araignées tissent leur toile…
Red-Wolf-Returns [Loup-rouge-revient] habite une cabane en terre dans les North Woods du Wisconsin, où il participe à l’équipe de bénévoles de la Teaching Drum Outdoor School [Ecole de tambour dans la nature]. Si ces mots vous inspirent, rendez-vous sur le site de la Teaching Drum : www.teachingdrum.org, ou prenez contact directement avec l’auteur : redwolfreturns@teachingdrum.org.
RedWolfReturns
1 Wilderness – les « terres sauvages », notion fondamentale dans la littérature et l’imaginaire nord-américains ; le terme français « solitudes » reprend celui choisi notamment par Chateaubriand pour rendre le terme anglais (NdT).
2 Le texte dit « to live the Old Ways », en référence évidente au titre (NdT).
Traduction par Ferox d'un texte en anglais Road of Technology and the Path of Spirit paru dans Green anarchy #22 printemps 2006
Commentaires :
satya |
je trouve les articles de green anarchy vraiment intéressants, merci :)
tu devrais leur proposer de rajouter le site de l'en dehors sur leurs liens recommandés, j'ai vu qu'il y avait des espagnols, alors pourquoi pas toi?? :D vous faites un bon boulot de traduction btw, merci ;) Répondre à ce commentaire
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à 13:12