Il existe une réalité correspondant au vieux proverbe affirmant que la misère aime la compagnie. Comme beaucoup de pensées sages et pleines de bon sens, il prétend expliquer un modèle du comportement humain qui semble se répéter encore et encore, lui conférant ainsi le sceau de la vérité. Mes parents m’ont transmis ce proverbe, tout comme leurs parents le leur avaient transmis – sans y avoir réfléchi.
Cependant, lorsqu’on va un peu plus loin et qu’on le replace dans un contexte social, le secret de la matrice créatrice de misère est révélé ; en effet, une fois que les gens ont intégré le raisonnement artificiel selon lequel la misère est inévitable, ils sont condamnés à une vie de désespoir. Ils s’entourent ainsi de personnes parvenues à la même conclusion, comme pour renforcer leur soumission aux chaînes de la réalité consensuelle avec le poids de la reconnaissance mutuelle.
Ce que j’ai nommé reconnaissance mutuelle est le parfait opposé du concept anarchiste d’entraide qui entrave l’action révolutionnaire au lieu de la faciliter. Pourquoi s’ennuyer à vouloir changer les choses, se disent cyniquement les gens les uns aux autres, c’est sans espoir. Ils craignent et ridiculisent ces rebelles qui refusent une vie de misère et tentent d’éduquer leurs enfants à accepter la misère comme leur lot ou même comme étant le prix à payer pour vivre. Ces parents qui ont inculqué une acceptation des statu quo à ne pas mettre en doute à la génération suivante, ne le font pas uniquement dans le but conscient de tenter de donner à leur progéniture le moyen de survivre « dans le monde réel ». Ils le font aussi dans le but inconscient de normaliser leur propre état de résignation. Au mieux, avec cette logique, ils enseignent à leurs enfants comment manipuler individuellement ou détourner ce système de misère qui leur est d’avantage présenté comme une fatalité que comme quelque chose qu’il faudrait contrer par des actions directes conduisant à la création d’une nouvelle réalité ou d’un monde de nouvelles réalités.
Le processus de l’accumulation et de la distribution de la misère crée le régime oppressif de la réalité quotidienne, celui qui gouverne nos vies et qui est relayé par le barrage permanent que constituent à la fois les dictons simplistes tels que « la misère aime la compagnie » et les messages spectaculaires et les amusements que constituent le bourdonnement incessant du « à prendre tel quel ». Ainsi pour résumer, ce à quoi les surréalistes font référence lorsqu’ils parlent de la misère est un système qui ne crée pas uniquement la misère mais qui nous convainc aussi qu’elle est la seule réalité possible. L’ennuyeux panglossisme « Tout va bien dans le meilleur des mondes » remplace l’excitation de savoir que tous les mondes sont possibles.
Les anarchistes tels que moi, ceux qui ont une affinité avec la critique de la misère telle qu’elle est formulée par le surréalisme, cherchent à faire disparaître la dichotomie artificielle entre le rêve et la réalité comme acte subversif. Les surréalistes, en participant au processus par lequel l’imaginaire devient le réel, dénigrent la marchandisation de nos rêves ainsi transformés en revendications politiques, en rêves consuméristes de télévisions à écran plasma et de corps éternellement parfaits. Nous sommes scandalisés par le fait que nos désirs soient taillés en niches commerciales et nous soient revendus sous la forme de styles de vie, de gadgets et de produits. Une révolution sociale ? Pourquoi résister à la domination alors que les voies séduisantes du capitalisme (trop) tardif nous présentent l‘idée appauvrie selon laquelle nous pouvons changer le monde par nos choix de consommation. Dans cette optique, nous sommes constamment victimes d'une propagande nous incitant à acheter notre libération du dollar par le dollar, en achetant dans le cadre d'un système consumériste qui exige une consommation « consciente » et dont le but est de nous faire acheter une révolution estampillée avec une tête de smiley à la caisse. Même aux rêves les plus révolutionnaires sont accrochés des étiquettes de prix et même ceux-ci enregistrent des ventes.
La survie de système de misère repose sur la copie. Nos esprits ont été tellement colonisés par la dictature non officielle du profit que nous sommes embourbés dans le labyrinthe de la réalité manufacturée. Le regard que porte l'oiseau et qui pourrait nous offrir une perspective visionnaire de notre situation fait défaut. Nous nous démerdons dans le présent de manière à pouvoir mieux nous démerder dans le futur. Même à ceux qui réalisent la nécessité d'un changement radical, la longue marche aux milieux des institutions de l’état capitaliste démocratique est perçue comme la seule stratégie « réaliste ». Et si nous changions de trajectoire comme le corbeau en plein vol ? Ce n’est pas un hasard si chaque être humain sur cette planète rêve de voler. La question est de savoir comment traduire ces volontés aériennes issues de ces rêves de hauteur et de liberté en des actions directes et cela dans le but de nous libérer nous-mêmes du joug oppressif de la civilisation. Le corbeau lorsqu'il vole, rit de la misère de laquelle on ne peut sortir et qui est caractéristique de la mentalité du colonisateur emprisonné.
Le dernier livre de l’érudit Mohawk Taiaiake Alfred, Wasáse (2005), décrit le phénomène de copie mentionné ci-dessus comme symptomatique de la colonisation. En cherchant à aller au-delà de ce phénomène et à développer une théorie sur ce qu'il appelle l’"indigénisme anarchique", il pose la question de savoir ce qui nous préserve de la décolonisation de nos propres esprits. Aussi intéressant d’un point de vue surréaliste, il dénonce le pouvoir atrophié de l’imagination comme un obstacle clef de la décolonisation. Comme il nous explique, « Nous avons perdu notre faculté de rêver notre propre renouveau et un nouveau monde. Nous avons par erreur accepté la résolution de nos problèmes créés par des personnes qui nous auraient poussés hors des cages coloniales rouillées et poussiéreuses pour nous enfermer dans une nouvelle prison dorée de la copie définie par des peurs exploitées et des capacités émotionnelles endormies. » Dans le processus de libération des terres de l’emprise permanente exercée par le système colonial, il fait appel à la création d'une "éthique guerrière indigène" reposant sur l'émancipation du territoire occupé de l'esprit.
Si nous aspirons à être des guerriers du rêve, nous devons reconnaître que nous avons tous été colonisés par l’hégémonie de la civilisation – aussi bien les colonisateurs que des indigènes, même si c’est de d’une manière différente. Bien que cette colonisation ait été vécue de façons différentes, et est basée sur un accès inégal au privilège, la civilisation est profondément ancrée dans nos psychismes, menaçant en réalité de nous priver de notre capacité à rêver. Pour les surréalistes, la finalité de la révolution ultime consistant dans la réalisation quotidienne de la poésie est en fait très étroitement liée avec la régénération du lien entre le rêve et la réalité qui a été érodé par le même système de civilisation que celui qui a dérobé la terre sous les pieds des indigènes. D’un point de vue surréaliste anarchique, le mouvement vers un monde dans lequel nous pouvons tous mener des vies plus poétiques implique la restauration du pouvoir d’insurrection de l’imagination et sa libération pour créer une anarchie qui n’ait pas peur de rêver.
Texte en anglais traduit par
Anaïs, paru dans Green anarchy
#23 - Summer/Fall 2006
à 22:58