Joueb.com
Envie de créer un weblog ?
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web.
Débarrassez vous de cette publicité : participez ! :O)

L'En Dehors


Quotidien anarchiste individualiste





Crée le 18 mai 2002

Pour nous contacter : endehors(a)no-log.org



D'où venons-nous ?


Nos références
( archives par thèmes )


Vous pouvez nous soutenir en commandant nos brochures :

Les éditions de L'En Dehors



Index des rubriques

Les collaborateurs et collaboratrices de l'En Dehors

Liens

A noter

Recherche

Archive : tous les articles

Session
Nom d'utilisateur
Mot de passe

Mot de passe oublié ?

La question économique
--> La Rue n°33 - Spécial Marx - 2ème trimestre 1983
Lu sur bibliolib : Engels a déclaré, en 1890, que Marx et lui-même avaient été obligés d’insister sur la gestion de l’analyse économique parce qu’en ce temps-là, c’était une optique nouvelle et qu’il était nécessaire de souligner ce « principe essentiel » [*]. L’étude critique de l’analyse économique marxiste doit donc tenir compte de cette déclaration, en vérifiant si elle est fondée, plutôt qu’en s’en tenant aux préjugés qui existent dans le mouvement libertaire sur cette question.

Il s’agit moins de démontrer que, a priori, toutes les propositions du marxisme sont fausses que d’essayer de déterminer en quoi la méthode d’analyse marxiste constitue encore, même partiellement, un outil utilisable pour les militants révolutionnaires.

Des tentatives ont été faites, dans le passé, pour effectuer une « synthèse » entre marxisme et anarchisme. Ces tentatives étaient vouées à l’échec.

Il s’agit ici surtout de démytifier le marxisme comme « doctrine scientifique » aux yeux des libertaires et de démontrer que tout n’est pas à rejeter, tout simplement parce que ce qui fait l’opposition irréductible entre marxisme et anarchisme (interdisant toute synthèse) est parfaitement délimité et repérable et que, pour tout le reste, il y a beaucoup de propositions qui sont parfaitement assimilables par l’anarchisme, soit simplement parce qu’elles étaient déjà présentes dans la pensée de notre mouvement avant que Marx ne les exprime ou ne les reformule, soit parce qu’elles constituent un acquis de la pensée universelle au même titre que la loi de la relativité ou la théorie des quantas (qui n’ont pas été formulées par des anarchistes, comme chacun sait).

Le propre d’une pensée vivante est de pouvoir s’intégrer ou rejeter - de façon raisonnée - les idées nouvelles. La pensée morte rejette toute idée qui n’émane pas d’auteurs patentés, et finit par tourner en rond.

En filigrane de la présente étude se trouvera donc l’interrogation suivante : ceux qui refusent le marxisme pour des mauvaises raisons acceptent-ils l’anarchisme pour de bonnes ?

I - MAIS QU’EST-CE DONC QUE LE MATÉRIALISME DIALECTIQUE ?

Dans l’Anti-Dürhing Engels dit en substance :

- L’histoire est l’histoire de la lutte des classes. Les classes sociales en conflit sont le produit des rapports de production et des échanges.

- La structure économique de la société constitue le fondement réel par lequel on peut expliquer la superstructure des institutions juridiques, politiques, les idéologies religieuses et philosophiques.

- Il en résulte que les causes ultimes des mutations sociales doivent être cherchées non dans le cerveau des hommes, dans leur compréhension de vérités éternelles, mais dans les mutations de la production et des échanges.

- Mais, tout de même, les moyens de la suppression des inconvénients du système existent de façon plus ou moins développée dans les rapports de production en mutation. Ces moyens doivent être découverts dans les faits matériels de la production.

1° Le matérialisme.

Le concept de matière au XVIIIe siècle est lié avec celui de « sensation ». La matière est la cause de la sensation. Dans la sensation, l’homme est passif, il reçoit les impressions du monde extérieur. Selon Marx, le matérialisme du passé conçoit la réalité sous la forme d’un objet ou d’une intuition, non comme une activité sensitive humaine. Dans les Thèses sur Feuerbach, Marx déclare que le degré le plus élevé atteint par le matérialisme intuitif, qui ne conçoit pas la sensibilité comme une activité pratique, est l’intuition des individus singuliers dans la société bourgeoise.

Pour Marx, la matière doit être pensée comme un mécanisme, une matière première qui donne l’occasion d’agir.

Les anciens Grecs pensaient que la connaissance était le résultat d’une contemplation passive. Marx soutient que nous sommes toujours actifs. Nous altérons constamment ce que nous percevons. Un objet n’est pas reconnu par la réception d’une impression passive. Nous ne pouvons le connaître qu’en agissant sur lui. Ainsi, la substance de toute vérité est pratique. Puisque nous altérons l’objet en agissant sur lui, la vérité cesse d’être statique et devient quelque chose qui change et se développe continuellement [1].

Engels avait une conception beaucoup plus « réductive » sur la nature de la matière et sur le caractère pragmatique de la vérité, qui le rapproche du matérialisme orthodoxe. Dans une introduction de 1892 de Socialisme utopique, socialisme scientifique, la part assignée à l’action est réduite au rôle conventionnel de contrôle scientifique : « La démonstration du pudding est que nous le mangeons. » Dans cette introduction de 1892 il n’y a pas trace de la doctrine selon laquelle les objets sensibles sont en grande partie le produit de notre activité. Mais il n’y a aucune indication qu’Engels a conscience d’être en désaccord avec Marx.

Appliqué à l’économie, à l’histoire et aux sciences sociales en général, le matérialisme implique que, à la base de toutes les actions humaines, se trouvent des causalités qui ont leurs racines dans les faits réels - matériels - de la société, en l’occurrence principalement les faits économiques, et non dans les idées, les convictions ou même la volonté des hommes : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience. » (l’Idéologie allemande.)

A partir d’une telle conception, on arrive vite à l’idée du déterminisme dans l’histoire, à l’idée selon laquelle les actions des groupes sociaux sont inscrites dans un ordre fixé d’avance par des lois auxquelles il n’est pas possible de se soustraire. Marx caressera cette idée pendant un temps, comme Proudhon, mais ne s’y tiendra pas.

En fait, le matérialisme n’implique pas de déterminisme. Il est vrai que dans le Capital le sujet social est quelque peu dissout pour faire apparaître ce sujet anonyme et impersonnel qu’est le capital. Mais dans ses œuvres historiques, où il emploie une autre méthode d’approche - la méthode dialectique justement - Marx montrera que les raisons qui font agir la classe sociale en certaines périodes ne relèvent pas nécessairement des rapports économiques et du rôle qu’elles assument dans les rapports de production.

C’est Boukharine qui, plus tard, en 1921, « interprétera » Marx en affirmant qu’il existe un rapport de détermination nécessaire entre le niveau de développement des forces productives et le niveau de la lutte des classes (Théorie du matérialisme historique). Si ce que Boukharine disait était vrai, compte tenu du niveau de développement des forces productives en Russie, il faudrait conclure soit que le prolétariat russe en 1917 ne s’est pas soulevé, soit que ce n’était pas une révolution prolétarienne...

Dans les faits, Marx évite de réduire la totalité sociale à ses contradictions économiques [1a]. Nous pensons, comme Pierre Ansart, que la « reconnaissance de la pluralité des déterminations n’est pas, chez Marx, une concession à la complexité de l’expérience, mais bien sa méthode explicite, dans ses analyses empiriques » (Marx et l’anarchisme).

2° La dialectique dans l’histoire.

Pour Marx, la réalité ultime est la matière. Il pense que le monde se développe conformément à une loi logique. Ce qui le conduit à penser que la résultante d’un conflit social, d’une mutation, ne peut être que l’instauration d’un système plus évolué. C’est en cela que son matérialisme est dialectique, parce qu’il envisage les phénomènes sociaux non pas d’un point de vue statique, mais dans leur évolution, dans leur mouvement contradictoire.

Les contradictions de la société se résolvant par une succession de synthèses qui constituent des progrès historiques par rapport aux situations antérieures, et le prolétariat étant la dernière classe sociale de l’histoire dont l’émancipation correspondra à l’émancipation de l’humanité entière, il résulte qu’il arrivera un moment où il n’y aura plus d’antagonismes, plus d’évolution, plus de synthèses, plus d’histoire.

Ce n’est que dans un ordre des choses où il n’y aura plus de classes et d’antagonisme de classes, que les évolutions sociales cesseront d’être des révolutions politiques. Jusque-là, à la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours : Le combat ou la mort : la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée (George Sand) (Marx : Misère de la philosophie). »

Proudhon, dans le même ordre d’idée, disait qu’il y avait des « contradictions antagonistes » irréductibles, au sein du capitalisme, et des contradictions « non antagonistes » dans le socialisme, mais qu’il y aurait toujours des contradictions sans quoi il n’y aurait plus de société [2].

La pensée de Marx et d’Engels était empreinte de l’optimisme philosophique du XIXe siècle. Mais ce n’est pas seulement un problème théorique. Les communistes affirment toujours que les conflits entre communisme et capitalisme, malgré les victoires partielles du second, doivent nécessairement mener à l’instauration du communisme. Mais faute d’une vision véritablement scientifique de l’histoire, ils ne voient pas que nous pouvons aussi aboutir à une régression historique.

Car la notion de synthèse aboutissant à un progrès historique a maintes fois été infirmée par l’histoire. Pour ne citer que l’exemple de Rome, la décadence de l’empire et les invasions barbares qui l’ont accompagnée n’ont pas abouti à un mode de production plus évolué.

Pourtant on peut trouver dans Marx lui-même, sinon une réfutation, du moins des éléments de réfutation aux interprétations figées de ses idées. En effet, si dans l’avant-propos de la Critique de l’économie politique il dit :

« Jamais une société n’expire avant que ne soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir », il rajoute aussitôt : « ... Jamais des rapports supérieurs de production ne se mettent en place avant que les conditions matérielles de leur existence ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. »

Cela signifie clairement que des rapports de production supérieurs n’apparaissent pas systématiquement à la suite du déclin d’une société expirante. Marx n’a tout simplement pas eu l’occasion ou le besoin de traiter le problème des sociétés déclinantes sans . « postérité ». Cependant, s’il est inexact d’imputer à Marx une étroitesse de vues qui n’est pas la sienne, il faut reconnaître que pour justifier les nuances qu’on peut émettre concernant les interprétations dominantes du marxisme, il faut « solliciter » les textes. Démenti par le passé, l’« optimisme historique » de Marx concernant les évolutions futures de l’histoire est celui de la bourgeoisie européenne de son temps, devant qui s’ouvrait alors le marché mondial. Cet « optimisme historique », qui éclate dans le Manifeste, aura plus d’impact que les quelques réserves qu’on peut trouver dans la Critique de l’économie politique, dans l’Idéologie allemande ou ailleurs [3].

Les critiques de Bakounine restent donc parfaitement justifiées, en particulier dans ce passage où il donne en même temps une magistrale démonstration de dialectique matérialiste : « L’état politique de chaque pays (...) est toujours le produit et l’expression fidèle de sa situation économique ; pour changer le premier il faut seulement transformer cette dernière. Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit : La misère produit l’esclavage politique : l’État. Mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire : L’esclavage politique, l’État, reproduit à son tour et maintient la misère comme une condition de son existence... »

Appliqué à lui-même, le matérialisme dialectique est une méthode d’investigation et d’interprétation des phénomènes sociaux liés aux progrès et aux transformations de la pensée scientifique du début du XIXe siècle, à l’accélération des évolutions sociales et historiques, et aux mutations économiques et politiques.

Le matérialisme dialectique est le produit de son temps, il est le résultat d’une évolution historique dont de nombreux penseurs ont posé les jalons depuis le XVIIIe siècle. A une époque où les mutations dans les conditions matérielles de vie étaient aussi perceptibles, il était difficile de concevoir que ne se constitue pas une méthode d’analyse prenant pour point de départ la dynamique de l’évolution. C’est pourquoi il est aussi absurde de dire que si Marx était venu au monde deux siècles plus tôt cela aurait épargné de nombreux malheurs à l’humanité [4], que de s’imaginer que si Marx n’était pas venu au monde la dialectique matérialiste n’aurait pas vu le jour.

II - LES ALÉAS D’UNE MÉTHODE.

Nous avons évoqué les deux postulats sur lesquels repose tout l’édifice marxiste. Nous nous attacherons à la méthode d’investigation employée par Marx, mais auparavant nous ferons un détour par Proudhon.

Dans un ouvrage daté de 1850, Système des contradictions économiques, Proudhon développe un certain nombre d’idées qui feront leur chemin :

- Il est possible d’identifier les contradictions économiques aux contradictions logiques. Les rapports inhérents à la réalité économique sont identifiables aux rapports rationnels de la logique.

- Il y a conformité des phénomènes économiques aux lois de la pensée. Il en résulte que le capitalisme est un ensemble intelligible dont on peut dévoiler la structure interne afin d’en comprendre la nature véritable.

Il est difficile de saisir aujourd’hui la véritable portée de ces deux postulats. Ils constituent une véritable révolution dans la pensée de l’époque. Mais Proudhon va émettre un autre postulat méthodologique, qui aura un destin curieux.

- On peut traiter du système capitaliste comme d’une totalité structurée, sans considération de son passé et de son histoire ; il conviendra donc d’étudier l’enchaînement des évolutions historiques non selon leur histoire, mais comme un tout systématique : « ... Nous ne faisons point une histoire selon l’ordre du temps, mais selon la succession des idées. »

L’étude du système socio-économique impose donc le recours à une méthode nouvelle. En fait, en étudiant la « société économique », terme qui désigne non pas des rapports économiques mais des rapports sociaux, Proudhon fera en réalité l’analyse du système des contradictions sociales. On peut très justement considérer Proudhon comme le fondateur de la sociologie moderne.

Marx reproche au Système des contradictions d’abandonner la seule méthode possible, l’étude du mouvement historique des rapports de production. Or il s’agit chez Proudhon d’un propos délibéré. Il veut montrer que les catégories de l’économie sont en relation de contradiction en laissant en suspens leur dimension historique, leur évolution, pour ne prendre en considération que leurs relations dans leur contemporanéité.

Les rapports de production ne sont pas des catégories immuables. Un rappel pourra être fait dans l’exposé au sujet de l’évolution particulière d’une catégorie, mais sans modifier le plan d’ensemble.

Proudhon était parvenu à l’idée que, pour la clarté de l’exposé, il était nécessaire de créer un concept de « capitalisme pur », c’est-à-dire dont toutes les caractéristiques réunies constituent un modèle idéal, adéquat et limpide - ce qui ne se rencontre jamais dans la réalité - afin de mettre en évidence les mécanismes de son fonctionnement. Il va donc analyser le système non pas du point de vue de la succession historique, mais du point de vue de la succession des catégories logiques qui le constituent, car « dans la pratique, toutes ces choses sont inséparables et simultanées ».

Pourtant, le projet de dégager la logique de l’économie politique ne conduit pas à substituer au réel une logomachie abstraite. Il est vrai que toutes les formules de Proudhon ne sont pas claires, que bien des analyses sont déficientes, que bien des propositions sont maladroites et que, isolées de leur contexte (exercice auquel Marx était passé maître), elles suggèrent une lecture idéaliste de la réalité sociale. Mais c’est bien des contradictions réelles du capitalisme de son temps que traite Proudhon.

Aux reproches d’idéalisme formulés par Marx, il peut répondre justement : « Ai-je jamais prétendu que les principes sont autres que la représentation intellectuelle, non la cause génératrice des faits ? »

Il est vrai qu’une ambiguïté du Système des contradictions réside dans le fait que Proudhon cherche d’une part à dévoiler les mécanismes du capitalisme, d’autre part à découvrir les processus, au sein du système, qui annoncent les formes d’une société désaliénée. Non que ces processus puissent être créés arbitrairement, ce qui est le propre des socialistes utopiques qui ignorent les réalités économiques et fondent la société nouvelle sur des bons sentiments ou des idéaux.

« L’erreur du socialisme a été jusqu’ici de perpétuer la rêverie religieuse en se lançant dans un avenir fantastique au lieu de saisir la réalité qui l’écrase » (Système des contradictions, I.).

En fait l’approche proudhonienne de la société capitaliste est beaucoup moins économique que sociologique. Sous l’apparence de l’économie il étudie la réalité du rapport social. Si la formule simplifiante (« la propriété c’est le vol »), bouscule les analyses complexes sur la formation du capital, ce n’est pas seulement une notion polémique, elle désigne surtout le rapport réel entre deux classes antagonistes.

Marx reprendra le projet proudhonien de repenser socialement les contradictions de l’économie politique. Il évoquera les « travaux si pénétrants de Proudhon ». Le Premier Mémoire de Proudhon lui apparaîtra comme un manifeste révolutionnaire du prolétariat mais aussi comme un examen « absolu en même temps que scientifique » de l’économie politique. (Marx, La Sainte Famille.)

« Proudhon a mis fin, une fois pour toutes, à cette inconscience. Il a pris au sérieux l’apparence humaine des rapports économiques, et l’a nettement opposée à leur réalité non humaine (ibid.). »

Proudhon avait montré le caractère conflictuel et contradictoire des rapports sociaux au sein du capitalisme. Sa formation hégélienne préparait Marx à penser dialectiquement et à découvrir les dynamiques dans les contradictions. L’œuvre de Proudhon fournissait une critique concrète de la dialectique spéculative, car les contradictions analysées s’inscrivent dans la pratique sociale, dans la réalité de la société bourgeoise.

Pourtant des divergences existaient entre les deux hommes, que Proudhon avait bien vues, mais dont Marx n’avait pas conscience. Marx ne relève pas les passages de Proudhon sur l’anarchie. Une critique commune du « communisme vulgaire » empêche Marx de voir les passages où Proudhon expose sa critique de la « communauté » et annonce sa théorie de « l’association économique », notions qui, par des évolutions successives, finiront par se poser en termes de parti ou syndicat.

Ces oppositions doctrinales devaient entraîner la rupture en 1846 et susciter la rédaction de Misère de la philosophie en réponse au Système des contradictions. Comme d’abord Marx avait négligé les oppositions qui le séparaient de Proudhon, il négligera maintenant les points qui l’en rapprochent. « Ces extrêmes contradictions, dit Pierre Ansart dans Marx et l’anarchisme, ne sont intelligibles que si l’on fait apparaître, par-delà les formules de la polémique, un ensemble de théories communes au sein desquelles les divergences seront particulièrement aiguës. »

Il est en effet intéressant de confronter le Système des contradictions non pas avec l’ouvrage qui lui répond (Misère de la philosophie) mais avec le Capital. Le livre de Proudhon apparaît dès lors comme un moment important dans l’évolution de la pensée de Marx, l’occasion d’une formulation méthodologique, la découverte d’une tentative qui fournira un modèle à la rédaction du Capital.

Dans Misère, Marx reproche à Proudhon l’abandon de l’exposé historique et son choix d’une succession abstraite relevant du domaine de la raison pure. Selon Marx, l’alternative se pose en termes de méthode historique ou de logomachie. Proudhon ouvre une autre voie, celle de l’analyse structurale des contradictions envisagées dans leur fonctionnement réel, la méthode inductive-déductive, que Kropotkine qualifie, dans la Science moderne et l’anarchie, de « seule méthode scientifique » [5].

C’est précisément cette méthode que reprendra Marx dans le Capital, en éliminant les ambiguïtés du vocabulaire proudhonien. Il renoncera à tout ce qu’il avait déclaré dans l’Idéologie allemande et dans Misère de la philosophie, pour substituer à l’exposé dialectique le modèle proudhonien. Si ce n’est pas au niveau du contenu des analyses que les deux auteurs s’opposent fondamentalement, il est difficile de nier que le Capital, excluant les indignations morales et les réflexions philosophiques propres à Proudhon, oppose à une méthodologie souvent approximative la rigueur d’exposition. Les principaux concepts exposés par Proudhon dans le Système des contradictions feront l’objet d’une réflexion critique qui conduiront à des analyses nouvelles que Proudhon n’avait pas envisagées. La distinction opérée dans le Capital entre travail et force de travail constitue un apport essentiel de Marx. Il en est de même pour l’évaluation du travail et temps de travail et le calcul du profit en termes d’appropriation du sur-travail.

Proudhon et Marx enfin n’accordent pas la même importance aux conflits inhérents au capitalisme. Pour Proudhon, les luttes économiques telles que les grèves, reconnues comme « le seul moyen » de défense des ouvriers, sont davantage des actions de désespoir que des luttes efficaces adaptées aux besoins. En cessant leur travail, les ouvriers délèguent à leurs employeurs le soin de résoudre les difficultés. L’augmentation des salaires, en outre, intervient dans un système dont les lois inhérentes en annulent les effets. Les luttes économiques ne participent pas de la dynamique du système. Il est vain d’en attendre une transformation de la condition ouvrière.

Marx considérait que les luttes économiques, si elles ne peuvent modifier sensiblement le système, interviennent sur deux points importants que Proudhon n’avait pas vus : la fixation de la journée de travail et le maintien du salaire au prix naturel.

III. - SUR QUELQUES ABERRATIONS.

Marx emploie, de fait, successivement, plusieurs méthodes complémentaires mais différenciées. Le Capital est essentiellement analytique et étudie le rapport social entre le détenteur des moyens de production et le prolétaire, scindant la société en deux classes rivales. Ses travaux historiques considèrent une situation à un moment donné, étudiant le rapport des forces en présence et faisant apparaître plusieurs classes sociales dont certaines jouent un rôle politique majeur bien qu’elles n’apparaissent pratiquement pas dans la critique économique.

Parce que l’infrastructure économique n’est pas seule à déterminer l’action des groupes sociaux, parce que les illusions, les croyances, les peurs jouent un rôle, que la méthode analytique valable au niveau économique fait place à la méthode dialectique, qui saisit les acteurs sociaux dans leur spécificité.

La véritable dialectique marxienne est peut-être celle qui unit ces deux méthodes d’investigation, l’une analysant le système capitaliste dans ses mécanismes, l’autre décrivant les acteurs de l’histoire réelle dans le foisonnement de leurs déterminations, et qui envisage ces déterminations dans leur mouvement.

Si on était parvenu à une connaissance scientifique de l’évolution des sciences sociales, si le marxisme était une science exacte, ce ne seraient plus les classes sociales qui seraient les acteurs de l’histoire, mais les chefs politiques détenteurs de cette science, ce qu’Althusser explique en disant que la pratique des dirigeants marxistes « n’est plus spontanée mais organisée sur la base de la théorie scientifique du matérialisme historique » (Pour Marx). Un dirigeant marxiste est en quelque sorte un condensé de matérialisme historique.

Quand Lukacs, dans Histoire et conscience de classe, explique que le matérialisme historique est « le plus important moyen de lutte » du prolétariat, que « la classe ouvrière reçoit son arme la plus effilée des mains de la vraie science », il rejoint les idéalistes les plus patentés du XVIIIe et du XIXe siècle en posant comme postulat que c’est la conscience qui détermine la vie et non la vie qui détermine la conscience, inversant ainsi les termes de Marx (« Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience. » Marx, l’Idéologie allemande.

De nombreux auteurs, marxistes ou non, ont vu le paradoxe qui consiste, pour le créateur de la dialectique matérialiste, àemployer laméthode inductive dans son œuvre principale, le Capital.

Préobrajenski, le théoricien de la N.E.P., dans le premier chapitre de son ouvrage la Nouvelle Économie, déclare :

« N’est-il pas évident que nous devons étudier notre économie en nous laissant guider par la méthode marxiste ? »

L’auteur semble dérouté par les « différences d’application (souligné par nous) de la méthode de la dialectique matérialiste dues à la matière concrète de l’étude » :

« Afin de saisir la loi dialectique fondamentale du développement de l’économie capitaliste et de son équilibre en général, il faut en premier lieu s’élever au-dessus de tous les phénomènes du capitalisme concret, qui empêchent de comprendre cette forme et son mouvement sous leur aspect le plus pur. » (Souligné par nous.)

Pour comprendre les lois du capitalisme, dit Préobrajenski, il faut construire un « concept de capitalisme pur », et c’est « précisément ce que fait Marx dans le Capital ».

Mais cette utilisation de l’abstraction n’est pas « la différence la plus caractéristique » entre ce que Préobrajenski appelle « la méthode sociologique universelle » de Marx et la méthode de son économie politique. En effet, dans l’analyse de certaines particularités de ce « capitalisme pur », Marx est amené à employer une méthode « analytico-abstraite ». Après une tentative de justification un peu confuse de cette méthode, Préobrajenski contourne la difficulté en la baptisant : « Méthode dialectique analytique abstraite ». Et voilà !

Lukacs, dès 1922, déplorait la mauvaise habitude de « considérer la dialectique chez Marx comme un atout stylistique superficiel... » Dans un passage de la postface à l’édition allemande du Capital, supprimé par la suite dans l’édition française, Marx vitupère les « épigones grincheux, prétentieux et médiocres qui tiennent actuellement le haut du pavé dans l’Allemagne cultivée » et qui maltraitent Hegel. Pour leur faire pièce, il déclare : « Aussi me suis-je ouvertement déclaré disciple de ce grand penseur et, dans le chapitre sur la théorie de la valeur, j’allais même flirter çà et là avec son style particulier. » Les hégélianismes ayant presque totalement disparu de l’édition française, Engels allait le reprocher à Marx, en lui signalant le « pédantisme de la logique formelle » de la traduction française.

J.A. Schumpeter, un critique non marxiste de Marx, reconnaît, bien que l’auteur du Capital ait été néo-hégélien, que ce serait « commettre une erreur et ne pas faire justice à la valeur scientifique de Marx » que de faire de cet élément philosophique (la dialectique hégélienne) « la clé principale de son système ». Marx, dit Schumpeter, « conserva son amour de jeunesse toute sa vie. »

« Il se complaisait à certaines analogies formelles que l’on peut constater entre son argumentation et celle de Hegel. Il aimait à confesser son hégélianisme et user de la phraséologie hégélienne. Un point c’est tout. Nulle part Marx ne trahit la science positive en faveur de la métaphysique. » (Schumpeter : Capitalisme, socialisme et démocratie)

Rosdolsky, militant marxiste ukrainien contemporain de la révolution russe, se donne beaucoup de mal pour démontrer que nombre de « catégories décisives continuellement employées viennent directement de la logique de Hegel ».. Il cite une Lettre sur le capital de Marx où celui-ci se réjouit d’avoir mené à bien ses développements sur la théorie du profit, et où il conclut : « Quelque chose m’a rendu grand service : by mere accident j’avais refeuilleté la Logique de Hegel », sans se rendre compte de la portée réelle de cette remarque (by mere accident : par hasard).

Rosdolsky analysant de très près l’ébauche du Capital, s’intéresse aux raisons qui ont poussé Marx à modifier de nombreuses fois le plan et la méthode d’élaboration de son ouvrage, et déclare :

... « Si dans le Capital l’influence de Hegel ne semble à première vue se manifester que dans quelques notes l’Ebauche doit être caractérisée dans sa totalité comme une référence à Hegel et à la Logique de celui-ci - aussi radical que soit ici aussi le « renversement matérialiste de Hegel. » (Rosdolsky, Genèse du Capital).

Ce qui est une façon de dire : Marx envisageait l’emploi de la méthode dialectique quand il a commencé à rédiger le Capital mais dans la version finale il n’y en a plus trace. Marx renverse Hegel et Rosdolsky renverse Marx. Mais Rosdolsky reste très vague sur les raisons et la portée de la modification dans la méthode d’exposition.

Marx lui-même s’est expliqué dans la préface de la première édition du Capital :

« L’analyse des formes économiques ne peut s’aider du microscope ou de réactifs fournis par la chimie ; l’abstraction est la seule force qui puisse lui servir d’instrument. »

Dans la postface à la seconde édition allemande, il semble froissé qu’un professeur d’économie politique, N.I. Sieber, ait pu déclarer que « la méthode de Marx est celle de toute l’école anglaise, c’est la méthode déductive dont les avantages et les inconvénients sont communs aux plus grands théoriciens de l’économie politique. »

Marx avait l’ambition d’élever la science de la société au rang d’une science de la nature. Il déclare dans la postface citée, que « le physicien, pour se rendre compte des procédés de la nature, ou bien étudie les phénomènes lorsqu’ils se présentent sous la forme la plus accusée et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien il expérimente dans des conditions qui assurent autant que possible la régularité de leur marche ». La seconde méthode n’étant pas possible, Marx va dévoiler « l’acte de formation, la génération de ces catégories, lois, idées, pensées » (1) tel qu’il reprochait à Proudhon de le faire :

« A force d’abstraire ainsi de tout sujet tous les prétendus accidents, animés ou inanimés, hommes ou choses, nous avons raison de dire qu’en dernière abstraction on arrive à avoir comme substance les catégories logiques. » (1)

C’est ainsi que s’exprime Marx en 1850 contre le Système des contradictions. Vingt ans plus tard il reprendra le même genre d’arguments pour justifier le Capital. La boucle est bouclée.

CONCLUSION

Il n’a pas été question, dans ce texte, de faire point par point une analyse critique des principales thèses de Marx en matière d’économie. Il nous a semblé plus important d’aller plus au fond du problème et d’évoquer les questions de méthode, car une méthode d’analyse peut rester bonne même si ses résultats sont amenés à être dépassés un jour. Et puis, nous tenions tout de même à rendre justice à Proudhon de toutes les âneries qui ont été dites sur son compte.

La méthode marxiste d’analyse a été mythifiée aussi bien par les marxistes, qui en ont fait une panacée, que par nombre d’anarchistes qui ont tout rejeté en bloc, faisant ainsi l’économie d’une critique véritable.

Pourtant, on pourra objecter : si on accepte certaines propositions du marxisme on est obligé de tout accepter, car c’est une théorie cohérente dont tous les éléments se tiennent et sont indissociables.

Or, le Capital n’aboutit à aucune conclusion en matière de stratégie politique, de mode d’organisation, de programme. Il conclut simplement l’échec de toutes les tentatives de la bourgeoisie à restaurer le système et à en colmater les brèches.

A part ça on peut faire dire au marxisme à peu près ce qu’on veut. On peut même être anarchiste et se référer à Marx, à condition de sélectionner ses textes. C’est ce que certains ont voulu faire, parfois de façon presque convaincante (1).

Le point de départ de toute l’œuvre de Marx est que le moteur de l’histoire est la lutte des classes. En tant que militants la lutte des classes est pour nous une chose réelle, palpable et nous pouvons raisonner comme Engels : la démonstration de la lutte des classes est que nous la subissons. Mais sur le plan du principe philosophique, pouvons-nous dire qu’elle est le moteur de l’histoire ? Une telle affirmation est simplement invérifiable scientifiquement : c’est une hypothèse de travail, parmi d’autres.

Car il y en a d’autres, ou au moins une. Kropotkine, lui, est parti de l’idée que le moteur de l’histoire n’est pas la lutte des classes entre elles, mais la tendance des hommes à se solidariser pour survivre.

Son système constitue un ensemble cohérent, qui décrit exactement la même histoire que Marx, en contrepoint. Les deux conceptions sont comme le négatif et le positif de la même photo : elles représentent la même image.

L’histoire de l’humanité est l’histoire de la création, par les masses, des mœurs et d’institutions permettant la survie et la vie en société en s’organisant dans tout ce qui demande un effort combiné.

Cet effort créateur est contrarié par une minorité qui tente de s’approprier le pouvoir, le savoir, la superstition. Cette catégorie d’individus est parcourue de contradictions internes (« à certaines périodes ils se combattaient les uns les autres ») mais ils « finissaient toujours à la longue par s’entendre » pour pouvoir « dominer les masses, les tenir dans l’obéissance, les gouverner et les faire travailler pour soi ».

Mais les institutions, qui se sont constituées dans un but constructif au départ, évoluent, finissent par se pétrifier. « Elles perdaient leur sens primitif, elles tombaient sous la domination d’une minorité ambitieuse et elles finissaient par devenir un empêchement au développement ultérieur de la société. » (la Science moderne et l’anarchie).

Alors se produisent des mutations - ou révolutions - que Kropotkine décrit de façon magistrale dans son ouvrage sur la Révolution française :

« Une révolution, c’est le renversement rapide, en peu d’années, d’institutions qui avaient mis des siècles à s’enraciner dans le sol et qui semblaient si stables, si immuables, que les réformateurs les plus fougueux osaient à peine les attaquer dans leurs écrits... »

C’est, dit Kropotkine, la décomposition rapide de tout ce qui faisait l’essence de la vie sociale, religieuse, politique, économique de la nation. C’est l’éclosion de conceptions nouvelles sur les rapports entre les hommes, qui bouleversèrent le monde et « donnent au siècle suivant son mot d’ordre, ses problèmes, sa science, ses lignes de développement économique, politique et moral » (ibid).

« Pour arriver à un résultat de cette importance (...) il ne suffit pas qu’un mouvement des idées se produise dans les classes instruites, quelle qu’en soit la profondeur ; et il ne suffit pas non plus que des émeutes se produisent au sein du peuple, quelles qu’en soient le nombre et l’extension. Il faut que l’action révolutionnaire, venant du peuple, coïncide avec le mouvement de la pensée révolutionnaire, venant des classes instruites » (ibid).

Ainsi, la Révolution française fut, comme tout événement d’une grande importance, le résultat d’un ensemble de causes, convergeant à un moment donné et créant les hommes qui contribuèrent de leur côté à renforcer les effets de ces causes » (ibid).

On pourrait analyser la volonté de Kropotkine de faire de l’anarchie « une conception de l’univers basée sur une interprétation mécanique des phénomènes. » Il rejoint en cela la plupart des penseurs du XIXe siècle et leur vision scientiste de l’univers.

Malgré son refus de la méthode dialectique [6], on voit en ce qui précède que Kropotkine lui-même, dans ses œuvres historiques, fait preuve d’une perception nettement matérialiste et dialectique de l’histoire, qu’il serait intéressant d’étudier plus à fond. C’est que tout simplement un chercheur, un savant, n’a pas un choix indéfini de méthodes pour parvenir à ses fins. Que Marx, dans telle circonstance, ait employé la méthode inductive, et Kropotkine dans telle autre, la méthode dialectique, n’est donc pas un hasard ni une coïncidence. Mais la méthode en elle-même ne présage en rien du résultat obtenu. Si l’emploi d’une mauvaise méthode aboutit rarement à des résultats justes, il ne suffit pas d’employer la bonne méthode pour garantir le résultat. C’est l’erreur idéaliste qu’ont fait nombre de marxistes en considérant le matérialisme historique comme une arme infaillible. Ce n’est que l’usage qui est fait d’une arme qui lui confère son efficacité.

Le but de cette étude était de resituer sur un terrain plus serein, voire plus sain, les rapports de l’anarchisme et de Marx en ce qui concerne l’analyse économique. Qu’on le veuille ou non, que ça plaise ou non, les éléments méthodologiques apportés par tout un courant de pensée au XIXe siècle, auquel Proudhon prit part et dont Marx s’est fait l’expression la plus claire, sont un acquis qu’il n’est pas possible d’écarter aujourd’hui. Cela est si vrai que même les capitalistes, et les gouvernements les plus réactionnaires, en France, savent utiliser avec beaucoup de profit d’anciens militants marxistes devenus cadres, sociologues, psychologues, etc.

Privé de son aura magique et de son caractère incantatoire, le marxisme redevient ce qu’il n’aurait pas dû cesser d’être : une méthode d’analyse de la société d’une part, et d’autre part une stratégie politique, une théorie de l’organisation. Les questions de stratégie et d’organisation surtout mériteraient d’être développées pour que l’exposé critique du marxisme soit complet pour que l’ampleur des divergences apparaissent nettement.

Il faut cependant prendre soin de ne pas rejoindre ces antimarxistes pour qui « le travail, comme forme d’un rapport d’exploitation à un degré quelconque, n’est plus pour eux la matrice essentielle de la structure sociale » (Naville, le Nouveau Léviathan). Ce que Proudhon exprimait déjà lorsqu’il disait : « L’unité constitutive de la société est l’atelier » (Système des contradictions).

E. V.
Michel Ragon : Marx était bien marxiste
Retour au sommaire de LA RUE n°33

[*] « C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action. »

(Engels. Lettre à Joseph Bloch. 21.9.1890

[1] Toute théorie socio-politique se fonde, à la base, sur une théorie de la connaissance, c’est-à-dire le processus par lequel le cogito advient aux hommes. L’enjeu est de taille. Il s’agit ni plus ni moins, pour chaque penseur, de démontrer que l’humanité accédera naturellement à un niveau de conscience qui confirmera ses vues. Pierre Ansart dans Marx et l’anarchisme étudie la théorie de la connaissance de Proudhon. Le même travail reste à faire pour Bakounine et démontrerait l’extraordinaire vigueur et actualité de la pensée de cet auteur.

[1a] Une lettre dépassionnée de Marx démontre qu’il observait une possibilité d’autonomisation de l’État par rapport à l’infrastructure économique : « La sphère particulière à qui, par suite de la division du travail, était échue l’administration des intérêts publics, acquit une indépendance anormale qui fut encore poussée plus loin dans la bureaucratie moderne. » (l’idéologie allemande). De même il n’y a pas concordance systématique entre la réalité socio-économique des classes et leur attitude politique ou idéologique : les conditions économiques ne déterminent pas nécessairement les attitudes politiques : « En France, le petit-bourgeois fait ce que, normalement, devrait faire le bourgeois industriel ; l’ouvrier faut ce qui, normalement, serait la tâche du petit-bourgeois, et la tâche de l’ouvrier, qui l’accomplit ? - Personne... » (Les Luttes de classes en France.)

[2] Mao, ancien anarchiste (dit-on) « innovera » le marxisme en introduisant la notion de « contradiction au sein du peuple » (non antagonique) et de contradiction entre le peuple et la classe dominante. (Mao, De la contradiction, chap. 6, Œuvres choisies, Pékin 1966, Tome I).

[3] Écrit en 1848, l’Idéologie allemande n’a pas été publiée et est restée très longtemps inconnue. La méconnaissance de ce livre très important a contribué à forger l’interprétation de la pensée de Marx mi-darwiniste, mi-positive, que nous devons principalement à Kautsky et à Plekhanov.

[4] Je me souviens d’avoir lu cet argument dans une introduction à Socialisme utopique, socialisme scientifique, mais je ne me souviens pas si c’est Engels lui-même qui le dit. Lapsus ou non, c’est en tout cas une énormité sur le plan du matérialisme historique.

[5] Kropotkine : « Aucune des découvertes du XIXe siècle - en mécanique, en astronomie, en physique, en chimie, en biologie, en psychologie, en anthropologie - n’a été faite par la méthode dialectique. Toutes ont été faites par la méthode inductive, la seule méthode scientifique. »

« La méthode inductive que nous employons dans les sciences naturelles a si bien prouvé son pouvoir, que le XIXe siècle a pu faire avancer les sciences en cent années plus qu’elles ne l’avaient fait auparavant pendant deux mille ans. Et lorsqu’on commença, dans la seconde moitié du siècle, à l’appliquer à l’étude des sociétés humaines, on ne se heurta nulle part à un point où il fût nécessaire de la rejeter, afin de retourner à la scolastique médiévale ressuscitée par Hegel. » (La Science moderne et l’anarchie).

[6] Le point de vue de Kropotkine sur Marx, ses théories, sa méthode, révèle un ensemble disparate de jugements clairvoyants et d’erreurs grossières, qui montrent qu’il ne comprenait pas ce qu’il lisait. Ainsi il croit réfuter la théorie de la concentration du capital en affirmant que « le nombre de ceux qui vivent au dépens du travail d’autrui est toujours plus considérable (rentiers, intermédiaires). » (La Conquête du pain)

Les « rentiers, intermédiaires » sont tout ce qu’on veut mais pas des détenteurs de capital, ou en d’autres termes de moyens de production.

Pour la question de la concentration du capital et de ses « réfutations », cf. une lettre ouverte de l’Alliance syndicaliste à Gaston Leval, qui nous avait demandé un article, qu’il n’a pas publié, mais qu’il a « réfuté » dans son journal en nous refusant le droit de réponse.
Ecrit par rokakpuos, à 04:58 dans la rubrique "Economie".



Modèle de mise en page par Milouse - Version  XML   atom