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La pensée anarchiste et la non violence par Xavier Beckaert
--> Petite anthologie de la révolution non-violente chez les principaux précurseurs et théoriciens de l’anarchisme
Lu sur Anarkhia : "La révolution, contrairement à ce qui a été affirmé, n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes, il ne faut pas confondre révolution et émeute, la révolution c’est quelque chose de plus profond, de plus grand, quelque chose qui dure et qui masque le siècle qui la voit éclore, et bien cette révolution, c’est une idée qui a brisé les baïonnettes".

(Manuscrit de Hem Day, Fonds Jean Van Lierde, Mundaneum)



 

Je dédie cette anthologie à la mémoire de Hem Day (1902-1969), pacifiste libertaire, antimilitariste intransigeant et anarchiste non-violent, disparu il y a précisément trente ans. Principal éditeur anarchiste belge d’avant 68, il a édité et rédigé de nombreux ouvrages sur le pacifisme et les rapports entre l’anarchisme et la non-violence. Le présent travail lui doit énormément.

 

 

Introduction

 

Une des raisons d'être de ce texte est la relative rareté de la documentation, des études et des réflexions actuelles sur la non-violence dans le mouvement anarchiste. Alors que les pratiques actuelles du mouvement anarchiste sont plutôt à caractère non-violent (manifestations, occupations, boycotts, désobéissance civile, activités sociales et culturelles alternatives, …), la réflexion sur la non-violence et la révolution anarchiste semble avoir insuffisamment progressé. Pour un certain nombre de libertaires aujourd’hui, la tactique révolutionnaire envisagée sur un plan théorique ne diffère pas énormément de celle du début de ce siècle, voire du siècle dernier, c'est-à-dire une révolution de type insurrectionnel violent dans laquelle la violence n’est pas souhaitée mais apparaît comme inévitable.

Une certaine fraction des théoriciens et des fondateurs de la pensée anarchiste préconisait plutôt une révolution non-violente basée sur un mouvement de désobéissance complète à l’État, considérant la non-violence comme un moyen plus conforme au but poursuivi. Un retour aux sources, chez les penseurs anarchistes non-violents permettrait peut-être d’aider à approfondir les nouvelles approches libertaires de la révolution, ou des pratiques militantes en général.

Cette anthologie ne constitue certainement pas un procès des anarchistes partisans de la violence. Par cette petite anthologie, je désire simplement rappeler la place importante et trop méconnue que les idées de résistance et de révolution non-violentes ont occupée dans l’histoire de la pensée anarchiste. Je rappelle d’ailleurs (trop brièvement hélas, car là n’est pas l’objet essentiel de cette étude) quelques unes des nombreuses idées et réalisations constructives des anarchistes partisans de la révolution armée. En effet, l’anarchisme insurrectionnel ne s’est certainement pas limité au terrorisme (quoique l’on en dise au parlement ou dans les salons de thé). De plus, les attentats ne peuvent être séparés du contexte historique dans lequel ils sont apparus.

Bien que la non-violence soit réellement le centre de cette brochure, j’ai néanmoins voulu traiter également de la violence dans la révolution anarchiste. Non seulement afin de ne pas nier une partie importante de l’histoire du mouvement libertaire mais aussi car il est impossible d’étudier la non-violence sans traiter le problème de la violence par rapport auquel elle se positionne.

Le point de départ de ce texte est la remarquable anthologie intitulée Violence et non-violence dans la révolution anarchiste, datant de 1966 et présentée par Lucien Grelaud. Pour ma part, je me suis limité à étudier des penseurs anarchistes nés avant 1900, cette décision peut paraître arbitraire mais j’ai principalement voulu m’intéresser aux opinions des précurseurs et des fondateurs de l’anarchisme concernant la violence et la révolution. Je ne traite pas non plus de l’histoire des pratiques non-violentes dans le mouvement libertaire (vaste sujet !), je considère uniquement la place qu’occupe la non-violence dans la pensée anarchiste.

L'ampleur des citations a pour but la plus grande fidélité à l'esprit des auteurs. Pour les commentaires, j’ai essayé d’éviter le plus possible les raccourcis simplificateurs ; hélas, vu la taille de cette étude, il n’a pas toujours été possible de nuancer en détail toutes les positions des auteurs présentés.

La place accordée aux questions de définitions et de terminologie pourra gêner certains, elles sont en effet un peu fastidieuses mais elles ne sont pas inutiles ; il est peu de termes suscitant autant de malentendus que l’anarchisme et la non-violence. De plus, j’ai taché d’éclairer différents concepts (État, anarchie, etc.) sous le regard spécifique de la question de la violence, ce qui permet d’éclairer les citations des auteurs proprement dits.

Simple remarque évidente, l'attitude libertaire devant un auteur est critique, sélective, et que l'on ne se sent nullement tenu de respecter la parole des ancêtres, et certainement pas de dogmatiser leur pensée. De plus, il va également de soi que ce n’est pas parce que Bakounine a prôné la violence qu’un libertaire partisan de la non-violence n’adoptera pas de nombreux jugements et analyses venant de lui ; de même ce n’est pas parce que Armand a établi le rapport entre violence et autorité qu’un anarchiste non-violent se trouverait contraint de préconiser l’individualisme ou les théories sexuelles très personnelles d’Armand.

Dernière remarque, tout le monde ne partagera sans doute pas les conclusions de cette brochure, peu importe puisque tel n’est pas son but ; elle ne prétend pas clore un vieux débat mais simplement apporter matière à réflexion sur le difficile problème de la place de la violence dans la révolution et les pratiques anarchistes, ainsi que sur les alternatives non-violentes radicales qu’il est possible de poursuivre ou d’élaborer.

 

 

  • État et anarchie, violence et non-violence

(Choix de définitions et remarques)

 

Les définitions retenues et présentées ici ne prétendent pas cerner toute l’étendue des concepts auxquels ils se rapportent, ils n’ont pour but que de clarifier et préciser les idées qui sont au centre de cette brochure.

 

1) La violence et l’État

 

  • La violence

 

Pour commencer, on peut remarquer que dans la pratique le mot violence est un mot fourre-tout dans lequel on inclut un grand nombre de notions disparates (agressivité, force brute, …), pour tout dire, à peu près n’importe quoi. Nous n’allons pas entrer ici dans une longue analyse et je propose directement la définition suivante assez générale sur laquelle devrait exister un large consensus, elle a principalement pour but de fixer les idées.

 

Est violence toute atteinte à la vie, à l’intégrité physique ou morale des êtres humains, dès lors qu’une telle atteinte n’est pas imputable à la fatalité ou au hasard, mais qu’une responsabilité humaine y est engagée de manière directe ou indirecte.

 

Cette définition de la violence englobe donc les agressions qui ne sont pas directement physiques comme la privation de liberté, l’humiliation, le chantage, le lavage de cerveau, etc. Autre remarque : pour parler de violence, il faut obligatoirement qu’il y ait responsabilité humaine. Cela peut paraître évident, mais la définition choisie possède l’avantage de comprendre des violences où les responsabilités humaines sont à caractère indirect, car diluées dans le système qui perpétue ces violence, déresponsabilisant ainsi ses exécutants, tel les violences structurelles (= violences exercées par des structures économiques, sociales, ou politiques , sans qu’il y ait d’actes directs de violence ; par exemple, le fait d’être maintenu dans la misère par une situation économique qui atteint à la santé et réduit l’espérance de vie).

 

  • L’État

 

Une tâche paraissant plus intéressante est celle de définir précisément l’État. De nouveau, il y a matière à de nombreux débats et l’on ne donnera que la définition, souvent reprise, à laquelle a aboutit en 1919 le sociologue Max Weber. Cette définition n’est pas la seule pertinente, elle a été choisie essentiellement car elle permet d’éclairer le lien fondamental existant entre État et violence. De plus, l’analyse amenant à la définition proposée livre, par la même occasion, une précieuse définition de l’anarchie.

 

""Tout État est fondé sur la force", disait un jour Trotsky à Brest-Litovsk. En effet, cela est vrai. S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’"anarchie". La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État (…) mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. (…) Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime."

 

On pourrait ajouter à cela que l’État revendique la légitimité de toutes les formes de violence dont la violence physique, mais il faut y ajouter les violences morales telles que la privation de liberté, les atteintes à la vie privée, ...

Bien que la violence soit son moyen spécifique, elle seule ne suffit pas à définir l’État, la légitimité qu’il revendique et que la société lui accorde est un point essentiel. Pour le souligner voici une autre formulation donnée par Max Weber de sa définition:

"L’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne peut donc exister qu’à la condition que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs."

 

  • Processus de légitimation

 

L’État tente de fonder la légitimité de sa propre violence sur la nécessité de s’opposer à la violence des individus et des groupes sociaux qui mettent en danger la paix collective afin d’assurer la sécurité des membres de la société. On peut remarquer que ce procédé est affublé d’un vice majeur, voire fatal (dénoncé de tous temps par les libertaires mais également par un bon nombre de non-violents, de sociologues et de philosophes).

Dès lors que la société concède à l’État le droit de recourir à la violence pour maintenir l’ordre public, il est facile à l’État d’invoquer ensuite ce droit pour défendre sa propre "sûreté" contre les individus. Une fois ce seuil franchi et l’État le franchit toujours (à l’instant même de sa création), l’État ne constitue plus une garantie pour la sécurité des individus mais une menace directe. En effet, chaque État, même "démocratique", est continuellement tenté de criminaliser la dissidence et de la réprimer comme une délinquance, l’ordre étatique tend inévitablement à normaliser les opinions : entre État de "droit" et État totalitaire, il n’y a pas identité mais il y a continuité directe (quoiqu’en dise les partisans du modèle de l’État libéral), et le lien qui les relie est l’idéologie de la violence légitime. Lorsque l’idéologie, au nom de la nécessité de l’ordre, innocente l’État de ses actes de violence, naît la tyrannie.

Une autre critique fondamentale de l’État (à relier à la première) est que, en institutionnalisant la violence comme moyen légitime de gérer les conflits qui surgissent inévitablement au sein de la société, il lui donne droit de cité et de ce fait, loin de l’éliminer, il la nourrit et l’entretient.

 

2) L’anarchie et la non-violence

 

  • L’anarchie

 

Entre État et violence, il existe donc réellement une relation organique. Ce lien est souvent caché ou nié par les politiques (et pour cause…) mais il est irréductible. L’anarchisme est le seul mouvement social à avoir refusé à l’État le droit de recourir à la violence pour contraindre l’individu. Si l’on se base sur la définition de l’anarchie donnée par Max Weber, il est possible d’affirmer que le projet anarchiste est précisément l’élimination de la violence de l’organisme social ; et par conséquent, également l’abolition des rapports de domination et de toute structure hiérarchisée de la société, ces derniers n’étant jamais que les formes ritualisées et institutionnalisées d’une violence toujours présente, mais de manière plus indirecte.

L’anarchie signifie d’une part la fin de l’accaparement de la violence légitime par une communauté d’individus (abolition de l’État) et d’autre part l’élimination de l’utilisation de la violence et de tous les autres moyens coercitifs comme prétendus remèdes sociaux. Elle ne se limite donc pas à l’abolition de l’État, elle est réellement une nouvelle forme d’organisation sociale (qui reste à élaborer dans le futur et que l’on prépare dans le quotidien).

 

  • La non-violence

 

Le mot non-violence vient de Gandhi, c’est la traduction littérale du mot sanscrit ahimsa (a : privatif et himsa : nuisance, violence) qu’il a reçu de sa tradition religieuse. Seulement, le mot ahimsa ne lui suffisait pas car la non-violence ne se limite pas au simple rejet de la violence, c’est aussi une méthode pour combattre la violence. C’est pourquoi il inventa le mot composite satyagraha (satya : assise et agraha : saisie) que l’on traduit généralement par "force de vérité". Ce terme lui-même n’est pas exempt d’ambiguïté, c’est pourquoi il vaut mieux définir les choses clairement :

 

Par non-violence, on entend deux choses: 1/ doctrine préconisant l’abstention de toute violence ; 2/ ensemble des moyens par lesquels, dans des situations de conflit, un ou plusieurs acteurs exercent des forces de persuasion ou de contrainte ne portant atteinte ni à la vie ni à la dignité des personnes.

 

Il est important de souligner que la non-violence a bien une double signification dont la définition 1 recouvre seulement le pôle ahimsa. Gandhi entendait réellement par satyagraha la définition 1 et la définition 2. Il insista énormément sur la nécessité de lier ces deux significations car ce lien ne va bien évidemment pas de soi. Si Gandhi a marqué l’histoire, ce n’est pas pour avoir professé une doctrine condamnant la violence (l’ahimsa existait depuis longtemps et a eu de nombreux équivalents dans les cultures les plus diverses), ni pour avoir dénoncé l’hypocrisie de ceux qui refusent la violence sans s’engager dans un combat contre ses diverses formes. C’est pour avoir élaboré, pour mener un tel combat, une méthode d’action spécifique, permettant de lutter sans violence contre la violence. Ce serait néanmoins trahir la pensée que de réduire la non-violence à des techniques d’action (déf.2) que pourraient mettre en œuvre ceux qui n’adhèrent pas au principe d’ahimsa (déf.1). C’est pourquoi il forgea même un mot spécial (duragraha) pour désigner une forme d’action qui n’aurait de non-violent que l’apparence, sans fondement sur une adhésion profonde au rejet de la violence. La très grande partie des actions actuelles baptisées du nom de non-violentes seraient plutôt à classer dans cette dernière catégorie.

Contrairement à une idée fort répandue, la théorie non-violente n’ignore pas qu’en ce vieux monde autoritaire les rapports de force jouent un rôle crucial. Pour lutter contre les violences structurelles, il ne suffit pas de recourir à une force de persuasion, et c’est pourquoi la non-violence préconise également l’utilisation de moyens de contrainte, à condition bien sûr qu’ils ne portent pas atteinte à la vie ou à la dignité des personnes. En effet, ne pas recourir aux armes de la violence, ce n’est pas renoncer à mettre en œuvre d’autres moyens de "force".

Une dernière remarque : l’analyse de la théorie non-violente exposée ici se réfère principalement à la pensée de Gandhi, mais la non-violence ne s’identifie nullement au Gandhisme. La non-violence n’est pas un système de pensée, c’est avant tout une technique d’action, qui n’appartient dès lors à aucun penseur en particulier.

  • Convergences et divergences

 

Au vu des définitions précédentes, il semble que les projets anarchiste et non-violent se rejoignent. Pour ce qui concerne l’anarchisme, suffisamment de preuves des convergences de l’idéal poursuivi seront données lorsque l’on abordera en détail l’étude de différents auteurs anarchistes. Pour ce qui concerne la non-violence, il suffit de donner quelques parcelles de la vision de Gandhi sur la société non-violente pour prouver qu’elle correspond à l’idéal anarchique. Par exemple, lors d’une conversation, Gandhi affirma qu’"une société organisée et régie sur le principe de la non-violence totale serait l’anarchie la plus pure" et lorsqu’on lui demanda s’il la considérait comme un idéal réalisable, il répondit affirmativement : "Elle est réalisable dans la mesure où la non-violence est réalisable. (…) Le stade le plus proche de l’anarchie pure serait une démocratie basée sur la non-violence." Il est clair que par démocratie basée sur la non-violence, il entendait structure politique et sociale développée par association libre : "La société fondée sur la non-violence ne peut consister qu’en groupes établis dans des villages où la coopération volontaire est une condition à l’existence digne et pacifique."

Malgré ces convergences, l’anarchisme et la non-violence se distinguent quant au choix des priorités et donc, des techniques d’action. L’anarchisme préconise l’abolition de l’État dont découlera ensuite la disparition progressive de la violence comme outil social. La non-violence préconise le rejet de la violence dont découlera ensuite la disparition de l’État. C’est ainsi que certains non-violents ont critiqué les anarchistes pour l’utilisation qu’ils firent de la violence et que certains anarchistes ont critiqué les non-violents pour leur participation à diverses structures gouvernementales ainsi que pour la structuration hiérarchisée de certains de leurs mouvements.

Il faut bien noter que ces deux positions (rejet de l’État, rejet de la violence) se retrouvent à des degrés divers chez les anarchistes et chez les non-violents, certains accordant une même priorité aux deux notions : ce sont précisément les anarchistes non-violents au centre de cette anthologie.

 

  • Utopie ?

 

Les deux projets de société, l’anarchie et la non-violence, peuvent apparaître à certains comme trop absolutistes, et comme constituant uniquement de belles constructions théoriques idéalisées ne permettant pas de construire un projet social viable.

Un argument souvent avancé est que l’anarchisme et la non-violence prétendent d’une part éliminer l’existence de toute forme de conflits au sein de la société, et d’autres part ne sont réalisables que si ceci a été réalisé au préalable. Seulement non-violents et anarchistes savent fort bien que supprimer les conflits de la société est tout à fait impossible. Seuls des idéologies totalitaires ont eu cet objectif, aboutissement logique de la gestion étatique des conflits, car l’État ressent toujours le besoin d’éliminer toute forme de dissidence ou de division de la société qu’il voudrait unanime.

 

Le conflit est présent au centre même des relations entre les personnes. D’une certaine manière, une situation sociale est toujours une situation conflictuelle, ne serait-ce que de manière potentielle. Il en résulte que l’action sociale est essentiellement la gestion des conflits. La question n’est donc pas de prétendre supprimer les conflits mais bien de savoir comment une société compte les assumer et les gérer. L’État prétend d’avance que la violence et les moyens coercitifs sont seuls à même de résoudre les conflits. En réalité, il ne tente pas tant de les résoudre que de les étouffer, écraser, afin de maintenir l’ordre public. La non-violence et l’anarchisme avancent qu’ils existent de nombreux autres moyens alternatifs qui eux s’attaquent à la racine du problème, à la source même du conflit, pour les résoudre réellement.

 

En cette fin de XXème siècle, l’autorité et la violence continuent à faire la preuve qu’elles sont parfaitement incapables de construire la justice ou même l’ordre. Elles ne peuvent que les détruire. En ce sens, ce sont bien la violence et l’autorité (et non pas la non-violence et l’anarchisme) qui sont des utopies parce que, jamais, nulle part, elles ne parviendront à résoudre humainement les inévitables conflits humains.

 

  • L’anarchisme

 

Il n’est pas simple de définir l’anarchisme car ce n’est ni un système de pensée figé, ni une théorie unique relevant d’un penseur bien particulier. Il se caractérise au contraire par une pensée en constante évolution, et par la grande diversité de courants qui le composent. N’étant pas une théorie sociale fixe et bien déterminée, un certain nombre de commentateurs la congédient comme étant utopique, primitive, et incompatible avec la complexité des réalités sociales. Mais ces critiques manquent leur cible. Elles comparent l’anarchisme avec les diverses idéologies existantes en la plaçant sur un même pied, alors que l’anarchisme s’en distingue radicalement, et ceci pour deux raisons :

 

1°) L’anarchisme n’est pas, et ne prétend pas être, un système de pensée complet et bien déterminé ; au contraire, par principe l’anarchisme renie tout forme d’absolu.

 

C’est ce que l’anarcho-syndicaliste allemand Rudolf Rocker (1873-1958) soulignait avec force : "L’anarchisme n’est pas la solution brevetée de tous les problèmes humains, ce n’est pas le pays d’Utopie d’un ordre social parfait (comme on l’a si souvent appelé), puisque, par principe, il rejette tout schéma et tout concept absolus. Il ne croit pas à une vérité absolue ou à des buts finaux précis du développement humain, mais à une perfectibilité illimitée des formes sociales et des conditions de vie de l’homme, qui s’efforcent toujours à de plus hautes formes d’expression. On ne peut pour cette raison leur assigner de termes précis ni leur fixer de but arrêté. Le plus grand mal de toute forme de pouvoir est justement de toujours essayer d’imposer à la riche diversité de la vie sociale des formes précises et de l’ajuster à des règles particulières."

 

On peut même se demander si l’anarchisme est une idéologie. Une seule chose semble certaine : "il n’y a pas de pouvoir sans nécessité de justification et, donc, (…), d’idéologie", cette dernière étant simplement "la forme froide et détachée de la justification". Il semble donc dans la nature de l’idéologie d’être un discours au service du pouvoir (du pouvoir en place ou de ceux qui ambitionnent d’y accéder). En conséquence de quoi, l’anarchisme ne peut certainement pas être une idéologie.

D’ailleurs, l’anarchie n’a pas besoin d’idéologie. C’est l’autorité qui nécessite une justification, pour justifier les limites qu’elle impose à la liberté. En reprenant les mots du linguiste Noam Chomsky, l’anarchisme est précisément "une expression de l’idée que le fardeau de la preuve est toujours sur ceux qui défendent que l’autorité et la domination sont nécessaires".

 

2°) Plus qu’une idéologie, c’est-à-dire un système d’interprétation du monde associé à un corps de valeurs, l’anarchisme est une méthodologie, c’est-à-dire une réflexion générale sur la fin et les moyens aboutissant à une technique d’action.

 

Cela ne constitue nullement une preuve de faiblesse théorique, au contraire, c’est là que résident la force, la vitalité et la pertinence de l’idée anarchiste. Définir ainsi l’anarchisme n’est pas une simple question de subtilité sémantique, c’est une distinction fondamentale très concrète, qui permet par exemple de comprendre où se situe fondamentalement l’antagonisme irréductible existant entre socialisme autoritaire et socialisme libertaire.

Le socialisme antiautoritaire trouve sa source dans la querelle entre Marx et Bakounine au sein de la Ière Internationale. De ce débat, toujours d’actualité, deux modèles de mouvements sociaux ont émergés : le modèle Marxiste (socialisme autoritaire) selon lequel une avant-garde doit guider les masses vers le socialisme futur, le rôle des masses se réduisant à amener cette avant-garde au pouvoir (par le vote pour les sociaux-démocrates, par la révolution armée pour les marxistes-léninistes), le passage au socialisme devant se faire avec une période de transition (succession de réformes de l’ "État bourgeois" pour les sociaux-démocrates ; "dictature du prolétariat" pour les marxistes-léninistes) ; et le modèle Bakouninien (socialisme libertaire) selon lequel toute autorité politique doit être rejetée, l’action directe populaire organisée sans hiérarchie étant le moyen de réaliser le socialisme ici et maintenant, sans phase de transition.

Plus qu’idéologique, l’antagonisme entre socialisme autoritaire et libertaire est donc méthodologique. En effet, ces deux mouvements sociaux partagent une critique commune du capitalisme et un même projet social, la société socialiste sans État ; ce sont les moyens proposés pour le réaliser qui les opposent. Ceci explique la profondeur de leurs divergences, car elles ne concernent pas uniquement le futur (transition ou passage immédiat vers le socialisme) ou le passé (tragiques événements historiques) mais surtout le présent (reproduire ou pas l’État dans nos pratiques actuelles).

 

Contrairement à une idée répandue, ce n’est donc pas le rejet de l’État pour la société future qui caractérise l’anarchisme, mais les pratiques développées dans le présent (et la réflexion sur ces pratiques) dans le combat contre les structures de domination de la société. En effet, selon l’historien libertaire Georges Woodcock (1912-1995), "l’anarchisme ne se limite pas un projet de société future", il revient plutôt à "soutenir pratiquement les idées et modèles libertaires aussi loin que cela peut être fait ici et maintenant". Au lieu d’attendre passivement la révolution, qui peut très bien ne jamais venir, ou dégénérer en un simple changement de maîtres si la société n’est pas suffisamment préparée, l’anarchisme revient à "renforcer et encourager toutes les impulsions libertaires et mutualistes, qu’elles soient constructives au sens où elles créent de nouvelles organisations libertaires, ou rebelles au sens où elles résistent aux nouvelles attaques sur la liberté ou cherchent à mettre fin aux vieilles tyrannies et discriminations."

 

Voici donc une proposition de définition (encore inspirée de deux autres définitions, une de G. Woodcock, et une de H. Arvon) :

 

L’anarchisme est un mouvement d’idées et d’actions visant le remplacement de l’État par une forme de coopération non gouvernementale entre individus libres et qui, pour cela, tente de mettre ce projet social et les idées qui le soutiennent en pratique aussi loin que possible ici et maintenant.

 

Dès lors que l’anarchisme est considéré comme une méthodologie, il faudrait détailler ses différentes tendances, examiner leurs méthodologies respectives, et voir ce qu’elles ont en commun. Seul l’exemple du socialisme libertaire a été considéré ici en détail, mais de manière générale, on peut affirmer que les différents courants de l’anarchisme ont en commun de :

 

  • rejeter la participation aux structures gouvernementales,
  • privilégier l’action directe (c’est-à-dire intervenir directement dans la vie de la société sans passer par l’intermédiaire des institutions politiques),
  • soutenir la libre organisation non hiérarchisée du "mouvement social" (servant de base et de modèle pour la société anarchiste future).

 

Seule exception notable à cela, l’anarchisme réformiste, courant restreint mais non négligeable de l’anarchisme, qui ne rejette pas obligatoirement la participation aux structures gouvernementales (du moins au niveau local de la commune) et ne privilégie pas l’action directe. À cette exception près, on peut dire que tous les courants de l’anarchisme partagent effectivement ces principes méthodologiques, leurs divergences se situant principalement sur le choix et la forme du mouvement social privilégié, et sur le détail des pratiques.

 

 

  • La fin et les moyens :

projets de société future et pratiques dans le présent

 

Le grand point commun entre l’anarchisme et la non-violence est leur principe fondateur : la nécessaire adéquation entre la fin et les moyens. C’est pourquoi elles sont autant, sinon davantage, des méthodologies que des idéologies. Par exemple, Nico Berti avance que "si l’anarchisme, en tant que modèle théorique universel [idéologie], est cet équilibre entre les exigences de l’individu et celles de la société, l’anarchisme en tant que réflexion sur le problème historique de l’émancipation humaine [méthodologie] est la démarche, hautement difficile, qui veut tirer de la fin éthique les moyens qui lui sont adéquats dans leur forme leur contenu et leur logique, et ceux-là seulement."

Ce principe méthodologique se fonde sur le constat suivant : des moyens en contradiction avec la fin amènent inévitablement à un résultat opposé aux objectifs poursuivis. "C’est un fait d’expérience que la perversion des moyens entraîne inéluctablement la perversion de la fin poursuivie. Dans le moment présent, nous ne sommes pas maîtres de la fin que nous recherchons, nous ne sommes maîtres que des moyens que nous utilisons - ou, plus exactement, nous ne sommes maîtres de la fin que par l’intermédiaire des moyens. La fin est encore abstraite, tandis que les moyens sont immédiatement concrets. La fin concerne l’avenir, tandis que les moyens concernent le présent."

 

A contrario, l’adéquation des moyens avec la fin est un principe positif amenant à développer aujourd’hui des pratiques préfigurant la société de demain, puisque selon ce principe, la société à venir n’est pas indépendante des moyens utilisés pour la créer, mais le reflet du combat social qui l’a précédé et des idées qui l’ont sous-tendu.

Ce principe pratique, au cœur des deux théories sociales étudiées ici, permet d’ancrer dans le présent les projets de société future qui les animent, et qui, sans cela, pourraient paraître fort lointains, voire franchement inaccessibles. Plutôt que de partir de l’idée pure d’une société non-violente ou anarchiste idéale pour tenter ensuite de la plaquer sur la réalité, la non-violence et l’anarchisme proposent, à partir de la réalité des violences et de la domination autoritaire, de créer une dynamique collective et individuelle qui les combat et leur oppose des alternatives concrètes, pour finalement les supprimer ; c’est-à-dire transformer une philosophie du conflit en une technique d’action dynamique.

Alors que la quasi totalité des mouvements politiques subordonnent les moyens à la fin, l’anarchisme et la non-violence considèrent au contraire que les moyens et la fin sont indissolublement liés. On peut même dire que pour ces deux mouvements sociaux "les moyens sont la fin", au sens où, d’une part l’objectif poursuivi est précisément de mettre en pratique l’idéal poursuivi, et d’autre part, leur projet social n’est pas une abstraction toute faite, c’est dans les luttes et les alternatives vécues concrètement qu’il prend forme et s’élabore progressivement.

La phrase "les moyens sont la fin" ne signifie donc pas que les moyens deviennent une fin en soi (ce qui reviendrait à subordonner la fin aux moyens), mais que pour ces deux mouvements les moyens et la fin sont fusionnées en une seule et même dynamique pratique. La fin décide des moyens, et en retour, les moyens construisent la fin.

 

 

  • Les différents courants de l’anarchisme

 

Choix de la terminologie et du mode de classement

 

Selon Paul Eltzbacher, les fondateurs des principaux courants de la pensée anarchiste, ou du moins antiétatique, sont Michel Bakounine, William Godwin, Pierre Kropotkine, P.-J. Proudhon, Max Stirner, Benjamin Tucker et Léon Tolstoï. Tous ces penseurs ont comme point commun le rejet actuel de la légitimité de l’État, et la négation de son existence pour l’avenir prochain de la société.

Les différents courants de l’anarchisme peuvent être classés de plusieurs manières. Par exemple, suivant leurs idées sur la réalisation de la disparition de l’État. Certains courants, ceux de Godwin et Proudhon, peuvent être considérés comme réformistes en ce sens qu'ils prévoient la transition de la société actuelle à la société préconisée sans violation du droit établi. Les autres sont révolutionnaires et prévoient la transition par violation du droit en vigueur.

Il faut préciser cette terminologie d’anarchisme réformiste qui ne doit pas être mal interprétée. Il est bien évident que ce réformisme est à distinguer du réformisme au sens usuel. L’anarchisme réformiste n’a jamais préconisé la participation au pouvoir central, tout au plus au niveau de la commune (suivant les principes fédéralistes du mouvement libertaire) ; il a même souvent été radicalement abstentionniste.

Autre remarque, il ne faut pas confondre réformisme et évolutionnisme. Tous les deux pour projet la transformation progressive de la société, mais le premier respecte obligatoirement le droit établi, ce qui n’est pas le cas du second. L'opposition couramment établie entre évolution et révolution semble en réalité vide de sens. En effet, si l'on se réfère à la pensée du géographe anarchiste Élisée Reclus (1830-1905) :

"Évolutionnistes en toutes choses, nous sommes également révolutionnaires en tout ; sachant que l’histoire même n’est que la série des accomplissements succédant à celle des préparations. La grande évolution intellectuelle qui émancipe les esprits a pour conséquence logique l’émancipation, en fait, des individus dans tous les rapports avec les autres individus. On peut dire que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère des révolutions futures."

Révolutionnaire n’est donc pas à opposer à évolutionniste. De nombreux anarchistes appartenant au courant révolutionnaire n’ignoraient nullement que la transformation de la société ne peut qu’être un phénomène progressif, pouvant connaître des accélérations (les révolutions), des stagnations, voire des régressions (la réaction). Réellement, l’anarchisme réformiste ne se distingue de l’anarchisme révolutionnaire que sur un point, mais de taille, il considère que la violation du droit établi n'est pas nécessaire pour arriver à la société préconisée. Puisque cette brochure concerne la place occupée par la non-violence dans la révolution anarchiste, l’anarchisme réformiste sera brièvement présenté.

 

L’anarchisme révolutionnaire quant à lui, se subdivise en deux : le courant insurrectionnel de Bakounine, Kropotkine, Stirner, en principe violent, et le courant rénitent (= qui refuse, qui résiste) de Tolstoï, Tucker, en principe non-violent ou qui tend vers la non-violence comme méthode. C’est ce dernier qui constitue le sujet principal de cette brochure.

 

On peut également classer les courants anarchistes suivant le choix ou le rejet de l’utilisation de la violence pour réaliser la disparition de l’État : il y a donc un courant violent et un courant non-violent. Choisir la violence contre l’État viole toujours le droit établi (par l’État), le courant violent est donc toujours révolutionnaire, il s’identifie en fait avec le courant insurrectionnel. Le courant non-violent se divise quant à lui en réformiste et rénitent. C’est le mode de classement adopté ici. Cette terminologie doit néanmoins être précisée sur deux point :

1° puisque le projet anarchiste est l’élimination de la violence des rapports sociaux, il est mal venu de parler d’anarchisme violent, c’est pourquoi il le terme d’anarchisme insurrectionnel (avec lequel il s’identifie précisément) a été retenu, terme empreint de moins d’ambiguïté et de connotation moins négative.

2° le courant non-violent devrait en toute rigueur s’appeler courant pacifique, ou sans violence. En effet, l’anarchisme réformiste qui en fait partie, puisqu’il admet le droit établi, ne rejette pas réellement la violence actuelle de l’État ni ne lui résiste complètement, il ne la rejette que pour la société future. À strictement parler, le réformisme ne peut dès lors être considéré comme non-violent. Seul l’anarchisme rénitent s’identifie réellement avec l’anarchisme non-violent. En effet, l’anarchisme rénitent partage les moyens d’action de la non-violence (la désobéissance civile), ainsi que la réflexion générale sur l’emploi de la violence. Néanmoins, quoique partiellement inexact, c’est le terme d’anarchisme non-violent qui désignera dans la suite les courants réformiste et rénitent.

 

Voici un tableau récapitulatif du mode de classement adopté ici :

 

Rapport au droit établi

  Révolutionnaire

Réformiste

Rapport à la violence

  Insurrectionnel

Non-violent





Courants principaux

  Insurrectionnel

Rénitent

Réformiste

Fondateurs

Stirner, Bakounine, Kropotkine

  Tolstoï, Tucker

Godwin, Proudhon

Il est bien évidemment encore possible de classer les courants anarchistes suivant d’autres critères (tel que le rapport à la propriété). Ce n’est pas fait ici afin d’éviter une trop longue digression sur divers aspects qui ne sont pas le point fondamental auquel cette anthologie s’intéresse.

 

 

1) Anarchisme insurrectionnel

 

De beaucoup les plus nombreux et les plus avancés dans leur formulation théorique et pratique, les partisans des méthodes insurrectionnelles ont longtemps représenté la quasi-totalité des militants anarchistes. C’est pourquoi une place non négligeable leur est accordée, afin de comprendre leurs différentes légitimations de l’utilisation de la violence et découvrir l’évolution des pratiques du mouvement anarchiste de la fin du siècle dernier au début du siècle.

 

1. Max Stirner (1806-1856)

 

Auteur de l’Unique et sa propriété, défenseur de l’égoïsme moral et de l’anarchisme individualiste, il a étudié l’aliénation de l’homme sous toutes ses formes, puis la réappropriation par l’homme de tout ce qui l’a diminué et spolié. Il se définit comme insurrectionnel, préconise la grève générale et l’expropriation violente. Il ne se sépare des anarchistes communistes que parce qu’il ne croit pas que la révolution apportera la félicité et la justice sur terre, ne croyant pas à la bonté naturelle des hommes, mais seulement à leur unicité. Il donne d’ailleurs sa propre définition de l’insurrection :

"Révolution et insurrection ne sont pas synonymes. La première consiste en un bouleversement de l’ordre établi, du statut de l’État ou de la société, elle n’a donc qu’une portée politique ou sociale. La seconde entraîne bien comme conséquence inévitable le même renversement des institutions établies, mais là n’est point son but, elle ne procède que du mécontentement des hommes, elle n’est pas une levée de boucliers, mais l’acte d’individus qui s’élèvent, qui se redressent, sans s’inquiéter des institutions qui vont craquer sous leurs efforts, ni de celles qui pourraient en résulter. La révolution avait en vue un régime nouveau, l’insurrection nous mène à ne plus nous laisser régir nous-mêmes, et elle ne fonde pas de brillantes espérances sur les "institutions à venir". (…) En somme, mon but n’est pas de renverser ce qui est, mais de m’élever au-dessus de lui, mes intentions ou mes actes n’ont rien de politique ou de social, n’ayant d’autre objet que moi et mon individualité : ils sont égoïstes."

 

2. Michel Bakounine (1814-1876)

 

Bakounine fut beaucoup plus un homme d’action, un révolutionnaire "professionnel" qu’un homme de cabinet ou un philosophe comme Stirner. Il est possible de citer de nombreux autres passages où apparaît le caractère inévitablement violent de la révolution chez Bakounine. Par exemple dans cet extrait du Programme et objet de l’organisation secrète révolutionnaire des Frères Internationaux datant de 1868 : "Le seul droit que l’on puisse reconnaître à la société dans son état actuel de transition, c’est le droit naturel d’assassiner les criminels produits par elle-même dans l’intérêt de sa propre défense et non celui de les juger ou condamner. Ce droit n’en sera pas même un dans la stricte acceptation de ce mot ; ce sera plutôt un fait naturel, affligeant mais inévitable, signe et produit de l’impuissance et de la stupidité de la société actuelle : et plus la société saura éviter de s’en servir, plus elle sera proche de son émancipation réelle. (…) Il ne faudra pas s’étonner si dans le premier moment le peuple insurgé en tue beaucoup. Ce sera un malheur inévitable peut-être, aussi futile que les ravages causés par la tempête."

La conception de la révolution sociale de Bakounine est, du moins dans sa phase initiale, essentiellement destructrice, voire nihiliste : "Il faut agir non ratiociner, démolir non tenter de réformer, car ce qui s’impose tout d’abord c’est la "pandestruction." [= destruction de tout]" Bakounine comprend "la révolution dans le sens du déchaînement de ce qu’on appelle aujourd’hui les mauvaises passions, et de la destruction de ce qui dans la même langue s’appelle "l’ordre public"."

Avant d’arriver au socialisme libertaire, il s’agit de tout détruire, et donc, de faire preuve d’une violence sauvage. Mais attention, cette violence, Bakounine voulait principalement la réserver "aux positions et aux choses", c’est-à-dire l’ensemble des institutions étatiques (parlements, tribunaux, casernes, banques, prisons, etc.) ainsi que la propriété. Il considérait que cela permettrait d’éviter le massacre des hommes et de devoir recourir à la terreur puisque, selon lui, la révolution qu’il préconise "pourra bien être sanglante et vindicative dans les premiers jours, pendant lesquels se fera la justice populaire. Mais elle ne gardera pas ce caractère longtemps et ne prendra jamais celui d’un terrorisme systématique et à froid. Elle fera la guerre aux positions et aux choses, bien plus qu’aux hommes, certaine que les choses et les positions privilégiées et antisociales qu’elles créent, beaucoup plus puissantes que les individus, constituent et le caractère et la force de ses ennemis." Il s’agit à tout prix d’éviter la "révolution sanguinaire fondée sur la construction d’un État révolutionnaire puissamment centralisé [qui] aurait pour résultat inévitable (…) la dictature militaire d’un maître nouveau".

On constate donc que si la violence dans le processus révolutionnaire apparaît inévitable à Bakounine, elle n’en constitue pas le fondement, ni ne lui est souhaitable. Cette idée de violence inévitable est en bonne part à caractère historique. Le fait que toutes les révolutions ayant eu lieu avant l’époque de Bakounine aient toutes été violentes (la révolution française qui fut extrêmement violente, constituait alors une des références principales des révolutionnaires de toutes tendances) explique que, pour lui, "la révolution, c’est la guerre et qui dit guerre, dit destruction des hommes et des choses" alors qu’il trouvait "sans doute fâcheux pour l’humanité qu’elle n’ait pas encore inventé un moyen plus pacifique de progrès, jusqu’à présent tout pas nouveau dans l’histoire n’a été réellement accompli qu’après avoir reçu le baptême du sang." Si il regrette cette violence qu’il estime inévitable, on peut tout de même conclure en constatant que Bakounine fait peu de cas des vie humaines individuelles, même s’il souhaite éviter un massacre collectif à froid, c’est-à-dire la terreur.

 

3. Pierre Kropotkine (1842-1921)

 

Savant et non homme d’action, Kropotkine est russe comme Bakounine mais moins connu que lui, il a néanmoins eu une très grande influence, notamment sur les anarchistes espagnols. Chez Kropotkine, la violence semble moins voulue que subie et inéluctable. En 1880, il prône bien l’appel au meurtre dans Le Révolté : "Notre action doit être la révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite (…) Nous sommes conséquents et nous nous servons de toute arme dès qu’il s’agit de frapper en révoltés. Tout est bon pour nous qui n’est pas la légalité.", mais il devient bien vite beaucoup plus nuancé et plus circonspect dans ses affirmations, par exemple dans l’Encyclopedia Britannica en 1905, où il parle de la période de la propagande par le fait :

"Vers 1890, quand l’influence des anarchistes commence à se faire sentir dans les grèves, dans les démonstrations du 1er Mai où ils développèrent l’idée d’une grève générale pour la journée de huit heures, et dans la propagande antimilitariste dans l’armée ; ils furent violemment persécutés (…). Les anarchistes répondirent à ces persécutions par des actes de violence qui, à leur tour, furent suivis d’encore plus d’exécutions d’en haut, et de nouveaux actes de revanche d’en bas. Le public en retint l’impression que la violence est la substance de l’anarchisme, idée repoussée par ses partisans qui estiment qu’en réalité, la violence est utilisée par tout groupe selon que son action est gênée par la répression et que des lois d’exception le rendent hors-la-loi."

Kropotkine, comme de nombreux anarchistes, a maintes fois souligné que la violence n’est pas l’anarchisme, au contraire, puisque "il n’y a qu’un seul parti [= mouvement, tendance] qui soit conséquent et qui cherche à supprimer la violence dans les relations entre hommes, en demandant l’abolition de la peine de mort, l’abolition de toutes les bastilles, l’abolition du droit même d’un homme de punir un autre homme. C’est le parti anarchiste".

Ceci ne l’empêchait néanmoins pas de prôner l’insurrection violente des masses opprimées contre leurs exploiteurs, mais comme Bakounine, Kropotkine condamne l’usage de la terreur dans le processus révolutionnaire puisque "la Terreur organisée et légalisée, ne sert en réalité, qu’à forger des chaînes pour le peuple. Elle tue l’initiative individuelle, qui est l’âme des révolutions ; elle perpétue l’idée de gouvernement fort et obéi ; elle prépare la dictature de celui qui mettra la main sur le tribunal révolutionnaire et saura la manier, avec ruse et prudence, dans l’intérêt de son parti".

 

4. La période des attentats (1892-1894)

 

Les masses ouvrières, et plus encore paysannes, timorées et craintives, lentes à entraîner et lourdes à mouvoir, ne pouvaient s’engager de sitôt dans la voie de la violence systématique prônée par la majorité des anarchistes d’alors. Seuls les plus audacieux, les plus actifs, les plus impatients aussi d’entre les militants avancés en étaient capables ; dès lors, vu leur petit nombre, la révolution salvatrice tant escomptée ne pouvait être que repoussée par les uns, ou préparées par les autres au moyen des attentats individuels. Dans Le Révolté de juin 1886, Jean Grave justifiait ainsi le terrorisme : "Certainement nous ne disons pas que la mort d’un exploiteur diminue le moins du monde l’exploitation, mais nous disons qu’en frappant leurs maîtres économiques les travailleurs prouvent qu’ils commencent à comprendre les vraies causes de leur servitude. Et si la lutte continue sur ce terrain, il est certain qu’au jour de la bataille la foule des affamés marchera contre ceux qui la tiennent au ventre ; c’est à la reprise du capital social qu’elle consacrera ses efforts, ne s’occupant des individus que s’ils sont un obstacle à son émancipation."

Pour le terroriste, il s’agissait donc bien d’un acte social et politique : frapper le bourgeois, quel qu’il soit ; montrer par la terreur inspirée par de tels actes le mécontentement des foules, affaiblir, désorganiser la société capitaliste et bourgeoise et préparer les esprits prolétariens à l’affrontement final, à l’ultime chambardement salvateur proposé par les théoriciens insurrectionnels.

Après 1894, nombre de théoriciens anarchistes tels Kropotkine, Malatesta et Malato dénoncèrent l’échec des attentats individuels. Contrairement aux espoirs immenses que les gestes de Ravachol et ses émules avaient pu soulever sur le moment parmi les partisans de la voie insurrectionnelle, aucune prise de conscience collective ne s’était produite au sein des masses ouvrières. Pire, la répression qui suivit les attentats (les anarchistes furent pourchassés, arrêtés, guillotinés, obligés de s’expatrier et leurs journaux interdits), loin de constituer le prélude de la révolution sociale, marqua bien plus la fin d’une époque.

 

5. Après 1894

 

La propagande par le fait fut abandonnée avant la fin du siècle sur un plan collectif. Ce changement d’orientation des pratiques du mouvement libertaire a amené la création de nouveaux courants anarchistes.

La propagande par le fait fut en effet remplacée pour certains par l’illégalisme, courant anarchiste basé sur la théorie de la "reprise individuelle" légitimant le vol comme instrument de révolte contre l’injustice de la propriété privée. Le plus bel exemple de ce courant est le cambrioleur Alexandre Jacob (1879-1954) qui redistribuait l’argent qu’il avait volé aux organisations anarchistes et aux familles de compagnons emprisonnés. C’est lui qui inspira Maurice Leblanc pour créer le personnage d’Arsène Lupin.

D’autres, plus nombreux, participèrent aux organisations syndicales naissantes dans lesquels ils ont joué un grand rôle en y insufflant les pratiques de l’action directe (les grèves sauvages, le sabotage, le boycott, la grève générale, …) et l’indépendance vis-à-vis des organisations politiques. Cette participation aux syndicats a amené la création d’un nouveau courant dans le mouvement anarchiste : l’anarcho-syndicalisme ou syndicalisme révolutionnaire. Ses succès en tant que mouvement de masse ont été considérables. En Espagne, la CNT, syndicat révolutionnaire anarcho-syndicaliste, comptait en 1936 plus d’un million de membres et fut au premier plan à la révolution espagnole dans les années 1936-39 de la guerre d’Espagne, principalement en Catalogne et en Aragon où les anarcho-syndicalistes mirent en place la collectivisation des terres par les paysans et l’autogestion des usines par les ouvriers. L’anarcho-syndicalisme joua également un grand rôle dans d’autres pays d’Europe, comme la France, l’Italie et le Portugal. Mais il n’y a pas qu’en Europe que le syndicalisme révolutionnaire fut un mouvement de masse, en effet, jusque dans les années 30, le mouvement ouvrier des pays d’Amérique Latine était majoritairement anarcho-syndicaliste, surtout en Uruguay et en Argentine.

 

6. Errico Malatesta (1853-1932)

 

L’anarchisme insurrectionnel a énormément évolué depuis la période des attentats. On peut le constater par exemple chez le porte-parole italien de l’anarchisme insurrectionnel, Malatesta. Il représente assez bien les conceptions générales de ce courant, au début du XXe siècle. L’anarchisme insurrectionnel ne s’est certainement pas limité à la figure et la pensée de Malatesta mais il est un de ceux à s’être le plus exprimé sur les questions de la place à accorder à la violence dans le mouvement anarchiste, c’est pourquoi il a été choisi pour illustrer les positions plus courantes de ce courant.

Une des premières choses que l’on remarque chez Malatesta, est le contraste frappant avec Bakounine, par exemple lorsqu’on lit cet extrait : "Il ne faut pas proposer de tout détruire en croyant qu’ensuite les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. (…) Intransigeant envers toute tyrannie et toute exploitation capitaliste, nous devrons être tolérants pour toutes les conceptions sociales qui prévalent dans les divers groupements humains, pourvu qu’ils ne lèsent pas la liberté et le droit d’autrui. Nous devrons nous contenter d’avancer graduellement à mesure que s’élève le niveau moral des hommes et que s’accroissent les moyens matériels et intellectuels dont dispose l’humanité, tout en faisant, bien entendu, tout ce que nous pouvons par l’étude, le travail et la propagande pour hâter l’évolution vers un idéal toujours plus haut."

L’idée que la vraie révolution n’est certainement pas liée à la violence est très clairement exposée chez Malatesta : "J’ai plutôt tendance à croire que le triomphe total de l’anarchie viendra moins d’une révolution violente que d’une évolution graduelle" ,. Il souligne fermement que "l’anarchie ne se fait pas de force : le vouloir serait la plus énorme des contradictions".

"Les anarchistes sont contre la violence. Tout le monde le sait, poursuit-il. L’idée centrale de l’anarchisme est l’élimination de la violence dans la vie sociale, c’est l’organisation des rapports sociaux fondés sur la libre volonté de tous et de chacun, sans intervention du gendarme. [Étymologiquement : gens d’arme] (…) C’est pourquoi nous sommes contre l’État qui est l’organisation coercitive, violente de la société.".

Il ne faut néanmoins pas en conclure que Malatesta soit contre l’usage de la violence, en effet, il considère que "la violence est nécessaire, qu’elle est un devoir, quand elle est défensive et seulement quand elle est défensive". Il faut néanmoins savoir que par défensive, il entend défensive "non seulement contre l’agression physique, directe, immédiate, mais aussi contre toutes ces institutions qui maintiennent, grâce à la violence, les gens en esclavage." On voit donc bien que pour Malatesta, la "révolution doit nécessairement être violente, bien que la violence soit en elle-même un mal". Il doit en être ainsi parce que "la violence révolutionnaire transitoire est le seul moyen de mettre fin à la violence bien plus grande et permanente qui maintient la majorité des hommes en esclavage".

Cependant, il affirme également que si cette violence dure trop longtemps, elle risque d’amener une contre-révolution autoritaire, c’est pourquoi il considère lui aussi, qu’il faut éviter d’entretenir la haine et le désir de vengeance une fois les premières transformations accomplies, et qu’il faut absolument circonscrire et limiter la violence.

"Moralement, il est évident que l’esprit de haine et de vengeance qui est à la base de toute l’organisation autoritaire de la société ne saurait engendrer l’amour et l’harmonie, et qu’il ne peut donc pas être anarchiste. Politiquement, il est clair qu’il n’est pas possible d’abolir le gouvernement, d’abolir le gendarme si la coexistence pacifique ne devient pas la règle générale. Il y aura certainement des violences et des vengeances, étant donné la haine intense que les fascistes ont suscité contre eux ; mais si elles devaient durer trop longtemps, être plus que de simples cas isolés, déplorables mais inévitables, et devenir quelque chose de systématique, voulu et encouragé par les révolutionnaires, alors la masse du peuple, qui a besoin avant tout de vivre et de travailler en paix, demanderait bientôt un gouvernement fort et appuierait le premier traîneur de sabre qui saurait lui donner la paix en lui enlevant la liberté."

En conséquence, Malatesta rejette "la terreur [qui] a toujours été un instrument de tyrannie." Il s’étonne du préjugé couramment répandu chez les révolutionnaires autoritaires selon lequel "si tant de révolutions ont été vaincues et n’ont pas donné le résultat qu’on pouvait escompter, c’est à cause de la bonté, de la "faiblesse" des révolutionnaires qui n’ont pas assez persécuté, pas assez réprimé, pas assez massacré" alors qu’en réalité "tout comme la guerre, la terreur réveille les instincts guerriers ataviques mal recouverts encore du vernis de civilisation, et elle porte aux principaux postes les pires éléments qui existent dans la population. Loin de servir à défendre la révolution, elle sert à la discréditer, à la rendre odieuse aux masses et, après une période de luttes féroces, elle aboutit nécessairement à ce qu’on appelle aujourd’hui la "normalisation", autrement dit la législation et la perpétuation de la tyrannie. Quel que soit le vainqueur, on en arrive toujours à l’établissement d’un gouvernement fort qui assure aux uns la paix aux dépends de la liberté et aux autres la domination sans grands dangers. Certes, la révolution se défend et se développe selon une logique inexorable, mais on ne doit pas et on ne peut la défendre par des moyens qui sont en contradiction avec les fins qu’elle poursuit."

 

 

2) Anarchisme non-violent

 

Alors que parmi les fondateurs de la pensée antiétatique, un bon nombre étaient fermement contre l’utilisation de la violence, tels Godwin, Tucker ou Tolstoï, et que de nombreux militants anarchistes, tels E. Armand, Han Ryner ou Barthélemy De Ligt, se sont élevés dans le passé contre la généralisation de la violence comme méthode révolutionnaire l’anarchisme reste néanmoins toujours dans l’esprit populaire synonyme de violence. Comme l’écrivait Hem Day : "On ne le dira jamais assez, l’anarchisme, c’est l’ordre sans le gouvernement ; c’est la paix sans la violence. C’est le contraire précisément de tout ce qu’on lui reproche, soit par ignorance, soit par mauvaise foi."

 

  • Anarchisme réformiste

 

1. William Godwin (1756-1836)

 

L’anglais Godwin, même s’il n’appelle pas anarchisme sa doctrine sur le droit, l’État et la propriété, n’en fut pas moins un des tous premiers à considérer l’État comme une institution juridique contraire au bien-être universel, et la propriété comme le plus grand obstacle au bien-être de tous. Fils d’un pasteur dissident et pasteur lui-même jusque 1787, il embrassa ensuite la profession d’écrivain. Il publia de nombreux écrits sociaux, d’économie, d’histoire, de philosophie ainsi que des contes et des livres pour la jeunesse. C’est en 1793, pendant la révolution française (vis-à-vis de laquelle il était très critique), qu’il publie son œuvre principale Recherche sur la justice en politique et sur son influence sur la vertu et le bonheur de tous. Cet ouvrage, bien que tombé dans l’oubli par la suite, a eu un profond impact sur le mouvement ouvrier anglais de l’époque, à tel point que les travailleurs formaient des sociétés de plusieurs centaines de membres pour acheter un exemplaire en commun et se le passer de mains en mains.

Godwin était contre toute violence car "la force des armes sera toujours suspecte à notre entendement car les deux partis peuvent l’utiliser avec la même chance de succès. C’est pourquoi il nous faut abhorrer la force. En descendant dans l’arène, nous quittons le sûr terrain de la vérité et nous abandonnons le résultat au caprice et au hasard. La phalange de la raison est invulnérable : elle avance à pas lents et sûrs et rien ne peut lui résister. Mais si nous laissons de côté nos thèses et si nous prenons les armes, notre situation change. Qui donc, au milieu du bruit et du tumulte de la guerre civile peut présager du succès ou de l’insuccès de la cause ? Il faut donc bien distinguer entre instruction et excitation du peuple. Loin de nous l’irritation, la haine, la passion ; il nous faut la réflexion calme, le jugement sobre, la discussion loyale."

La doctrine de Godwin est réformiste dans la mesure où pour réaliser le changement, Godwin souhaite convaincre les hommes et pense que tout autre moyen doit être rejeté, il nie la nécessité de la révolution puisque pour lui, les oppresseurs finiront par réaliser leur erreur et la vérité finira par triompher en s’imposant d’elle-même à l’adversaire. Il croyait en la "souveraine force" qu’est la persuasion et d’elle seule, il attendait la réalisation des changements réclamés par l’humanité souffrante.

"Après tout, on ne peut oublier que si révolution et violence ne sont pas en connexion nécessaire, la révolution et la violence ont trop souvent été contemporaines de grands changements de système social. (…) Le devoir donc, des hommes éclairés, est de retarder les révolutions quand ils ne peuvent les empêcher. Il est raisonnable de croire que, plus tard elles se produisent, plus les vraies notions politiques sont comprises et moindres sont les inconvénients attachés à la révolution."

Godwin rejette donc principalement la révolution car il craint la violence qui lui est si souvent rattachée. Selon lui, ceci est dû au manque de préparation des esprits pour la transformation sociale et politique correspondante, c’est cette préparation qu’il considère comme le vrai travail du réformateur social. Il se refuse néanmoins à condamner sévèrement l’ardeur révolutionnaire des peuples : "Les hommes qui s’irritent contre la corruption et s’impatientent de l’injustice, et qui, par cet état d’esprit, favorisent les fauteurs de révolution, ont toutefois pour leurs erreurs une noble excuse : c’est l’excès d’un sentiment vertueux." Pour bien comprendre la position de Godwin et sa cohérence interne, il faut savoir qu’il considérait surtout comme un malentendu "de supposer que, parce que nous n’avons pas de commotions populaires et de violences, la génération où nous vivons ne bénéficiera pas de nos principes politiques".

 

2. P.-J. Proudhon (1809-1865)

 

Proudhon, le père de l’anarchisme et l’un des principaux fondateurs du socialisme, tenait une position assez semblable à celle de Godwin sur la violence : "Malgré les violences dont nous sommes témoins, je ne crois pas que la liberté ait besoin désormais pour revendiquer ses droits et venger ses outrages, d’employer la force, la raison nous servira mieux ; la patience comme la Révolution, est invincible !" "Une révolution est une explosion de la force organique, une évolution de la société du dedans au dehors ; elle n’est légitime qu’autant qu’elle est spontanée, pacifique (…) Il y a une tyrannie égale à la réprimer comme à lui faire violence."

Il est classé dans les anarchistes réformistes car, bien qu’il souhaite la révolution sociale, il préconisait pour la réaliser des moyens sans rupture avec le droit établi. Par exemple, en 1848, il fut élu député à la Constituante. Et en 1849, il créa la "Banque du peuple", sorte de caisse mutuelle fonctionnant en-dehors de toute commandité d’État. Proudhon voulait éviter l’expropriation violente et prônait la multiplication des associations ouvrières de production (seul moyen selon lui d’écarter, à la fois, le capitalisme privé et la nationalisation étatique) grâce au crédit gratuit que la Banque du Peuple leur consentirait.

"Nous ne devons pas poser l’action révolutionnaire comme moyen de réforme sociale, parce que ce prétendu moyen serait un appel à la force, à l’arbitraire, bref une contradiction. Je me pose ainsi le problème : faire rentrer dans la société, par une combinaison économique, les richesses qui sont sorties de la société par une autre combinaison économique. Or je crois savoir le moyen de résoudre à court délai, ce problème. Je préfère donc faire brûler la propriété à petit feu, plutôt que de lui donner une nouvelle force en faisant une Saint-Barthélemy de propriétaires."

Je ne m’attarderai pas plus longtemps sur Proudhon car si sa pensée est d’une richesse exceptionnelle, sa pensée est tellement multiforme, voire contradictoire, qu’il est possible de lui faire dire des choses très diverses. Proudhon voulait le socialisme et la liberté, la justice sociale et la démocratie ; à cette fin il explora toutes les directions possibles, tant pratiques, que théoriques, ce qui a naturellement amené l’apparition de contradictions dans sa pensée.

 

3. Gaston Leval (1895-1978)

 

En 1915, le français Pierre Piller arrive à Barcelone, il a déserté et a préféré l’exil à la guerre. En Espagne, il entre en étroit contact avec les milieux libertaires espagnols et écrit avec une certaine régularité dans leurs journaux. En 1921, il part à Moscou avec la délégation de la CNT assister au Congrès constitutif de la IIIe internationale des syndicats rouges, c’est à partir de cette époque qu’il utilise le pseudonyme de Gaston Leval. Il met tous ses efforts et toute son éloquence pour convaincre les autres délégations à prendre position sur les déportations et les emprisonnements massifs des militants anarchistes en Russie. En 1924, il s’embarque pour l’Amérique latine et se rend en Argentine ; à partir de cette époque, il devient un des principaux théoriciens du mouvement libertaire espagnol et publie de nombreux livres. Après avoir participé à la révolution espagnole et subi la victoire de Franco, il rejoint la France et passe deux ans dans les prisons du gouvernement de Vichy. Il collabore ensuite au Libertaire, et fonde en 1951 les Cahiers du socialisme libertaire.

Gaston Leval partage la même analyse de l’État que tous les penseurs antiautoritaires : "L’État apparaît dans l’histoire comme le résultat du droit du plus fort, de la violence, de la barbarie. Un État qui ne s’appuierait pas sur le glaive serait une contradiction. L’État c’est la guerre au-dehors et l’oppression à l’intérieur". Mais il n’est pas un partisan de la destruction pure et simple de l’État car, pour lui, l’État "déploie, dans la société actuelle, certaines activités utiles, ou qui peuvent être considérées comme telles" et "il ne s’agit donc pas de simplement le détruire - ce qui serait employer une technique de combat contre-indiquée - mais de le remplacer quand son rôle est utile. Nous sommes des constructeurs plus que des destructeurs".

L’accaparement de certaines activités socialement utiles par l’État est très important car il lui permet d’asseoir sa légitimité et d’étendre sa domination. C’est avec l’État-providence que cet accaparement acquiert son caractère le plus pervers.

"Cela lui est facile et ne fait qu’augmenter son pouvoir. Car il accapare de plus en plus les rouages de la machine sociale, et veille à sa façon à l’ensemble des intérêts qui s’y coudoient ou s’y combattent. (…) L’État en soi, monarchique, républicain ou socialiste, entité dominatrice et dévorante dont l’appétit est insatiable, fut toujours le "monstre froid qui mord avec des dents volées" que dénonçait Nietzsche. (…) Le monstre insatiable (…) n’a pas plutôt pris conscience de sa force et de ses possibilités qu’il commence à étendre son pouvoir, ses attributions et ses abus. Il devient sa propre raison d’être, et c’est cela, plus que l’intérêt pour la société, qui explique sa participation aux affaires économiques et financières ; cela et sa volonté de domination politique aussi absolue que possible."

Pour Leval, la violence a trop souvent été justifiée au nom de l’anarchie et il ne croit pas que la lutte armée soit un moyen adéquat pour amener le socialisme libertaire :

"Nous ne préconisons pas la lutte armée contre la pire force d’oppression et d’exploitation de l’histoire et qui, au sein de chaque nation, dispose de moyens d’extermination incomparablement supérieurs à ceux dont peut disposer la population. (…) Car c’est se placer sur son terrain, favoriser son jeu et donner à la lutte le caractère de violence qui lui convient. Les inconscients qui rêvent d’une révolution universelle sont, de plus, des irresponsables qui ne tiennent compte d’aucune leçon universelle. Ils nous conduiraient à un nouvel esclavage pire que le régime détruit, comme le prouve l’expérience bolchévique. Il faut plus d’héroïsme pour se battre avec les moyens civils. L’action constructive créatrice que préconisaient les grands libertaires qui eurent comme nom Godwin, Proudhon et Tolstoï, à laquelle se rallia Bakounine sur le tard de sa vie, et que nous avons vu triompher avec Gandhi en Inde, cette action créatrice, disons-nous, est la seule qui peut aboutir à des résultats positifs."

Gaston Leval peut être considéré comme anarchiste réformiste car à la fin de sa vie il soutenait qu’étant donné le degré de développement des sociétés capitalistes et la complexité de leur organisation non seulement dus à l’action de l’État-providence mais également à l’interdépendance économique mondiale, le peuple n’est pas préparé à faire la révolution et à transformer la société dont le plus souvent il ne voit même pas la nécessité. Leval ne voit pas d’autre solution "que celle des réalisations partielles, sans détruire l’organisme économique capitaliste".

 

  • Anarchisme rénitent

 

Avant de passer aux grands penseurs de l’anarchisme rénitent, les deux éléments fondamentaux sur lesquels la résistance et la révolution non-violentes s’articulent :

1° une analyse de la nature du pouvoir : la servitude volontaire des peuples, due à Étienne de La Boétie.

2° une méthode d’action directe : la désobéissance civile, pratiquée et théorisée par Henry David Thoreau (Il existe en fait bien d’autres formes d’actions directes non-violentes que la désobéissance civile mais à condition de prendre ce terme dans un sens assez large, elles peuvent pour la plupart être considérées comme des formes variées de cette dernière).

Bien que n’étant pas des anarchistes au sens strict (ce serait anachronique), La Boétie et Thoreau sont présentés dans cette section réservée aux anarchistes rénitents car ils ont grandement influencés ce courant du mouvement libertaire.

 

 

Meilleur ami de Montaigne, celui dont il a dit qu’il l’aimait "parce que c’était lui, parce que c’était moi", La Boétie est principalement connu pour son Discours de la servitude volontaire dont l’originalité reste toujours aussi grande aujourd’hui.

La philosophie politique du XVIe siècle est profondément marquée par la pensée de Machiavel (que La Boétie a beaucoup lu). Machiavel (1469-1527) est le premier à avoir esquissé une théorie de l’État (distinct de la cité ou de l’empire). Il a lié sa fondation et son maintien à la violence. Il fonde son analyse sur une vision profondément pessimiste de la nature humaine, "les hommes sont méchants", dit-il. Dans les Discours sur la première décade du Tite-Live, il tente de démontrer comment l’État n’a d’autre fonction que de retourner la méchanceté des hommes contre elle-même pour engendrer l’ordre politique et les valeurs de la vie en commun, il fonde donc le pouvoir politique sur la violence. Du point de vue de Machiavel, la violence du fondateur de l’État légitime ne se distingue de la violence du tyran que sur ce point : le tyran agit en vue de son égoïsme, le fondateur en vue d’instituer un intérêt public.

Étienne de La Boétie sait autant que Machiavel que l’État consiste en méchanceté, agression, violence, mensonge, …, mais il ne dit pas qu’ils se convertissent en un ordre générateur de valeurs (et c’est en cela qu’il est le seul auteur authentiquement antimachiavélien du XVIe siècle). Par un mouvement d’une hardiesse géniale, il ne perd pas son temps à questionner le tyran sur ses commencements, il porte son attention non sur le tyran mais sur les sujets, privés de leur liberté : comment peut-il se peut faire que "tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent" ?

L’originalité de la thèse soutenue par La Boétie, c’est de nous prouver que contrairement à ce que beaucoup s’imaginent, la servitude soit forcée alors qu’elle est toute volontaire. Combien, sous les apparences trompeuses, croient que cette obéissance soit obligatoirement imposée. Pourtant comment concevoir autrement qu’un petit nombre contraint l’ensemble des autres citoyens à obéir aussi servilement ? En fait, tout pouvoir, même quand il s’impose d’abord par la force des armes, ne peut dominer et exploiter durablement une société quelconque sans la collaboration - active ou résignée - d’une partie notable de ses membres.

"Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise [= liberté], qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte."

Ce sont "les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse."

L’association paradoxale des termes de servitude et de volontaire éclaire d’une lumière nouvelle le problème du consensus à la base de l’État : "Ce dernier n’exprime plus la paix conquise dans un État fort, il signifie l’abaissement de l’homme et de ce qui fait la dignité de l’homme, la liberté. La violence reste la violence même si les violentés y consentent car ils n’y consentiraient s’ils étaient restés pleinement humains. Par le oui qui semble un dernier effet de leur liberté, ils avouent au contraire leur déchéance." Voilà qui contredit l’optimisme de Machiavel et tous ses successeurs qui voudront fonder la légitimité de la violence étatique. C’est donc au traité de La Boétie que feront échos plus tard les critiques anarchistes de l’État.

Mais Étienne de La Boétie ne se contente pas de dénoncer, il propose également une issue à la tyrannie. Puisque, selon lui, " ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, ce ne sont pas les compagnies de gens de pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran" mais bien le peuple qui s’asservit lui-même par sa docilité, il devrait être possible de se libérer du joug de l’oppresseur sans la force des armes. Il affirmait que ce tyran, "il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait" à condition "que le pays ne consente à sa servitude".

"De tant d’indignités, que les bêtes mêmes ne les souffriraient point, vous pouvez vous en délivrer si vous essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus et vous voilà libres, je ne veux pas que vous le poussiez, ou ébranliez : mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez comme un grand colosse, à qui on a dérobé la base, de son poids, de soi-même, fondre en bas et se rompre."

Il fut ainsi un des premiers à prétendre qu’il était possible de résister à la misère et à l’oppression autrement que par la violence et le meurtre ; et c ’est sur une analyse semblable de la servitude volontaire des peuples que se baseront les successeurs de la pensée non-violente. Ils retiendront de La Boétie que la domination ne dépend pas uniquement de la violence que les opprimés subissent mais aussi de l’obéissance qu’ils consentent. Donc une stratégie de résistance non-violente est possible, en organisant collectivement le refus d’obéir ou de collaborer.

 

2. Henry David Thoreau (1817-1862)

 

Écrivain américain, il a ouvert le chemin de la non-violence sociale par la désobéissance civile. Celle-ci peut être définie comme la violation pacifique et délibérée de certaines loi, décrets, règlements, ordonnances de la police ou de l’armée, … Il s’agit habituellement de lois que l’on considère comme immorales en elles-mêmes, injustes ou tyranniques. Cependant, des lois peuvent parfois être enfreintes pour symboliser l’opposition à des pratiques du gouvernement sur un plan plus général.

Thoreau écrit lui-même : "Les raisons de la désobéissance civile sont variées. Elle peut être pratiquée à contrecœur par des personnes qui ne désirent pas troubler l’ordre établi, mais désirent seulement rester fidèles à leurs convictions. Elle peut être entreprise dans le but limité de changer une politique ou un règlement que l’on considère injuste. Elle peut être employée en même temps que d’autres actions non- violentes, dans les temps de troubles et d’agitation politique, comme un substitut de la révolution violente, avec comme objectif de miner, paralyser et désintégrer un régime que l’on considère comme injuste et tyrannique."

Thoreau ne fut pas un simple théoricien puisqu’il appliqua ces idées en refusant de payer l’impôt en1846 par protestation contre la guerre du Mexique, il fut alors brièvement emprisonné. En publiant son essai sur la désobéissance civile en 1848, il fit alors preuve d’une opposition radicale vis-à-vis de l’État américain: "Ce n’est pas à cause d’un article particulier de ma feuille d’impôt que je refuse de payer. Je désire simplement refuser allégeance à l’État, m’en retirer et rester effectivement séparé de lui. Je ne me soucie pas de suivre à la trace la course de mon dollar, si tant est que je puisse faire, jusqu’au moment où il achète un homme ou un fusil pour tuer quelqu’un - le dollar n’y est pour rien – mais je prends intérêt à suivre les effets de mon obéissance civile."

La pensée de Thoreau est très certainement à caractère antiétatique, pour preuve cet extrait : "C’est de tout cœur que je souscris à la maxime selon laquelle "le meilleur des gouvernements est celui qui gouverne le moins", maxime que j’aimerais voir suivie d’effet de manière plus rapide et plus systématique. Si l’on pousse le raisonnement à l’extrême, on finit par en arriver à l’idée suivante, à laquelle je crois aussi, que "le meilleur gouvernement est celui qui ne gouverne pas du tout". D’ailleurs, lorsque les hommes y seront prêts, ils connaîtront une telle forme de gouvernement. (…) Nombreuses et de poids sont les objections qu’on a pu formuler à l’encontre d’une armée permanente, elles doivent également prévaloir ici et être invoquées contre le gouvernement permanent." Malgré tout cela, Thoreau ne peut être considéré comme un anarchiste, cet extrait le montre bien : "Néanmoins, pour m’exprimer de façon concrète, en citoyen et non à la façon de ceux qui se proclament hostiles à toute forme de gouvernement, je ne réclame pas sur-le-champ sa disparition mais son amélioration immédiate."

On voit que c’est un personnage multiple, souvent contradictoire. Certains ont vu en lui un penseur de la non-violence (il a en effet grandement influencé ce courant puisque Gandhi et Martin Luther King furent de fervents admirateurs de son essai sur la résistance au gouvernement). Mais à nouveau, ce serait commettre une erreur puisque, en1859, il prit violemment parti pour l’anarchiste abolitionniste John Brown récemment condamné à mort car il venait, dans un geste désespéré, de s’attaquer à l’arsenal de Harper’s Ferry ; Thoreau justifia alors le recours à la violence insurrectionnelle.

 

3. Anselme Bellegarrigue (~1823-??)

 

Souvent ignoré par les historiens, Bellegarrigue est inséparable de l’histoire du mouvement libertaire dont il est un des principaux précurseurs, ne serait-ce que pour avoir créé en 1850 L’Anarchie, journal de l’ordre, qui ne connu hélas que deux numéros. On ne connaît que peu de choses de sa biographie. Né dans le Sud-Ouest de la France, on le retrouve fin 1846 en Amérique du Nord, il reviendra ensuite en France pour participer au renversement du pouvoir en février 1848. Puis nulle trace de lui jusqu’à la parution de la brochure Au fait, au fait ! ! Interprétation de l’idée démocratique dans laquelle la plupart des principes antiautoritaires sont énoncés. Il participe ensuite à la rédaction d’un quotidien, un article lui valant d’être poursuivi par le gouvernement. Il publie alors le journal L’Anarchie. On ne sait plus rien de lui après, sauf qu’à un moment ou à un autre il quitte la France pour l’Amérique centrale.

Bellegarrigue fustigea violemment les partis, "vermines des nations", considérant qu’ils étaient responsables de la déviation autoritaire et centralisatrice de la révolution de 1848, qu’il ne nomme d’ailleurs pas ainsi car pour lui "une Révolution doit être la ruine non pas d’un gouvernement, mais du gouvernement" alors que "l’évolution de 1848 n’a été que la consolidation de ce qu’il s’agissait de détruire."

Pour ce fédéraliste, le centralisme est l’héritier direct de la monarchie et contraire à l’essence de la démocratie puisque la démocratie est "le gouvernement de soi par soi-même", le self-government, c’est-à-dire l’anarchie." "La démocratie ne consiste pas à faire gouverner toutes les communes par une commune, tous les individus par un ou plusieurs individus, elle consiste à laisser chaque commune et chaque individu se gouverner sous leur propre responsabilité. (…) La tyrannie vient de la centralisation communiste ou monarchique, la liberté individuelle est dans la municipalité ; la municipalité est essentiellement démocratique."

Il s’explique sur le choix du terme anarchie que l’on assimile au désordre et à la guerre civile alors que "l’anarchie c’est l’ordre" et que "le gouvernement c’est la guerre civile". Ce malentendu provient de ce que "l’histoire a appelé anarchique l’état d’un peuple au sein duquel se trouvaient plusieurs gouvernements en compétition" alors que l’anarchie est l’absence de gouvernement. "L’anarchie antique a été effectivement la guerre civile et, cela, non parce qu’elle exprimait l’absence, mais la pluralité des gouvernements."

Par contre, dès lors qu’un gouvernement est fondé : "Vous ne pouvez point faire que, de cette inégalité, ne surgisse tôt ou tard un conflit entre le parti des privilégiés et le parti des opprimés. En d’autres termes, un gouvernement étant donné, vous ne pouvez pas éviter la faveur qui fonde le privilège, qui provoque la division, qui crée l’antagonisme, qui détermine la guerre civile."

Belleguarrigue exprima très clairement et avec force la notion clé de servitude volontaire : "Vous avez cru jusqu’à ce jour qu’il y avait des tyrans ? Et bien ! vous vous êtes trompés, il n’y a que des esclaves : là où nul n’obéit, personne ne commande.", ainsi que celle de désobéissance civile : "le démocrate n’est pas de ceux qui commandent, car il est celui qui désobéit." Il élabora toute une stratégie du "refus de concours" et de "grève politique" qui devait être capable de vaincre le régime le plus puissant "par l’abstention et l’inertie". Bellegarrigue rejetait les insurrections armées car il les accuse d’avoir toujours été "des jongleries sanglantes qui, sous le titre pompeux de révolutions, dissimulent l’impertinence de quelques valets pressés de devenir des maîtres" :

"Je ne crois point à l’efficacité des révolutions armées et, cela, pour une raison bien simple, c’est que je ne crois point à l’efficacité des gouvernements armés. Un gouvernement armé est un fait brutal car il n’a pour principe que la force. Une révolution armée est un fait brutal, car elle n’a d’autre principe que la force. (…) Tant qu’un gouvernement, au lieu d’améliorer la condition des choses, n’améliorera que la condition de quelques personnes, une révolution, terme inévitable de ce gouvernement, ne sera qu’une substitution de personnes au lieu d’être une conversion de choses. (…) Quand le peuple aura bien compris la position qui lui est réservée dans ces saturnales qu’il paie, quand il se sera rendu compte du rôle ignoble et stupide qu’on lui fait jouer ; il saura que la violence est l’antipode du droit ; et, une fois fixé sur la moralité et les tendances des partis violents, qu’ils soient d’ailleurs gouvernementaux ou révolutionnaires, il fera sa révolution à lui, par la force unique du droit : la force d’inertie, le refus de concours. Dans le refus de concours se trouve l’abrogation des lois sur l’assassinat légal et la proclamation de l’équité."

On voit que pour Belleguarrigue, les insurrections reproduisent essentiellement le schéma gouvernemental : "L’opposition insurrectionnelle se trouve avoir exactement le même caractère que l’opposition parlementaire, en ce sens qu’elle affirme la tutelle au lieu de la nier, qu’elle nie la Révolution au lieu de l’affirmer, seulement, dans l’enceinte d’une assemblée, l’opposition ne confirme que le principe gouvernemental, tandis que, dans la rue, elle confirme le fait." ; et donc pas plus que la politique, l’insurrection n’apparaît à ses yeux comme un moyen révolutionnaire.

 

4. Léon Tolstoï (1828-1910)

 

Tolstoï n’est pas seulement le grand écrivain dont les romans sont traduits dans le monde entier, il est aussi un des premiers a comprendre que seule la non-violence peut s’opposer de manière acceptable à la violence de l’armée, de l’État et des Églises. Tout le domaine de son œuvre concernant cette question est depuis longtemps occulté, comme en témoigne encore aujourd’hui la totale absence en librairie de ses écrits philosophiques, religieux et politiques.

Tolstoï n’a jamais employé le terme "non-violence" puisque celui-ci a été forgé plus tard par Gandhi, pour parler du refus de la violence il parlait de "non-résistance au mal par la violence" qu’on a très souvent remplacé par "non-résistance au mal", ce qui est tout à fait erroné ; néanmoins, il est très certainement l’initiateur de la pensée non-violente. Gandhi et Tolstoï ont échangé une correspondance qui a duré de 1909 jusqu’à la mort de Tolstoï en 1910, Gandhi était alors parfaitement inconnu, à l’exception de quelques hindous et musulmans indiens immigrés en Afrique du Sud. Ce sont Tolstoï et Thoreau qui ont été les grands inspirateurs de Gandhi lorsqu’il fonda sa théorie non-violente.

Tolstoï était farouchement hostile à l’Église orthodoxe russe car il prônait un retour à un christianisme épuré, fondé sur le Sermon sur la Montagne où est exposé pour lui le commandement relatif à la résistance non-violente au mal. Il n’hésita pas à fustiger violemment l’Église russe dans ses écrits pour avoir constamment violé ce principe. Cela lui valu d’être excommunié en 1901, ce qui était considéré à l’époque comme une suprême mise à l’écart de la société. Tolstoï rejetait toute forme de rites extérieurs, la religion se confondant chez lui avec la morale, dont le principe essentiel est l’amour de l’homme et de la vie,

Les idées de Tolstoï sur l’État sont résumées dans sa formule "l’État, c’est la violence". En effet, selon lui l’essence du pouvoir "consiste à menacer les hommes de la privation de liberté, de la vie et à mettre ces menaces à exécution". La finalité du pouvoir est de maintenir le peuple dans l’obéissance et la soumission, c’est-à-dire dans l’oppression : "Partout où il y aura le pouvoir des uns sur les autres, il n’y aura pas de liberté mais l’oppression des uns sur les autres. C’est pourquoi le pouvoir doit être détruit." Tolstoï n’ignore pas la thèse qui justifie les violences de l’État en alléguant qu’elles ne sont que des contre-violences nécessaires et légitimes pour faire échec aux violences des hommes déraisonnables, il réplique fort justement à cette thèse :

"De deux choses l’une, ou bien les hommes sont des êtres raisonnables ou ils ne le sont pas. S’ils sont des êtres non raisonnables, alors ils sont tous tels, et tout parmi eux doit se résoudre par la violence, et il n’y a pas de motif que les uns aient le droit de violence et que les autres en soient privés, et ainsi la violence du gouvernement est injuste. Si les hommes sont des êtres raisonnables, alors leurs relations doivent être basées sur la raison, sur l’esprit, et non sur la violence des hommes qui par hasard ont accaparé le pouvoir. Et c’est pourquoi la violence du gouvernement ne peut se justifier en aucun cas."

Tolstoï est convaincu que le seul moyen dont l’individu dispose pour lutter efficacement contre la violence organisée par l’État, c’est qu’il s’abstienne de toute participation personnelle à cette violence. "Il faut seulement que l’homme s’éveille de l’hypnose de l’imitation où il vit et qu’il regarde sobrement ce que l’État exige de lui pour que, non seulement il refuse d’obéir, mais éprouve un étonnement indicible qu’on ose lui poser de pareilles exigences."

Le moyen principal que se donne l’État pour imposer son pouvoir au peuple, c’est l’armée. Pour Tolstoï, la défense de la patrie n’est qu’un prétexte pour mieux maintenir le peuple dans l’obéissance et défendre la propriété contre le peuple (principalement la propriété de la terre dont les paysans russes sont dépossédés). Dans ces conditions, le premier devoir de celui qui entend lutter contre l’oppression du peuple, c’est de refuser le service militaire. Il est convaincu que le seul moyen pour "détruire radicalement toute la machine gouvernementale, (…) c’est le refus du service militaire avant même de tomber sous l’influence abrutissante et dégradante de la discipline." L’entrée au service est la négation de la dignité humaine : "C’est l’entrée volontaire en un esclavage qui n’a d’autre but que l’assassinat." Le plus dégradant aux yeux de Tolstoï dans l’armée, c’est le serment d’obéissance par lequel le soldat s’engage à tuer par ordre : "Pour tout homme existent des actes moralement impossibles, aussi impossibles que certains actes physiques. Et l’un des actes moralement impossibles pour la plupart des hommes, s’ils sont affranchis de toute hypnose, c’est la promesse d’obéir aveuglément à des hommes indifférents et immoraux qui se proposent l’assassinat."

Tolstoï joua un grand rôle sur les objecteurs de conscience russes, en particulier, il aida la secte religieuse des Dhoukobors dont l’une des particularités était de refuser le service militaire, ses membres étaient persécutés et emprisonnés. En récoltant des fonds du monde entier et en donnant les gains réalisés par la vente de son livre Résurrection paru en 1899, Tolstoï permit aux Dhoukobors d’émigrer au Canada où le service militaire n’était pas obligatoire ,.

Il est certain que bien qu’elle ne se revendique pas anarchiste, la pensée de Tolstoï est bien anticléricale, antiautoritaire et antimilitariste. Tolstoï se réclamait également du communisme, d’un type spécial d’ailleurs, primitif et évangélique. Il critiquait violemment la propriété car cette institution "implique que non seulement je n’abandonnerai pas mon bien à qui voudra le prendre, mais que je le défendrai contre lui. Et on ne peut défendre contre un autre ce qu’on croit être à soi autrement que par la violence, c’est-à-dire le cas échéant, par la lutte et, s’il le faut, le meurtre. (…) Sans violence et sans meurtre, la propriété ne saurait se maintenir. (…) Admettre la propriété, c’est admettre la violence et le meurtre." En condamnant l’accaparement exclusif de la terre par les propriétaires fonciers (dont il faisait partie), Tolstoï en arriva logiquement à excuser et même légitimer le vol : "Le voleur sait que le gouvernement le détrousse, il sait que nous les propriétaires terriens, nous l’avons volé depuis longtemps, en lui arrachant une terre qui devait être une propriété commune. Lorsqu’il ramasse des branches mortes pour allumer son four, nous le jetons en prison, nous essayons de le persuader qu’il est un voleur. Il sait bien pourtant que ce n’est pas lui le voleur, mais celui qui a volé la terre, et que toute restitution qu’il opère de ce qui lui a été dérobé est un devoir envers sa famille." On peut enfin noter que des communautés agricoles inspirées par les idées de Tolstoï existaient un peu partout en Russie. Elles ont toutes été supprimées par le pouvoir bolchevik après la révolution d’octobre car il ne pouvait supporter ce genre d’expérience indépendante de son autorité.

Tolstoï peut très certainement être considéré comme le père de l’anarchisme chrétien (dont il ne s’agit pas de nier l’existence sur base d’une terminologie qui pourrait sembler contradictoire aux yeux de certains) et de l’anarchisme rénitent (particulièrement de l’anarchisme pacifiste qui est, quantitativement parlant, la composante la plus importante de l’anarchisme rénitent). Nombreux sont les anarchistes qui se référeront à sa pensée. Malatesta, par exemple, dans un texte où il critique ce qu’il appelle (de façon incorrecte) l’anarchisme "passif", rend indirectement hommage à Tolstoï : "Un peu par réaction contre l’abus qui a été fait ces dernières années de la violence, un peu à cause de la survivance des idées chrétiennes, et beaucoup à cause de l’influence de la prédication mystique de Tolstoï que ses grandes qualités morales et son génie ont rendue populaire et prestigieuse, l’attitude de résistance passive commence à prendre une certaine importance parmi les anarchistes." Pour achever la preuve que les idées de Tolstoï peuvent à juste titre être considérées comme relevant de l’anarchisme, voilà ce qu’il écrivait au sujet du livre L’anarchisme de Paul Eltzbacher : "L’anarchie entre dans la phase dans laquelle le socialisme se trouvait il y a trente ans : elle acquiert le droit de cité dans le monde des savants."

Une dernière remarque sur la pensée de Tolstoï : à aucun moment, il n’envisage l’organisation d’une action collective non-violente coordonnée qui s’efforcerait de mettre en pratique les valeurs morales qu’il préconise, il pense que la seule prise que l’individu possède pour agir sur la société, c’est d’agir sur lui-même, non pas à seule fin de se "purifier" mais pour transformer ses rapports avec les autres en s’efforçant de les faire correspondre aux exigences morales. "L’homme ne peut améliorer qu’une seule chose qui est en son pouvoir, lui-même." Tolstoï refuse d’accréditer la théorie qui préconise "l’amélioration de la vie sociale par le changement des formes extérieures", ce qui le conduisit à juger l’activité politique comme inefficace et déraisonnable. On touche ici, sans aucun doute, les limites de sa pensée et de son action. C’est principalement Gandhi qui réussit à tirer des idées de Tolstoï et Thoreau, une tactique collective permettant d’améliorer la vie sociale sans user de violence par la transformation des "formes extérieures".

 

5. Benjamin Tucker (1854-1939)

 

Tucker est un anarchiste américain dont l’influence a été prépondérante aux États-Unis. Avec Stirner, il est le père de l’anarchisme individualiste. Malgré cela il est peu connu en Europe (son œuvre y a néanmoins été vulgarisée par E. Armand). Né à South Dartmouth, un village du Massachussets, au sein une famille bourgeoise, Benjamin Tucker est arrivé à l’anarchisme vers l’âge de 17 ans, lors de sa révolte contre l’intrusion de l’État dans la vie privée du couple et son intérêt pour la "question de l’amour libre". Durant sa vie, il lutta à maintes reprises pour la liberté d’expression en éditant et en vendant des ouvrages interdits de publication par la censure. Il traduisit de nombreux ouvrages, écrivit une multitude d’articles et de livres sur l’anarchisme et fut l’animateur de nombreuses revues anarchistes individualistes, dont la plus prestigieuses fut Liberty. En 1893, il publie un recueil de ses articles dans un livre intitulé À la place d’un livre. Par un homme trop occupé pour en écrire un. Exposé fragmentaire de l’anarchisme philosophique. C’est son ouvrage majeur concernant l’anarchisme.

Tucker ne rejette pas de façon absolue le recours à la violence. Pour lui, la légitime défense est un droit individuel et collectif, reposant sur "la distinction entre l’empiétement et la résistance, entre la domination et la défense ; elle est d’une importance capitale ; sans elle, il ne peut y avoir de philosophie sociale durable." Cette notion d’empiétement (invasion) est au cœur de toute sa réflexion sur la violence et l’État, voici la définition qu’il en donne : "Un empiétement est le fait d’empiéter sur le domaine d’un individu, domaine déterminé par les bornes à l’intérieur desquelles sa liberté d’action ne se heurte pas à la liberté d’autrui." "Quant à l’essence même de l’empiétement, peu importe qu’il soit commis par une personne sur tous (…) ou qu’il soit commis par tous contre une seule personne."

C’est à partir de ce concept que Tucker rejette d’une façon absolue l’État. "Toutes les institutions qui aient été jamais qualifiés d'État ont deux caractères en communs. D’abord, celui de constituer un empiétement (…) Ensuite, celui de consacrer l’usurpation d’une puissance absolue sur un territoire et sur tout ce qu’il contient, puissance exercée en général dans le double but d’opprimer le plus possible les sujets et d’étendre les limites de ce territoire." C’est pourquoi "la définition anarchiste de l’État est la suivante : l’État est l’incarnation de l’idée d’empiétement dans la personne d’un seul ou de plusieurs qui prétendent représenter et commander toute la population d’un territoire." On ne peut pas dire pour la défense de l’État qu’il est nécessaire pour combattre la criminalité puisque "l’État lui-même est le plus grand criminel. Il crée des criminels plus vite qu’il ne les punit."

Selon sa définition, "la résistance à une attaque étrangère n’est pas un empiétement, mais une défense." Dès lors, "l’individu a le droit de se défendre contre des empiétements sur son champ d’action", "même l’emploi de la violence est légitime contre une attaque". Seulement une remarque s’impose : "Le droit de se défendre par la violence contre l’assujettissement est incontestable. Mais l’usage de ce droit n’est pas à conseiller tant qu’on peut recourir à d’autre moyens." Concernant la révolution, le problème n’est donc pas pour Tucker qu’"il est nécessairement non-anarchiste d’user de la violence, mais que d’autres moyens peuvent être plus capables de vaincre l’empiétement". C’est pourquoi il rejette les doctrines insurrectionnelles considérant que "le temps des révolutions armées est fini, on en triomphe trop facilement."

"L’abolition de l’État ne peut être que le résultat d’une révolution sociale, mais la révolution sociale doit se faire par l’opposition d’une résistance passive à l’autorité. La résistance passive est l’arme la plus puissante que l’homme ait jamais manié dans la lutte contre la tyrannie. Elle est la seule résistance qui ait des chances de succès dans notre société à base de subordination militaire et bureaucratique (…) On ne peut lutter contre les empiétements de l’autorité ni en votant, ni en lançant des bombes, ni en tuant des rois. Mais dès qu’un nombre imposant d’hommes décidés dont l’incarcération paraîtrait risquée, fermerait tranquillement sa porte au nez du percepteur des impôts, comme au nez de l’agent du propriétaire qui lui réclame le loyer ou le fermage ; dès qu’il ferait en outre circuler, en dépit des lois, sa propre monnaie, supprimant ainsi l’intérêt dû au capitaliste, le gouvernement, avec tous les privilèges qu’il incarne et tous les monopoles qu’il engendre, serait bientôt anéanti."

Il calcula qu’il suffirait que un cinquième des contribuables américains refusent de payer leurs impôts pour que l’État soit mis en échec : les poursuites judiciaires coûteraient trop cher aux caisses publiques pour que les autres assujettis soient prêts à régler cette nouvelle dépense. "Si un cinquième seulement de la population s’opposait au payement des impôts, cela causerait plus de frais de faire rentrer la somme due ou même d’essayer de la faire, que ce que les quatre cinquièmes accepteraient de verser dans les caisses de l’État."

Une autre de ses idées sur la transformation sociale se rapproche plus du réformisme de Proudhon : il jugeait que la société ne peut évoluer vers l’anarchie que si elle réussit à briser la conspiration de l’État et des banques qui conservent le monopole de l’émission de la monnaie. L’établissement de banques mutualistes, destinées à briser le monopole financier était un des fers de lance de sa stratégie et la condition indispensable selon lui pour atteindre la société équitable.

Tucker n’accepte à la rigueur la violence que dans le but d’assurer les droits fondamentaux, néanmoins "aussi longtemps que la liberté de la presse et de la parole existent, il ne faudrait pas avoir recours aux moyens violents pour combattre la tyrannie. Même si la liberté de parole était violée dans un ou douze, ou cent cas, ceci n’autorise pas encore à verser un déluge de sang. Ce n’est que lorsqu’on sera absolument garrotté qu’il faudra user du moyen extrême, de la violence. (…)

"Il ne faut employer la violence contre les représentants de l’autorité que si ceux-ci ont rendu impossible toute agitation pacifique. L’effusion du sang est un mal en elle-même : cependant son emploi est justifié si toute agitation loyale et ouverte nous est rendue impossible. La résistance passive, la grève pacifique, le refus du paiement de l’impôt, le refus du service militaire, le mépris opiniâtre de toute loi et de toute sommation du pouvoir, tels sont nos moyens de propagande."

Tucker se différencie donc fondamentalement des anarchistes insurrectionnels par son emploi facultatif, et en dernier recours, de la riposte violente dans des cas essentiels de légitime défense individuelle et non comme une solution du problème social.

 

6. Han Ryner (1861-1938)

 

Écrivain et philosophe libertaire, Han Ryner a en maintes occasions défendu par le verbe et par la plume les compagnons prisonniers politiques tels E. Armand, Sacco et Vanzetti, Ascaso, Durruti, et bien d’autres. Anarchiste individualiste, Han Ryner est un de ces anarchistes pluralistes qui savent bien les complémentarités des différents courants de la pensée libertaire. Dans une enquête publiée en avril 1924, par L’idée libre, Han Ryner répondait à la question "L’Individualisme peut se concilier avec le Communisme ?" : "Demandez-moi pendant que vous y êtes, si la respiration se peut concilier avec la circulation du sang, la pensée avec le sentiment, l’activité avec le repos." Car si la grande vérité de l’esprit d’Han Ryner est l’individualisme, un certain communisme reste la vérité de son cœur : "Le communisme sera libération et durable conquête de tous quand il s’appuiera consciemment sur l’individualisme. L’individualisme ne fleurira toute sa splendeur que dans une société librement communiste."

Pour aborder la pensée non-violente de Han Ryner, examinons brièvement deux répliques qu’il fait à Élisée Reclus (qu’il admirait profondément) dans leur correspondance : "L’opprimé a le droit de résister par tous les moyens à l’oppression et la défense armée d’un droit n’est pas la violence !" dit Élisée Reclus. "Disons plutôt que c’est une violence légitime en droit. Mais supprimer un oppresseur est-ce supprimer une oppression ? Problème différent, plus difficile à résoudre !" réplique Han Ryner. Autre part, Élisée Reclus parle de la légende de Bouddha, à lui comptée par un ami tolstoïen. Il s’agit de Bouddha se laissant manger par un pauvre tigre affamé. Élisée Reclus disait : "Je comprends cet apologue, mais les Bouddhistes ne nous racontent pas si, voyant un jour un tigre se précipiter sur un enfant pour le dévorer, il le laissa faire aussi. Pour moi, je crois que Bouddha tua le tigre." Et Han Ryner d’y joindre sa voix et sa réplique :

"Je le crois aussi. Mais je demande à voir le tigre et je ne consens pas à tirer naïvement sur un acteur revêtu d’une peau féroce. Dans la société, le tigre, est-ce tel oppresseur que voient mes yeux, patron, gouvernant, général, ou est-ce l’organisation sociale ? Le meurtre d’un patron supprime-t-il le tigre patronal ? Tuer un général est-ce tuer le tigre armé ? Faire disparaître un gouvernant est-ce dissiper le tigre gouvernement ? Décidément la comparaison est un peu trop boîteuse et le tigre social ne se tue pas à coup de fusil !"

Han Ryner n’ignorait pas la distinction qui existe entre violence défensive et violence offensive, mais il considérait que la violence, même défensive, ne pouvait être un moyen adéquat pour faire disparaître la violence. "La violence défensive peut quelque fois paralyser une violence offensive. Mais ne la considérez-vous pas comme une défaite ? Elle vous force à descendre sur le terrain de l’adversaire, à adopter ses méthodes et ses moyens. Utile quelque fois contre telle violence déterminée, elle ne saurait détruire le principe même de la violence et diminuer la violence en général !"

La violence peut-elle être facteur d’anarchisme ? Voilà la vraie question selon lui : "Comment l’anarchie se maintiendrait-elle, si la force parvenait à l’établir ? Par la force encore ? Qu’est-ce donc qui la distinguerait d’un autre État ? Conçoit-on une force organisée sans hiérarchie ? L’anarchie violente ne tarderait pas à devenir une archie."

En conséquence, il se méfie de l’impatience révolutionnaire qui mène souvent à vouloir user de moyens en contradictions avec la fin en vue d’accélérer sa venue, alors qu’on ne fait que l’éloigner d’avantage : "La beauté que je veux reste lointaine : on la retarde à la vouloir produire par ces moyens autoritaires qui ne peuvent que la détruire."

Néanmoins, "ni résigné, ni aveugle d’impatience", Han Ryner refuse de tourner le dos à son but parce que "la pente fait aller plus vite ceux qui descendent que ceux qui montent", il propose seulement de consentir "aux nécessités naturelles, aux lenteurs inévitables dans toute création qui doit durer". En anarchiste individualiste, il considère en définitive que pour qu’une révolution soit durable, elle doit d’abord être intérieure, car rien ne sert de changer l’aspect des choses, de modifier les gestes, sans que l’effort se porte sur l’individualité. On retrouve ici une impasse semblable à celle rencontrée chez Tolstoï.

 

7. John-Henry Mackay (1864-1933)

 

Anarchiste individualiste né à Greenock, près de Glasgow, Mackay a beaucoup voyagé. Après avoir parcouru l’Europe et l’est des Etats-Unis, il finit par se fixer à Berlin, il y devint l’un des principaux théoriciens de l’individualisme anarchiste allemand. Mackay était un grand admirateur de Stirner qu’il contribua grandement à faire connaître. Il fut l’ami de nombreux anarchistes individualistes à travers le monde, dont Tucker et Armand. Son plus célèbre roman s’intitule Les anarchistes.

Pour Mackay, "la liberté est constituée de par l’absence de toute agressivité et de toute contrainte" tandis que "l’État, c’est la violence organisée", "il a pour essence même la violence et le vol pour privilège." Il utilise donc les définitions de la liberté et de l’État récurrentes chez les anarchistes.

Dans ce que l’on peut appeler la seconde partie de ce roman, le livre À la recherche de la Liberté, il décrit l’évolution d’une vie individuelle vers la liberté. Voici comment son héros individualiste, Ernst Foerster, découvre l’oppression étatiste :

"Une puissance s’interpose entre le travail et la rétribution intégrale ; il avait alors cherché et sondé l’essence de cette puissance, il avait découvert que c’était la violence et que la dite violence s’incarnait en un organisme officiel : l’État. (…) Il avait reconnu l’État pour ce qu’il était : l’ennemi. C’est comme ennemi qu’il allait désormais le combattre."

Le "nom véritable de la maladie sociale" est la violence, et par conséquent : l’État, qu’il s’agit de combattre. Une question se pose alors : comment le combattre ? Par la violence ? Sa réponse est négative et voici son raisonnement :

"Le succès de l’emploi de la violence suppose qu’elle a la puissance à sa disposition. La violence sans la puissance ne rime à rien ; seul le pouvoir de sa force la rend effective. Qui possède la puissance de se servir de la violence ? - En quelles mains réside la faculté d’utilisation de la violence ? Un moment Foerster hésita. La violence ne peut être employée que par des particuliers ou un corps constitué. Des premiers, il ne pouvait être question ici ; la réponse concernant le corps constitué se présentait d’elle-même : L’État. Aucune doute n’était possible : L’État seul possède la puissance d’utiliser la violence : toute autre violence lui cède le pas, est réduite à néant devant elle."

Dès lors, que faire ? Sombrer dans le défaitisme ? Certainement pas. Arriver à l’idée décisive que le fondement de l’État, ce qui lui permet de subsister, est la légitimité que le peuple veut bien lui reconnaître : "La foi en son autorité maintenait seule l’existence de l’État. Cette foi le protégeait et le soutenait ; son existence en dépendait. C’est la foi en cette autorité qu’il s’agissait de saper."

En effet, "d’où et de qui l’État reçoit-il la puissance d’user de la violence ?" Réponse de Mackay : "Sans aucun doute de la majorité. Il lui est nécessaire d’être le plus fort pour que sa puissance soit effective. Le corps de l’État est l’incarnation de la volonté de cette majorité. Qu’on nomme l’État comme on voudra - Monarchie, République, Démocratie ? Qu’on place à sa tête qui on voudra : un autocrate, un président, une représentation populaire, il lui est indispensable d’avoir derrière soi une majorité - apparente ou réelle - pour user de son "droit de souveraineté", pour employer la violence, qu’il exerce comme usurpateur ou comme mandataire. Ce n’est en effet que dans ces conditions qu’il peut réaliser sa puissance : dominer et régner. La majorité prête sa puissance à l’État, c’est sur cette puissance que l’État fonde la sienne : sans elle, il est sans force."

Mackay rejette donc l’utilisation de la violence sur une base essentiellement pragmatique d’efficacité, il retrouve ensuite le principe de la servitude volontaire et porte dès lors toutes ses attaques sur la légitimité que l’opinion publique accorde à l’État.

8. E. Armand (1872-1962)

 

Anarchiste individualiste français, animateur des revues "l’En Dehors" et "l’Unique", Armand est issu d’un milieu anticlérical, son père avait participé à la Commune de Paris. Après avoir milité à l’Armée du Salut, il entre en contact vers 1896 avec le milieu anarchiste communiste. Il collabore alors avec divers journaux anarchistes, dont le "Libertaire" de Sébastien Faure. Dès 1900, il s’oriente de plus en plus vers l’individualisme, il fréquente entre autre les "causeries libertaires" de Libertad et Paraf-Javal. Il lança de nombreux journaux individualistes, il publia également de nombreux ouvrages, tant littéraires que théoriques. Il fut certainement l’un des principaux théoriciens de l’anarchisme individualiste.

Armand n’a jamais fait de la violence ou de la non-violence la pierre angulaire de son action. Néanmoins, à travers toute son œuvre écrite et sa longue vie militante, il a rejeté la violence comme impropre à l’évolution et l’émancipation de l’homme :

"Je le demande encore, quelle fatalité a donc décrété que la violence, la haine ou la vengeance fussent l’unique tactique à employer pour amener l’avènement d’une société libertaire où les hommes pensant par eux-mêmes, l’expérimentation sociale, morale, philosophique serait rendue possible ; une société, en un mot, où l’on ne connaîtrait ni exploitation de l’homme par l’homme, ni autorité de l’homme sur l’homme ? La violence organisée a fait jusqu’ici que les hommes subissent l’autorité d’autrui. Le nombre grandissant de mentalités libertaires, l’éducation des individus, la révolte consciente et non-violente (c’est-à-dire sans haine, brutalité ou effusion de sang inutiles) contre tout ce qui tend à perpétuer ce régime autoritaire et exploiteur, la propagande par l’exemple, les actes d’initiatives collectifs en matière économique finiront par détruire l’édifice social érigé par l’autorité et la violence."

Néanmoins, Armand n’oublie pas dans quelles circonstances la violence survient et qui la provoque. Il ne s’agit nullement pour lui de renvoyer dos-à-dos oppresseurs et opprimés, il poursuit :

"Est-ce à dire que je condamne tous les actes de légitime défense individuelle, toutes les explosions d’indignation personnelles ou collectives ? Qui ne les comprendrait, qui ne les excuserait en face de certaines misères ou de certains actes d’arbitraire ? Je ne suis pas un sectaire de la "non-violence" et je me sens prêt à marcher d’accord avec tous ceux qui n’attachent pas à la violence la signification d’un article de foi."

L’analyse d’Armand de la violence est que, pour se maintenir, une révolution violente a immanquablement besoin d’encore d’autres violences, et d’une domination toujours accrue de ceux qui pourraient la mettre en péril, donc elle ne peut être source d’anarchisme.

"La question de la violence n'est pas résolue du tout en ce qui concerne sa valeur comme facteur d'anarchisme. Il est indubitable que la violence a servi les desseins de l'anarchisme sous divers aspects. Mais on ignore absolument si elle servira les buts de l'anarchisme. Voilà le problème; il faut le creuser à fond. Aucun anarchiste ne saurait nier que la violence engendre la violence, et que l'effort nécessaire pour se mettre à l'abri des réactions, des représailles des violences, perpétue un état d'être et de sentir qui n'est pas favorable à l'éclosion d'une mentalité antiautoritaire. Faire violence, c'est faire autorité. Il n'y a pas à sortir de là."

En 1904, dans un rapport présenté au Congrès Antimilitariste International à Amsterdam, il présente de la manière suivante le choix de la méthode d’action révolutionnaire : "Sur le plan de l’activité pratique, deux méthodes se présentent : la première consiste à retourner contre les oppresseurs et accapareurs l’arme dont ils se sont servis de tout temps pour placer sous le joug et exploiter les plus faibles : la force brutale ; la deuxième fait appel à la révolte individuelle et consciente, à la conviction profonde et personnelle."

Il y développe plus amplement cette dernière, la méthode rénitente, qui est "de ne participer en rien à tout acte pouvant perpétuer l’existence d’une telle société", et donne divers exemples concrets : "la grève pacifique des fonctions actuellement attribuées par la loi aux citoyens, le refus de la participation à tout service public, le non-paiement de l’impôt ; le refus du travail à l’atelier, à l’usine ou aux champs pour le compte des détenteurs ou accapareurs d’instruments de production ou d’échange appartenant logiquement à qui produit ; l’union libre simple ou plurale et sa rupture conclue selon l’acte contrat passé en-dehors de toute forme légale ; l’abstention des actes d’état civil ; le non-envoi des enfants aux écoles dépendantes de l’État ou de l’église, l’abstention de tout travail relatif à la fabrication d’engins de guerre ou d’objets de culte officiels, par exemple, ou la construction de banques, de casernes, d’églises, de prisons ; le mépris opiniâtre de tout "contrat social" imposé, de toute loi d’origine gouvernementale et de toute sommation du pouvoir."

En songeant à leur valeur éducatrice et émancipatrice, il considérait que de tels actes "exerceront les individus non seulement à ne plus se soucier ni de l’État ni des lois, mais encore à s’organiser entre eux sans autorité d’aucune sorte ; tandis que, considérés isolément, ils constitueront une protestation véhémente et retentissante contre l’état des choses qui nous régit."

Armand basait en bonne part son choix de la non-violence sur sa conception individualiste de l’anarchisme. Par exemple, lorsqu’il définit sa position vis-à-vis de la guerre, il déclare : "Je suis et je demeure l’irréconciliable ennemi de la guerre, de toutes les guerres, et cela non seulement en me retranchant derrière des motifs d’ordre philosophique, sentimental, moral, économique ou autres (dont je suis loin de méconnaître la valeur), mais parce que je suis individualiste-anarchiste."

Il voulait en effet se distinguer de certains courants anarchistes auxquels certains l’assimilaient de par son rejet de la violence. Dans ses Notes et réflexions pour servir à la rédaction d’une autobiographie, il écrit : "Parce que je ne considère ni la brutalité, ni la violence, ni la haine, ni la vengeance comme des facteurs d’émancipation individuelle, je passe volontiers pour un "anarchiste chrétien" ou un "tolstoïsant"."

Néanmoins, il ajoute : "Pour dire vrai, les termes "tolstoïen", "anarchisme chrétien", "anarchisme non-violent", "anarchisme pacifique" ne rendent qu’imparfaitement ma pensée bien que, par différents côtés, ils répondent bien à mes sentiments actuels." D’ailleurs, Mauricius, un de ses plus vieux compagnon de route nous dit que "même quand il se sépare de Tolstoï (…) il reste fidèle à la thèse tolstoïenne de résistance passive, de l’opposition morale à l’oppression, au refus de participer à des fonctions administratives, à la fabrication d’objets inutiles au développement de l’homme : armes, ornements d’églises, de casernes, de prisons, refus d’être soldat, juré, refus de l’impôt, etc."

 

9. Barthélemy De Ligt (1883-1938)

Pacifiste libertaire hollandais, Barthélemy De Ligt récusa durant toute sa vie toutes les formes de guerre et de violence, horizontales (= entre les nations et les peuples) ou verticales (= entre les classes). De tous les penseurs antiautoritaires non-violents, il est celui qui arriva à définir et à organiser sur un plan théorique les nouvelles méthodes de lutte non-violente. Par exemple, pour la lutte pacifiste, son Plan de Mobilisation contre la Guerre de 1934 développe de façon admirable et radicalement novatrice pour l’époque la "stratégie et la tactique antimilitariste", en période de paix ou de guerre. Cet ouvrage mérite certainement l’appellation de "bible" de l’action directe contre la guerre.

En 1914, B. De Ligt est pasteur d’un petit village du Brabant hollandais et prêche activement dans les églises contre la guerre et la mobilisation, ce qui lui vaut en 1915 d’être banni de son domicile et de sa paroisse. Jusqu’à la fin de la guerre, il est persécuté et emprisonné, ce qui ne l’empêche nullement de continuer son combat contre les nationalismes et la trahison de l’Église et du socialisme. Progressivement, il se sépare de l’Église et se rapproche des conceptions libertaires. Il évolue du pacifisme chrétien au socialisme libertaire. De Ligt deviendra, entre autre, le fondateur de l’Association des Intellectuels Révolutionnaires et du Bureau International Antimilitariste. Il fut également un des principaux membres de l’Internationale des Résistants à la Guerre.

Pour vaincre sans violence est un des livres les plus remarquables de B. De Ligt, publié en 1935, il y expose de la manière la plus claire et complète le point de vue selon lequel les buts essentiellement libertaires du mouvement socialiste révolutionnaire ne pourront jamais être atteints par la violence et les armes.

"Pour la bourgeoisie, essentiellement parasitaire, l’emploi de cette violence est, comme nous l’avons déjà constaté, chose normale. Par contre, les socialistes, les bolchevistes, les syndicalistes, les anarchistes, veulent abolir toute forme de parasitisme, d’exploitation et d’oppression, en luttant pour un monde d’où toute brutalité serait bannie. C’est pourquoi, dès que les moyens séculaires de violence sont employés par eux, une contradiction flagrante apparaît entre de tels moyens et le but à atteindre.

"Car c’est une loi inévitable que tout moyen a son propre but immanent, découlant de la fonction pour laquelle il a été créé, et qu’il peut seulement se subordonner à d’autres buts plus élevés, pour autant que ceux-ci s’accordent avec son but essentiel, pour ainsi dire inné. D’autre part, tout but suggère ses propres moyens. Celui qui néglige cette loi subit inévitablement la dictature des moyens. Car si certains moyens portent en eux une destination à contre sens du but poursuivi, plus l’homme les emploie, plus il est amené à dévier de l’objet poursuivi, et plus il est fatalement déterminé par ces moyens dans son action."

"Plus il y a de violence, moins il y a de révolution, même dans les cas où l’on a mis délibérément la violence au service de la révolution. Plus il y aura de révolution, c’est-à-dire de construction sociale, moins il y aura de destruction et de violence à déplorer."

Barthélemy De Ligt critiquait vivement le bolchevisme, qui devait selon lui, de par le choix de ses méthodes, immanquablement échouer et dévier de son but initial. En effet, "le bolchevisme, au fur et à mesure qu’il sacrifiait à ces méthodes pour atteindre son but révolutionnaire, s’écartait d’avantage de son principe originel (…). Il s’empêtra dans un socialisme d’État ou mieux dans un capitalisme d’État."

Il souffrait que le socialisme en soit arrivé à commettre de telles erreurs, et luttait dans ses nombreux écrits et conférences pour que le mouvement socialiste s’écarte des voies qui y avaient menés. "Alors que le capitalisme en est arrivé, par sa nature même, à des méthodes fascistes, le socialisme lui, ne doit jamais retomber dans de telles méthodes : cela porterait à son essence même." Il préconisait pour cela de rompre avec les méthodes violentes que le socialisme révolutionnaire avait connu jusque là :

"La question essentielle qui doit être résolue par la révolution sociale est l’organisation du travail par lui-même (…). Les masses travailleuses, ouvriers aussi bien qu’intellectuels, n’arriveront à atteindre ce but que dans la mesure où elles auront su établir un juste rapport entre les méthodes de la coopération et celles de la non-coopération : il faut qu’elles refusent de faire tout travail nuisible à l’humanité, et indigne de l’homme ; qu’elles refusent de se courber devant n’importe quel patron ou maître que ce soit, fût-ce l’État soit-disant révolutionnaire, pour s’unir solidairement dans un seul et unique système de libre production. Il se peut que dans leur effort pour atteindre ce but, les masses révolutionnaires soient amenées à retomber plus ou moins dans la violence. Mais celle-ci ne peut jamais être qu’un phénomène accidentel et, comme nous l’avons déjà dit, un signe de faiblesse et non pas de force. (…) L’essentiel est en tout cas qu’elles dirigent, dès maintenant et délibérément, toute leur tactique révolutionnaire vers la lutte non-violente.

"C’est pourquoi nous faisons appel à tous ceux qui veulent libérer l’univers du capitalisme, de l’impérialisme et du militarisme, afin qu’ils se libèrent avant tout eux-mêmes des préjugés de violence bourgeois, féodaux et barbares, complètement périmés, dont la plupart des hommes sont encore possédés. De même que c’est le sort fatal de tout pouvoir politique ou social, même s’il s’exerce au nom de la Révolution, de ne plus pouvoir se libérer de la violence horizontale et verticale, c’est la tâche de la révolution sociale de dépasser cette violence et de s’en affranchir. Si les masses populaires s’élèvent réellement, elles substitueront aux violences de l’État la liberté que représente le gouvernement de soi-même."

Bien qu’il rejette la violence comme moyen d’action, De Ligt ne préconisait certainement pas de condamner ou d’abandonner les révoltés qui ont choisi la voie de la violence.

"Tout cela ne veut pas dire que les adeptes de cette tactique nouvelle doivent se tenir à l’écart du mouvement révolutionnaire en général. Ils ont à y participer continuellement et partout, de la manière dont leurs conceptions le leur permettent (…). Dans différents domaines d’ailleurs, il leur est possible de collaborer avec les révolutionnaires partisans de l’action violente traditionnelle, par exemple, sous certaines conditions, dans les mouvements de masse contre le fascisme, le colonialisme et la guerre. S’il y a des conflits armés entre les pouvoirs réactionnaires et les masses en révolte, les tenants de l’action révolutionnaire non-violente sont toujours du côté des révoltés, même quand ceux-ci ont recours à la violence."

Néanmoins ce soutien et cette participation ne peut en rien amener à un renoncement des principes non-violents chez eux car ils se trahiraient eux-mêmes.

"Dans le grand mouvement révolutionnaire, ils suivent leur propre tactique, s’efforçant d’en démontrer l’efficacité au point de vue moral et pratique. Si, par contre, on veut les forcer, même au nom de la Révolution, à employer des méthodes qu’ils condamnent, ils s’y refusent nettement, puisque obéir ne serait en l’occurrence que trahir leur propre mission révolutionnaire."

Comme on peut le constater dans son Plan de Mobilisation contre la guerre, il faut naturellement conserver à l’esprit que si Barthélemy De Ligt veut par exemple "opposer au plan de mobilisation des états-majors guerriers, un plan d’opposition à la guerre, un plan de mobilisation en faveur de la paix", ce plan reste volontaire, exempt de "tout impératif catégorique et toute dictature". Si dans la formulation de ses thèses, De Ligt semble parfois donner des injonctions, il n’en est rien : "Dans notre système de lutte, rien n’est imposé à personne. Nous ne sommes pas des militaristes ! Nous ne contraignons personne à faire la guerre à la guerre."

 

  • Conclusions

 

Comme on a pu le voir, à son origine, l’anarchisme n’était pas violent, suivant en cela d’ailleurs les doctrines socialistes de la première moitié du 19 e siècle. Chez Proudhon, l’appel à la raison est continuel, son message s’adresse souvent autant aux tenants de l’ordre et de la richesse, aux bourgeois, aux gouvernants, qu’aux socialistes révolutionnaires de l’époque. Godwin, quant à lui, se contente d’un simple exposé de sa doctrine et fait confiance à la force de la raison et de la persuasion.

 

Il pouvait sembler logique pour les anarchistes qui les ont suivis que la transition de la société actuelle vers une société libertaire au moyen d’un coup de main insurrectionnel puisse s’opérer et réussir. La violence nécessairement employée en ce cas contre une partie de l’humanité était excusée au nom de la nécessité et de l’efficacité. D’ailleurs les doctrines insurrectionnelles étaient à peu près les seules prônées dans tout le mouvement révolutionnaire ouvrier et socialiste. Elles suivaient le schéma des exemples historiques de révolutions à leur disposition à la deuxième moitié du 19 e siècle. La sanglante révolution française constituait toujours une référence majeure de l’imaginaire révolutionnaire de l’époque. Ce sont principalement des événements de notre siècle qui ont montré que la non-violence pouvait efficacement servir le progrès de l’humanité et pouvait même conduire à des révolutions politiques.

L’épisode de la Commune de Paris joua également un grand rôle dans l’adoption des doctrines insurrectionnelles. La répression sanglante (30.000 fusillés, 13.400 condamnations, 4.000 déportations) qui acheva la Commune fit naître un féroce esprit de vengeance à l’égard de la bourgeoisie chez la majorité des révolutionnaires socialistes. Ce ressentiment, alimenté par d’innombrables autres répressions, aboutit dix ans plus tard à l’adoption de la "propagande par le fait" par la majorité des anarchistes.

Les théoriciens de l’anarchisme insurrectionnel s’accordent sur le fait que la violence n’est ni utile ni souhaitable pour la révolution, seulement elle leur apparaît comme inévitable dans sa première phase. Mais il est très important de constater que tous les anarchistes insurrectionnels rejettent l'emploi de la terreur pour défendre la révolution, ils s’accordent unanimement pour dire qu’elle ne peut entraîner qu’une contre-révolution de fait, ce que l’histoire de ce siècle n’a fait que confirmer de la façon la plus cruelle dans toutes révolutions socialistes autoritaires. Pour la plupart, ils admettent même que la violence ne peut être facteur d’anarchisme en tant que telle, mais elle leur apparaît comme le seul moyen efficace pour se défendre contre l’oppression et secouer le vieux monde.

 

Un courant révolutionnaire non-violent, quoique restreint, a toujours existé au sein du mouvement libertaire. Celui-ci n’a jamais été spécifiquement lié à la religion, bien qu’un certain nombre d’anarchistes rénitents proviennent directement du milieu religieux ; l’anarchisme chrétien de Tolstoï n’est qu’une des composantes de l’anarchisme rénitent.

Les représentants de l’anarchisme rénitent reconnaissent tous la différence fondamentale qui existe entre violence défensive et violence offensive, et ne condamnent pas l’usage de la violence dans l’absolu, du haut de grands principes moraux. Un certain nombre d’entre eux reconnaissent d’ailleurs que le recours à la violence peut être justifiable en cas d’extrême recours. Ils ne renient donc pas le droit à l’utilisation de la violence comme moyen de défense lorsque toutes les autres voies ont été essayées, mais ils s’accordent tous pour dire que la violence ne peut constituer en elle-même un remède au problème social, ni être facteur d’anarchisme, du fait de la contradiction des moyens employés avec le but poursuivi. La violence entraînant toujours une violence en retour, ce qui conduit à un enchaînement sans fin que seul le rejet de la violence peut briser. Leur critique de la violence ne se situe donc pas sur un plan moral, mais sur un plan méthodologique.

De cette manière, l’anarchisme se base sur le principe fondateur de l’anarchisme et de la non-violence : la nécessaire adéquation entre la fin et les moyens. Alors que les mouvements politiques ont pour but de conquérir le pouvoir (que ce soit par les armes ou par le vote, et que leurs objectifs déclarés apparaissent haïssables ou respectables), l’anarchisme est le seul mouvement d’idées visant à abolir le pouvoir. Le projet de société anarchiste est donc incommensurablement différent de tous les autres et, en toute logique, nécessite donc pour se réaliser l’utilisation de moyens radicalement différents. C’est pourquoi son principe méthodologique d’adéquation des moyens avec la fin le distingue de tous les autres courants de pensée (à l’exception de la non-violence). Ce principe a conduit les libertaires de toutes les époques à rejeter toute structuration hiérarchique ou autoritaire de leur mouvement. L’anarchisme non-violent ajoute à cela le rejet de la violence comme moyen de transformation sociale ; les moyens utilisés dans le présent devant être capables de fournir dès maintenant une alternative au mode de fonctionnement étatique et autoritaire, basé sur l’usage de la violence comme prétendu remède social.

 

L’anarchisme non-violent n’interdit donc pas réellement d’employer toute forme de contrainte (anarchisme) ou de violence (non-violence), la légitime défense est un droit pour chaque individu ; il considère simplement que la contrainte et la violence ne peuvent jamais être accepté comme principes légitimes sur lequel fonder l’organisation sociale (ce que font les autoritaires) ou sur lequel baser une méthode de transformation sociale (ce que font les insurrectionnels) ; car la contrainte et la violence ne constitueront jamais des remèdes sociaux.

Instituer l’autorité et la violence, c’est se priver de la possibilité de construire un monde meilleur, c’est figer l’imperfection sociale et l’élever au rang de principe indépassable. Mais choisir l’autorité et la violence comme moyen de transformation sociale, c’est reproduire ce qu’on dénonce, c’est considérer qu’en définitive la violence et l’autorité peuvent être des moyens appropriés aux problèmes sociaux. Et si ils le sont aujourd’hui pourquoi pas demain ? Par contre, rejeter dès aujourd’hui l’autorité et la violence c’est refuser de sacrifier le présent à une utopie future rejetée indéfiniment à de meilleurs lendemains. Les principes sur lesquels fonder la société de demain sont déjà pertinents pour transformer la société actuelle. La fin indique les moyens, et en retour les moyens construisent la fin.


Appendice A

(Analyse d’H. Avron sur la violence et l’anarchisme)

 

Voici quelques extraits du chapitre sur la violence du livre L’anarchisme au XXe siècle (PUF, 1979) d’Henry Avron qui me semblent fournir matière à réflexion et compléter la conclusion :

"L’anarchisme classique, (…), à condition d’interroger non seulement ses différents théoriciens mais encore les avis parfois divergents donnés par le même théoricien (…) utilise un registre qui s’étend du crime politique à la non-résistance au mal, de la violence révolutionnaire au réformisme pacifique. Cette ambiguïté foncière de l’anarchisme, à la fois terroriste et non-violent, persiste même aux époques des pires convulsions."

"D’une part, à la violence collective de l’État et de la société doit s’opposer la contre-violence de l’action individuelle, d’autre part, employer la violence c’est, au fond, pour l’individu entrer dans le jeu de l’État et de la société, c’est collaborer à la succession sans fin de violences opposées, bref, c’est reproduire la violence qu’on dénonce."

"S’il n’est pas prouvé que la violence est fatalement sécrétée par la pensée anarchiste - elle apparaît plutôt, même chez Bakounine, comme un de ces chemins de traverse que l’impatience révolutionnaire est parfois tentée d’emprunter -, il est, par contre, certain qu’une vision anarchiste conséquente conduit vers le rejet de la violence, vers la non-violence. La récusation de l’autorité fondée sur la violence implique le refus de se servir de la violence fût-ce pour la combattre ; la terreur révolutionnaire ne peut que donner un nouvel élan aux maléfices du pouvoir. L’anarchisme se doit de briser le cercle infernal de la violence."

 

Appendice B

(Exemples historiques de lutte non-violente au XX e siècle)

1905 : Résistance du peuple finlandais à la russification du pays.

1905-1906 : Mouvement massif de grève en Russie obligeant le Tsar à la création d’une assemblée élue.

1914 : Lutte de la communauté indienne d'Afrique du Sud contre les lois raciales britanniques.

1947 : Lutte du peuple indien pour son indépendance.

1920 : Mouvement de non-coopération de la population allemande mettant en échec le putsch de Kapp contre la république de Weimar.

1923 : Résistance de la population allemande à l'occupation franco-belge du bassin de la Ruhr.

1945 : Mouvement de l'éducation clandestine en Pologne.

1942 : Combat des enseignants norvégiens contre la nazification de l'éducation.

1943 : Sauvetage des juifs du Danemark.

1944 : Désobéissance à la loi sur le Service du travail obligatoire dans la France de Vichy.

1944 : Renversement de la dictature du général Ubico au Guatemala.

1944 : Renversement de la dictature de Maximiliano Hernandez Martinez au Salvador.

1952-1960 : Phase non‑violente de la lutte des Noirs d'Afrique du Sud contre l'apartheid.

1968 : Résistance du peuple tchécoslovaque à la prise de contrôle du pays après l'invasion des forces du Pacte de Varsovie.

1976 : Mouvement Peace People des femmes d'Irlande du Nord.

1978 : Grèves de la faim collectives contre la dictature militaire en Bolivie.

1983 : Mouvement syndical de protestation nationale contre la dictature du général Pinochet au Chili.

1985 : Mobilisation du peuple d'Uruguay pour le retour à la démocratie.

1986 : Renversement du président Marcos aux Philippines par le mouvement People Power.

1989 : Mouvement Solidarnosc en Pologne et résistance civile au coup d'Etat du général Jaruzelski.

1989 : Mouvement des étudiants chinois.

1990 : Renversement du régime marxiste‑léniniste du président Matthieu Kérékou au Bénin.

1999 : Lutte des "Folles de la place de Mai" contre les "disparitions" politiques en Argentine.

 

 

1989 : Effondrement du régime communiste de l'ex‑RDA.

 

1989 : Effondrement du régime communiste de l'ex‑Tchécoslovaquie.

 

1991‑1993 : Opposition du peuple malgache au régime du président Ratsiraka.

 

 

 

Bibliographie

Une bonne partie des ouvrages consultés a été trouvée dans les deux bibliothèques suivantes :

Centre International de Recherches sur l’Anarchisme (CIRA)

(Location par correspondance possible)

Av. de Beaumont, 24

CH - 1012 Lausanne

Suisse

 

Mundaneum

(Uniquement consultation sur place)

Rue des Passages, 15

7000 Mons

Belgique

tél. 065/315343

 

Voici en détail la liste des ouvrages consultés pour réaliser cette anthologie :

 

  • Violence et État, Anarchie et non-violence

 

Nico Berti

  • "Pour un bilan historique et idéologique de l’anarchisme", dans L’État et l’anarchie, Atelier de création libertaire, Lyon, 1985

Joan Bondurant

  • "Conservateur ou anarchiste ? : note sur Gandhi et la philosophie politique", chapitre V de Conquest of violence. The Gandhian philosophy of conflict, traduction de Marie-Claire Lemaire, 1950

Agustin Garcia Calvo

  • Qu’est-ce que l’État ? , Atelier de création libertaire, Lyon, 1992

Ursula Le Guin

  • Les dépossédés , Presses Pocket, Paris, 1991

Christian Mellon et Jacques Semelin

  • La non-violence , Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Paris, 1994

Jean-Marie Muller

  • Lexique de la non-violence , Alternatives non-violentes n°68, 1988

Dave Neal

  • "Anarchism : Ideology or Methodology ?", Spunk Press Archive, 1997

Rudolf Rocker

  • L’anarcho-syndicalisme des origines à nos jours , Atelier de création libertaire, Lyon, 1995

Max Weber

  • Le savant et le philosophe , Librairie Plon, Paris,1959

Georges Woodcock

  • Anarchism : A history of libertarians ideas and movements , Pelican edition, Harmondsworth, 1975
  • "Tradition and revolution", Kick it Over n°19-20, été et hiver 1987
  • Les différents courants de l’anarchisme

 

Ouvrages collectifs

  • William Godwin (1756-1836) Philosophe de la Justice et de la Liberté , Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1953
  • Han Ryner (1861-1938) Visage d’un centenaire , Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1963
  • E. Armand, sa vie, sa pensée, son œuvre , La Ruche Ouvrière, Paris, 1964
  • Du nouveau sur Tolstoï , Alternatives Non Violentes n°89, hiver 1993

E. Armand

  • "Quelques explications nécessaires", l’Ère nouvelle, 3 e série n°30, juillet-août 1904

Anselme Bellegarrigue

Ronald Creagh

  • L’anarchisme aux Etats-Unis , Atelier national de reproduction des thèses et Didier Érudition, Lilles-Paris

Hem Day

  • Anthologie de l’objection de conscience et de raison , Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1951
  • À l’école de Godwin. La non-violence comme technique de libération , Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1953
  • Étienne de La Boëtie. Aperçu sur sa vie et sur son œuvre , éd. Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1954
  • Deux frères de bonne volonté : Élisée Reclus et Han Ryner , éd. Les Amis de Han Ryner et Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1956
  • Barthélemy De Ligt. L’homme et l’oeuvre , Pensée et Action, Paris-Bruxelles, 1960

Barthélemy De Ligt

  • Mobilisation contre toute guerre ! , Pensée et Action, Bruxelles, 1934
  • Pour vaincre sans violence , Pensée et Action, Bruxelles, 1935
  • Le problème de la guerre civile , Pensée et Action, Bruxelles, 1937

Paul Eltzbacher

  • L’anarchisme , V. Giard & E. Brière, Paris, 1902

Lucien Grelaud

  • "Armand et la violence", Anarchisme et Non-violence n°8, avril 1967
  • Violence et non-violence dans la révolution anarchiste , Anarchisme et Non-violence, n°6, octobre 1966

Daniel Guérin

  • Ni Dieu ni Maître. Anthologie de l’anarchisme , 4 vol., François Maspero,1980

Bernard Guillemin

  • "L’État et la violence", Encyclopaedia Universalis, Symposium, pp. 1150-1156,1990

Pierre Kropotkine

  • Œuvres , François Maspero,1976

Étienne de La Boëtie

Gaston Leval

  • L’humanisme libertaire , Le groupe Humanisme Libertaire, Paris, 1967
  • Espagne libertaire 36-39 , coll. Archives révolutionnaires, éd. du Cercle et éd. de la Tête de Feuilles, 1971
  • L’État dans l’histoire , Bibliothèque Anarchiste, Monde Libertaire, 1983

John-Henry Mackay

  • Les Anarchistes , Bibliothèque sociologique, éd. Stock, Paris, 1904
  • "À la recherche de la liberté (extraits)", l’Unique, supplément aux n°139-143,1959

Errico Malatesta

  • Écrits choisis , 3 vol., Groupe 1 er Mai, Annecy,1978

Georges Nivat

  • "La révolte russe", Magazine Littéraire n°365, mai 1998

Jean Sagnes

  • Histoire du syndicalisme dans le monde des origines à nos jours , Privat, Toulouse, 1994

Bernard Thomas

  • "Les vies d’Alexandre Jacob", Alternative Libertaire n°210, octobre 1998

Henry D. Thoreau

  • Désobéir , coll. Bibilothèques 10-18, éd. de l’Herne, Paris, 1994

Léon Tolstoï

  • "Trois paraboles", dans Ce qu’il faut de terre à l’homme, Librairie Gedalge, Paris, 1927
  • Les rayons de l’aube , Stock, Paris, 1901
  • Dernières paroles , Société du Mercure de France, Paris, 1905
  • Résurrection , coll. Folio, éd. Gallimard, Paris,1951
  • La correspondance Gandhi-Tolstoï , Alternatives non violentes n°89, hiver 1993

Benjamin Tucker

  • Instead of a book. By a man too busy to write one. A fragmentary exposition of philosophical anarchism , New York, 1893

cf. appendice B : exemples historiques

Résistance au gouvernement civil, 1848. On lui a ensuite donné le nom de Désobéissance civile. Toutes les citations qui suivent en sont issues.

L’Anarchie, journal de l’ordre, n°2, I, mai 1850

Au fait, au fait ! !, 1848

L’Anarchie, journal de l’ordre, n°2, V

L’Anarchie, journal de l’ordre, n°1, chap. I, avril 1850

Ibid.

Au fait, au fait ! !, IX

Au fait, au fait ! !, XXII

Ibid.

L’Anarchie, journal de l’ordre, n°2, IX

Tolstoï a d’ailleurs dénoncé cette mauvaise interprétation de sa doctrine dans son texte Trois paraboles, 1895

Dernières paroles, p.118

Ibid., p.121

Rayons de l’aube, p.387

Dernières paroles, p.107

Rayons de l’aube, p.410

Ibid., p.411

Ibidem, p.59

Kropotkine a également contribué à cette émigration.

Les sectes ont été en Russie des foyers importants de révolte. Un des exemples les plus frappant est la secte des begounys, ou fuyards, dont Tolstoï a décrit un membre dans Résurrection (3 e partie, chap. XXI). Les begounys refusaient absolument tout à l’État : non seulement ils ne le servent ni par l’impôt, ni par les armes, ni par la soumission à l’instruction publique, mais ils lui refusent même leur identité, ils sont des sans-nom. Ces réfractaires prenaient le chemin de la forêt septentrionale et y disparaissaient (G. Nivat, « La révolte russe », 1998).

Rayons de l’aube, p.53

Résurrection , 2 e partie, chap. XXXII

Anarchia , numéro unique, août 1896

« Muss es denn so sein ? » deutsch von Syrkin, 1901

Dernières paroles , p.328

Ibid. , p.327

Instead of a book. By a man too busy to write one. A fragmentary exposition of philosophical anarchism , p. 23

Ibid. , p.67

Ibid. , p.23

Ibid. , p.22

Ibid. , p.23

Ibid. , p.26

Ibid. , p.63

Ibid. , p.59

Ibid. , p.81

Ibid. , p.428

Ibid. , p.440

Ibid. , pp.415-416

Ibid. , p.412

Ibid., p.397

Ces répliques sont issues de Han Ryner, Élisée Reclus et le problème de la violence, 1928

lettre de Han Ryner à Hem Day, 21 octobre 1925

La sagesse qui rit

Le Réveil de l’Esclave, 1 er mars 1923

« Une entrevue à Londres », l’Unique, 15 juillet - 31 août 1950)

L’en dehors, 10 juillet 1924

L’en dehors, mi-mars 1923

L’en dehors, 10 juillet 1924

L’en dehors, mi-mars 1923

Notes et réflexions pour servir à la rédaction autobiographie, 15 août 1904

Fleurs de solitude et point de repères, 1926

Congrès Antimilitariste International, Amsterdam, 1904

dans l’Anarchie n°134

« E. Armand tel que je l’ai connu », E. Armand, sa vie, sa pensée, son œuvre, 1964

Pour vaincre sans violence, pp.65-66

Ibid., pp.69-70

Il fait références aux méthodes qu’il venait d’évoquer : absolutisme du gouvernement et de la police secrète, inquisition, nationalisme, militarisme, …

Ibid. , p.67

Ibid. , p.69

Ibid. , pp.160-161

Ibid., pp.163-164

Ibid., p.164

Plan de Mobilisation contre la guerre, 1934

L’anarchisme, 1902

cf. Eltzbacher, L’anarchisme, pp. 388-390

L’Évolution, la Révolution et l’Idéal anarchique , 1898

cf. L’anarchisme, p.390

Programme de la Fraternité internationale révolutionnaire , 1865

Ibid.

Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Petersbourg , Œuvres, t.II

Ibid.

Tactique admise et préconisée sur le plan collectif à partir de 1880 par le mouvement libertaire prônant l’utilisation de tous les moyens - y compris le terrorisme - pour hâter la révolution sociale, elle n’a réellement été mise en pratique qu’à partir de1892 avec la bombe spectaculaire de Ravachol en France qui en annonça beaucoup d’autres. Elle fut abandonnée sur un plan collectif après 1894.

Conférence faite à Londres , 1894

L’action anarchiste dans la révolution , 1914

B. Thomas, « Les vies d’Alexandre Jacob », 1998

G. Leval, Espagne libertaire, 1971

J. Sagnes, Histoire du syndicalisme dans le monde, 1994

Pensiero e Voluntà , 1 er octobre 1935

Vogliamo , juin 1930

ce qui, je le rappelle, n’a rien à voir avec le réformisme !

Umanità Nova , 13 mars 1920

Umanità Nova , 25 août 1921

Umanità Nova , 21 octobre 1922

Ibid.

Umanità Nova , 12 août 1920

Ibid.

Pensiero e Voluntà , 15 septembre 1924

Pensiero e Voluntà , 1 er octobre 1924

Ibid.

« Violence - Non-violence - Anarchie », l’Unique n°54, 55 et 58, 1951

Toutes les citations qui suivent en sont extraites.

De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 1860

Les confessions d’un révolutionnaire, 1849

réponse à une lettre de Marx, 17 mai 1846

L’État dans l’histoire, p.291

Ibid., p.291

Ibid., p.292

Toutes les citations de La Boétie en sont issues.

B. Guillemain, « L’État et la violence », 1990

C. Semelon et J. Semelin, La non-violence, pp.12-13

Max Weber, Le savant et le politique, pp.112-113

cf. la servitude volontaire chez La Boétie

Le savant et le politique, p.113

La non-violence, p.18

cf. la désobéissance civile chez Thoreau

Lorsqu’au cours d’un entretien, J. Bondurant exposa à Gandhi son objectif d’explorer le satyagraha par une analyse théorique, Gandhi répondit brutalement : « Mais le satyagraha n’est pas un sujet de recherche, vous devez l’expérimenter, l’utiliser, en vivre. » (cité dans « Conservateur ou anarchiste ? », p.1)

J. Bondurant, « Conservateur ou anarchiste ? », p.22

De Harijan, 13 janvier 1940

« Conservateur ou anarchiste ? », p.22

cf. processus de légitimation

L’anarcho-syndicalisme des origines à nos jours, p.19

A. G. Calvo, Qu’est-ce que l’État ?, p. 47

Dave Neal, « Anarchism : Ideology or Methodology ? », 1997

« Tradition and Revolution », 1987

Ibidem

Anarchism , p.11

article « anarchisme » de l’Encyclopaedia Universalis, 1990

Par exemple, les anarchistes individualistes conçoivent la société anarchiste comme une somme de libres individualités, et mettent donc l’accent sur la nécessité de la préalable libération des mentalités et des comportements individuels. Les anarcho-syndicalistes privilégient par contre l’engagement au niveau des syndicats et considèrent que les syndicats serviront de base à l’érection de la société future.

« Pour un bilan historique et idéologique de l’anarchisme », 1985

Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’échec du socialisme autoritaire, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire. Utiliser l’État pour amener la société socialiste sans État a eu pour effet d’étendre sa domination et d’abandonner progressivement les idéaux socialistes.

J.-M. Muller, Lexique de la non-violence, p. 52-53

Une des phrases clé du roman d’Ursula Leguin Les dépossédés


Ecrit par libertad, à 01:07 dans la rubrique "Pour comprendre".



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