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Création
Le désir d’autogestion venait d’une critique assez radicale du fonctionnement des entreprises : pouvoir et hiérarchie du pouvoir ; inégalités, notamment des salaires ; compétence et hiérarchie des compétences ; individualisme et compétition, temps et intensité du travail illimités. C’est tous ces points, formant système dans les entreprises traditionnelles, que nous voulions remettre en cause en créant une entreprise sans pouvoir, sans hiérarchie (des compétences et des salaires), collective et ayant pour objectif de travailler moins et plus agréablement.
Mais ce sont des personnes qui cherchaient du travail, autant que des personnes critiques à l’égard du fonctionnement des entreprises, qui ont créé la Péniche. Ce fait d’origine se répétera à presque chaque embauche : une seule personne a délibérément quitté son emploi pour venir travailler dans une entreprise autogérée. Ne caricaturons pas non plus dans l’autre sens : la plupart des personnes travaillant dans la Péniche ont eu l’occasion, à un moment ou à un autre, d’aller travailler ailleurs et ne l’ont pas fait.
Au cours de la première année, un clivage est vite apparu entre ceux qui souhaitaient une entreprise très collective et ceux qui souhaitaient une sorte de groupement d’intérêt économique de travailleurs indépendants. Ces derniers, essentiellement des journalistes, voulaient unir leurs forces pour démarcher les clients et se répartir ensuite le travail individuellement, en étant rémunéré à la tâche tout en prenant en compte les compétences des uns et des autres. L’incertitude sur la faisabilité économique du projet et la faiblesse de la rémunération initiale ont fait le reste. En quelques mois, les projets sont apparus si différents que nous nous sommes séparés.
Les vaches maigres : s’autogérer c’est aussi être tous entrepreneurs
La présence, à l’origine, de personnes venant de l’édition de livres, du journalisme et de l’économie sociale a permis d’avoir immédiatement un minimum de travail. Mais, nous nous sommes retrouvés fin 1997 sans perspectives aussi bien en terme de clientèle que du point de vue du fonctionnement. La question s’est alors posée de continuer. Et nous avons dû être réellement de petits entrepreneurs : aller chercher les clients un par un, accepter les tout petits contrats, peu intéressants et peu rentables, n’avoir de perspective qu’à très court terme, faire 90 % de démarches infructueuses, etc.
C’est évidemment un moment difficile à passer. Il est plus facile à passer collectivement. On se soutient les uns les autres, on panique moins face au client, on se décourage moins, on subit moins personnellement l’échec, etc. Pour autant, un fort engagement et une forte cohésion sont indispensables ainsi qu’exigence et indulgence mutuelles. Des difficultés peuvent naître de perception et d’appréciation divergentes : carnets d’adresses plus ou moins fournis, participation au démarchage plus ou moins important, réussite plus ou moins grande, etc. Il faut veiller à ce moment-là à ce que chacun apporte tout ce qu’il peut et prendre en compte la grande inégalité (sociale et psychologique) dans laquelle nous sommes face à ce type de situation. Tous entrepreneurs certes, mais exigence et indulgence mutuelles sont absolument indispensables.
C’est durant cette période que nous avons réellement pris conscience que la Péniche était aussi une entreprise avec des salaires à payer et qu’elle nécessitait une cohésion qu’on ne pouvait avoir en travaillant à distance les uns des autres.
Développement
L’entreprise ne s’est réellement développée qu’après trois ans. Humainement, en recrutant de nouveaux associés au rythme d’un par an, effectuant un 1/2 ou un 3/4 de temps (nous sommes aujourd’hui 8 salariés effectuant l’équivalent de 5 plein-temps). Economiquement, en triplant son chiffre d’affaires, en revalorisant les rémunérations (pour atteindre 80 F net de l’heure aujourd’hui) et en réalisant des excédents croissants. L’assise économique qu’a prise la Péniche a facilité la vie quotidienne de ses membres et le recrutement de nouveaux. Nous avons pu passer du strict paiement des heures effectuées chaque mois à des salaires fixes et réguliers lissant les fluctuations de l’activité. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui d’avoir le “ goût du risque ”, de “ n’avoir rien à perdre ” ou d’être le “ dos au mur ” pour venir dans la Péniche.
Pourtant, le recrutement est demeuré difficile. Les conditions matérielles offertes par la Péniche sont loin d’être seules en cause. A une exception près, tous les membres de l’entreprise étaient plus ou moins sans activité professionnelle avant de venir. Tous sont sans enfant. Quatre ont moins de 30 ans et la Péniche constitue leur premier “ vrai ” emploi. Les quatre “ vieux ” avaient tous participé à une expérience autogérée. Les 30-50 ans plus ou moins sollicités n’ont jamais été réellement intéressés, encore moins quand ils n’étaient pas au chômage. Ce qui préside au choix du futur salarié(e) est avant tout son degré d’adhésion au projet porté par l’entreprise : le refus d’un certain confort du salariat, le besoin de chercher autre chose dans le travail que la feuille de paie ou la carrière, le désir d’être libre parce que solidaire...
Jusqu’à présent, l’augmentation de l’effectif n’a posé aucun problème grave. Pour ce qui concerne les grandes décisions, il n’y a aucune différence. Toutefois, au quotidien, lorsque nous n’étions que 2 ou 3, il était très facile d’être au courant de tout et de s’occuper de tout. Aujourd’hui, à 8, c’est plus difficile et cela pose même la question de la nécessité d’un suivi général par tous et jusqu’à quel point. Les différences de points de vue sur le sujet peuvent être source de tensions.
Il est difficile de savoir s’il y a un nombre maximum pour notre mode de fonctionnement. A un certain stade, sans remettre tout en cause, devrons nous adopter un fonctionnement répartissant le travail à des sous-groupes et ne faire appel à tous que pour les grandes décisions ? Vaudra-t-il mieux essaimer en créant une Péniche bis appuyée sur la première pour le démarrage puis autonome, même si l’on conserve des passerelles et des synergies ? etc.
Enfin, notre développement et l’accroissement de notre rentabilité nous amènent à nous poser la question de l’utilisation des excédents. Nous avons décidé de les utiliser pour des activités non directement rentables mais qui nous tiennent à cœur. Cela nous pose des questions de choix collectifs importants.
La Péniche appartient égalitairement à tous ses salariés et à eux seuls
Le capital est de 50 000 F, divisé à part égale entre chacun des salariés. Ces derniers ont acquis leur part dès leur arrivée (souvent à crédit sur les salaires à venir). Il faut reconnaître que la faiblesse des investissements nécessaires à notre activité (quelques ordinateurs, de la documentation, etc.) facilite cet égalitarisme. Investir personnellement une forte somme sur un avenir, certes égalitaire, mais incertain et désindividualisé, est peut-être plus difficile à demander.
La spécialisation des fonctions est le plus limitée possible
A priori, tout le monde s’essaye à tout. Chaque type de travail est réparti entre tous les salariés, qu’il s’agisse d’écriture, de démarchage, de suivi des clients, de gestion ou d’administration. En réalité, certaines tâches sont toujours effectuées par la même personne. Selon l’urgence, le niveau d’exigence, les envies et les compétences de chacun, la règle s’est donc adaptée. Il n’en reste pas moins que personne n’est responsable seul d’un dossier. Nous essayons donc le plus possible d’avoir une prise en charge collective des différentes tâches à effectuer. Ce qui implique que chacun s’intéresse à tout et se forme à toutes les tâches nécessaires au fonctionnement de l’entreprise, à la comptabilité comme à la production. Reste que notre bonne volonté se laisse parfois endormir...
Par ailleurs, cette approche n’est pas sans poser des problèmes de rapport au travail. Le travail est souvent constitutif de l’identité de la personne, du sentiment qu’a chacun de sa valeur et de son utilité. Dès lors que le résultat de son travail n’est plus directement attribué au salarié mais est le fruit du collectif, comment s’y retrouver, se rassurer ?
La hiérarchie des salaires est totalement absente
Nous sommes tous payés au même salaire horaire. Ce principe a deux corollaires. Nous notons individuellement toutes nos heures de travail, quelle que soit la nature de ce travail (écriture, prospection, gestion, etc.) et chacun est payé en fonction du nombre d’heures effectuées. Chacun travaille le nombre d’heures qu’il souhaite (ou qu’il peut), en s’engageant sur une quantité d’heures et une durée.
Nous avons réinventé la pointeuse, mais c’est une auto-pointeuse et elle est la condition de la liberté de chacun et de l’égalité de tous. Revers de la médaille, cette autosurveillance est parfois oppressante, lorsque l’on pense à la rentabilité de l’heure travaillée et au gain ou à la perte qu’elle peut occasionner à la structure. Si nous avons décidé que tous les types de travaux se valent, c’est que nous refusons que les éventuelles différences de “ productivité ” deviennent des critères de rémunération. Les “ critères ” de hiérarchisation des salaires dans les entreprises traditionnelles ne sont pas moins arbitraires et “ idéologiques ” que les nôtres et ils suscitent des conflits sans fin.
La Péniche fonctionne sans chef
Nous n’avons aucune fonction de “ dirigeant ”, qu’il s’agisse de la conduite financière de l’entreprise, de son fonctionnement global ou quotidien. Aucun système de pouvoir n’est instauré et les décisions sont prises à l’unanimité ce qui peut parfois prendre un peu de temps. Juridiquement, nous sommes obligés d’avoir un gérant. Il est donc tiré au sort chaque année parmi ceux qui ne l’ont pas encore été et n’a strictement aucune fonction dans l’entreprise.
La Péniche fonctionne collectivement
Conséquence de tout ce qui précède (égalité financière, propriété à part égale du capital, non spécialisation, refus du pouvoir), la participation à la Péniche exige un fort investissement, une grande prise de responsabilité et un sens du travail collectif de chacun de ses membres. Concrètement, une réunion hebdomadaire permet de prendre toutes les décisions, des plus générales (orientation de l’activité, développement, temps de travail, salaire, embauche, etc.) aux plus particulières (devis clients, répartition du travail sur la semaine, etc.).
Pour le fonctionnement quotidien, aucun travail n’est traité par une seule personne. Le plus souvent, au moins 3 ou 4 personnes ont contribué d’une manière ou d’une autre et sont au courant de chaque dossier. Ce mode de travail très collectif vise à développer le partage, la formation réciproque, l’investissement et la prise en charge par chacun de l’ensemble des travaux. Par ailleurs, la qualité du résultat est meilleure.
Bien entendu, ce fonctionnement n’est pas toujours absolument lisse. Mais pour ceux qui ont l’expérience des entreprises traditionnelles, il n’est pas plus difficile à mettre en œuvre et ne crée pas plus de problèmes que la division et la hiérarchie du travail. Plutôt moins...
Notre fonctionnement crée des liens et nos liens facilitent notre fonctionnement
Lorsque des conceptions ou des manières de faire s’opposent, il n’y a pas d’autorité pour trancher. Il faut donc bien faire preuve d’attention et de respect pour faire évoluer les choses. Bien entendu, l’attention et le respect obligés par le fonctionnement collectif et autogéré améliorent en retour ce fonctionnement. Parler d’affectif dans les relations de travail est un peu tabou, et peut-être à juste titre : on n’est pas obligé de s’aimer pour travailler ensemble. Pourtant, il nous semble indéniable que le fonctionnement collectif autogéré, par l’obligation d’attention et de respect, amène de l’affectif dans les relations de travail. Et en retour, l’affectif favorise l’attention et le respect de l’autre. Être plus nombreux pour travailler moins Notre interrogation sur le temps et l’intensité du travail a des origines diverses. “ Travailler moins pour travailler tous ”, “ Travailler trop c’est travailler mal ”, “ Plus jamais 60 heures par semaine ”, “ On ne se réalise pas que par le travail ”. Ajoutons “ Plus on est de fous plus on rit ” et une “ paresse ” naturelle et bien ancrée chez certains...
Dès le début, et comme “ naturellement ”, le temps de travail de chacun s’est limité entre un 1/2 et un 3/4 temps. Lorsque le travail s’intensifie, nous sommes toujours capables de “ donner un coup de collier ”. Le moins longtemps possible... Et l’interrogation sur une nouvelle embauche se fait vite jour.
“ Plafonnement ” des salaires et utilisation des excédents
Plusieurs facteurs nous ont amené à nous interroger sur le “ plafonnement ” des salaires. Est-il légitime, dans une société donnée, de gagner plus que sa part du gâteau produit par cette société (le salaire ou le revenu moyen) ? N’est-il pas un peu facile de faire une entreprise autogérée de “ nantis ” ? La question de l’autogestion doit-elle inclure celle de la consommation, du temps de travail, des modes de vie ?
Lorsque la possibilité de se payer plus que le salaire moyen français (13 700 F brut) s’est posée en 2001, nous avons décidé, sans prendre de décision formelle de plafonnement, de nous augmenter encore de 10 % et de commencer à affecter les excédents au paiement des heures effectuées pour du travail non directement rentable dont nous décidons collectivement de la pertinence (comme des projets de livres, de revues, de sites, ou comme des projets d’essaimage d’entreprises autogérées, ou comme notre participation à REPAS...).
C’est un point important et complexe. Autant on peut s’entendre sur le mode de fonctionnement et ce que doit être le monde du travail, autant on peut avoir des idées différentes sur des activités autres (sujets à traiter dans des livres ou des revues, projets à soutenir, etc.). Comment faire des choix ? Principe de la tontine ou accord sur un projet qui susciterait, sinon l’enthousiasme, du moins l’adhésion de tous ?