La nature humaine. Dialogue Foucault Chomsky Elders
F. ELDERS : Passons maintenant à la seconde partie de la discussion, la politique. Je voudrais d'abord demander à monsieur Foucault pourquoi il s'intéresse autant à la politique, qu'il préfère, m'a-t-il dit, à la philosophie.
M. FOUCAULT : Je ne me suis jamais occupé de philosophie.
Mais ce n'est pas le problème. Votre question est : pourquoi est-ce que je m'intéresse autant à la politique? Pour vous répondre très simplement, je dirais : pourquoi ne devrais-je pas être intéressé? Quelle cécité, quelle surdité, quelle densité d'idéologie auraient le pouvoir de m'empêcher de m'intéresser au sujet sans doute le plus crucial de notre existence, c'est-à-dire la société dans laquelle nous vivons, les relations économiques dans lesquelles elle fonctionne, et le système qui définit les formes régulières, les permissions et les interdictions régissant régulièrement notre conduite? L'essence de notre vie est faite, après tout, du fonctionnement politique de la société dans laquelle nous nous trouvons.
Aussi je ne peux pas répondre à la question pourquoi je devrais m'y intéresser; je ne peux que vous répondre en vous demandant pourquoi je ne devrais pas être intéressé.
F. ELDERS: Vous êtes obligé de vous y intéresser, c'est cela?
M. FOUCAULT : Oui, du moins, il n'y a rien de bizarre à cela qui mérite une question ou une réponse. Ne pas s'intéresser à la politique, cela serait un vrai problème. Au lieu de me poser cette question, posez-la à quelqu'un qui ne se préoccupe pas de politique. Alors vous aurez le droit de vous écrier: «Comment, cela ne vous intéresse pas?»
F. ELDERS : Oui, peut-être. Monsieur Chomsky, nous désirons tous vivement connaître vos objectifs politiques, particulièrement en relation avec votre célèbre anarcho-syndicalisme ou, comme vous l'avez défini vous-même, votre socialisme libertaire. Quels en sont les buts essentiels?
N. CHOMSKY : Je résisterai à l'envie de répondre à votre précédente question, si intéressante, et je m'en tiendrai à celle-ci.
Je vais d'abord me référer à un sujet que nous avons déjà évoqué, c'est-à-dire, si je ne me trompe, qu'un élément fondamental de la nature humaine est le besoin de travail créatif, de recherche créatrice, de création libre sans effet limitatif arbitraire des institutions coercitives; il en découle ensuite bien sûr qu'une société décente devrait porter au maximum les possibilités de réalisation de cette caractéristique humaine fondamentale. Ce qui signifie vaincre les éléments de répression, d'oppression, de destruction et de contrainte qui existent dans toute société, dans la nôtre par exemple, en tant que résidu historique.
Toute forme de coercition, de répression, de contrôle autocratique d'un domaine de l'existence, comme par exemple la propriété privée d'un capital, ou le contrôle de l'État de certains aspects de la vie humaine, toute restriction imposée à une entreprise humaine peut être justifiée si elle doit l'être uniquement en fonction d'un besoin de subsistance, d'une nécessité de survie, ou de défense contre un sort horrible ou quelque chose de cet ordre. Elle ne peut être justifiée intrinsèquement. Il faut plutôt l'éliminer.
Je pense que, du moins dans les sociétés occidentales technologiquement avancées, nous pouvons éviter les besognes ingrates, inutiles et, dans une certaine marge, partager ce privilège avec la population; le contrôle autocratique centralisé des institutions économiques -j'entends aussi bien le capitalisme privé que le totalitarisme d'État ou les différentes formes mixtes de capitalisme d'État qui existent ici ou là- est devenu un vestige destructeur de l'histoire.
Tous ces vestiges doivent être éliminés en faveur d'une participation directe sous la forme de conseils de travailleurs ou d'autres libres associations que les individus constituent eux-mêmes dans le cadre de leur existence sociale et de leur travail productif.
Un système fédéré, décentralisé de libres associations, incorporant des institutions économiques et sociales, constituerait ce que j'appelle l'anarcho-syndicalisme; il me semble que c'est la forme appropriée d'organisation sociale pour une société technologique avancée, dans laquelle les êtres humains ne sont pas transformés en instruments, en rouages du mécanisme. Aucune nécessité sociale n'exige plus que les êtres humains soient traités comme des maillons de la chaîne de production; nous devons vaincre cela par une société de liberté et de libre association, où la pulsion créatrice inhérente à la nature humaine pourra se réaliser pleinement de la façon qu'elle le décidera.
De nouveau, comme M. Foucault, je ne vois pas comment un être humain pourrait ne pas s'intéresser à cette question.
F. ELDERS : Croyez-vous, monsieur Foucault, que nous puissions qualifier nos sociétés de démocratiques, après avoir écouté la déclaration de M. Chomsky?
M. FOUCAULT : Non, je ne crois absolument pas que notre société soit démocratique.
Si on entend par démocratie l'exercice effectif du pouvoir par une population qui n'est ni divisée ni ordonnée hiérarchiquement en classes, il est parfaitement clair que nous en sommes très éloignés. Il est tout aussi clair que nous vivons sous un régime de dictature de classe, de pouvoir de classe qui s'impose par la violence, même quand les instruments de cette violence sont institutionnels et constitutionnels. Et à un degré où il n'est pas question de démocratie pour nous.
Bien. Quand vous m'avez demandé pourquoi je m'intéressais à la politique, j'ai refusé de répondre parce que cela me paraissait évident, mais peut-être votre question était-elle: de quelle manière vous intéressez-vous à la politique?
Vous m'auriez posé cette question, ce que d'une certaine manière vous avez fait, je vous dirais alors que je suis beaucoup moins avancé dans ma démarche, je vais beaucoup moins loin que M. Chomsky. C'est-à-dire que j'admets n'être pas capable de définir ni à plus forte raison de proposer un modèle de fonctionnement social idéal pour notre société scientifique ou technologique.
En revanche, l'une des tâches qui me paraît urgente, immédiate, au-dessus de toute autre, est la suivante: nous devons indiquer et montrer, même lorsqu'elles sont cachées, toutes les relations du pouvoir politique qui contrôle actuellement le corps social, l'opprime ou le réprime.
Je veux dire ceci: c'est l'habitude, du moins dans la société européenne, de considérer que le pouvoir est localisé dans les mains du gouvernement et s'exerce grâce à un certain nombre d'institutions particulières comme l'Administration, la police, l'armée et l'appareil de l'État. On sait que toutes ces institutions sont faites pour élaborer et transmettre un certain nombre de décisions au nom de la nation ou de l'État, les faire appliquer et punir ceux qui n'obéissent pas. Mais je crois que le pouvoir politique s'exerce encore par l'intermédiaire d'un certain nombre d'institutions qui ont l'air de n'avoir rien en commun avec le pouvoir politique, qui ont l'air d'être indépendantes de lui alors qu'elles ne le sont pas.
On sait cela à propos de la famille, de l'Université et, d'une façon générale, de tout le système scolaire qui, en apparence, est fait pour distribuer le savoir, est fait pour maintenir au pouvoir une certaine classe sociale et exclure des instruments du pouvoir toute autre classe sociale. Les institutions de savoir, de prévoyance et de soins, comme la médecine, aident aussi à soutenir le pouvoir politique. C'est évident à un point scandaleux dans certains cas liés à la psychiatrie.
Il me semble que, dans une société comme la nôtre, la vraie tâche politique est de critiquer le jeu des institutions apparemment neutres et indépendantes; de les critiquer et de les attaquer de telle manière que la violence politique qui s'exerçait obscurément en elles soit démasquée et qu'on puisse lutter contre elles.
Cette critique et ce combat me paraissent essentiels pour différentes raisons: d'abord, parce que le pouvoir politique va beaucoup plus profond qu'on ne le soupçonne; il a des centres et des points d'appui invisibles, peu connus; sa vraie résistance, sa vraie solidité se trouve peut-être là où on ne s'y attend pas. Peut-être ne suffit il pas de dire que, derrière les gouvernements, derrière l'appareil d'État, il y a la classe dominante; il faut situer le point d'activité, les places et les formes sous lesquelles s'exerce cette domination. Et parce que cette domination n'est pas simplement l'expression, en termes politiques, de l'exploitation économique, elle est son instrument, et dans une large mesure la condition qui la rend possible; la suppression de l'une s'accomplit par le discernement exhaustif de l'autre. Si on ne réussit pas à reconnaître ces points d'appui du pouvoir de classe, on risque de leur permettre de continuer à exister et de voir se reconstituer ce pouvoir de classe après un processus révolutionnaire apparent.
N. CHOMSKY : Oui, je suis certainement d'accord avec cela, non seulement dans la théorie, mais aussi dans l'action. Il existe deux tâches intellectuelles: celle dont je parlais consiste à essayer de créer une vision d'une société future juste; à créer une théorie sociale humanitaire fondée, si possible, sur un concept solide de l'essence de la nature humaine. C'est la première tâche.
La seconde consiste à comprendre clairement la nature du pouvoir, de l'oppression, de la terreur et de la destruction dans notre propre société. Cela inclut certainement les institutions que vous avez mentionnées, au même titre que les institutions centrales de toute société industrielle, à savoir les établissements économiques, financiers et commerciaux, et, dans la période à venir, les grandes multinationales qui ce soir ne sont pas très éloignées de nous (Philips à Eindhoven!).
Ce sont les institutions essentielles d'oppression, de coercition et de loi autocratique qui paraissent neutres malgré tout ce qu'elles disent: nous sommes dépendants de la démocratie de marché, et cela doit être interprété précisément en fonction de leur pouvoir autocratique, y compris la forme particulière de contrôle qui vient de la domination des forces du marché dans une société inégalitaire.
Nous devons sûrement comprendre ces faits, et aussi les combattre. Il me semble qu'ils s'inscrivent dans le domaine de nos engagements politiques, qui absorbent l'essentiel de notre énergie et de nos efforts. Je ne veux pas évoquer mon expérience personnelle à ce propos, mais c'est là que réside mon engagement et celui de tous, j'imagine.
Je pense cependant que ce serait une grande honte d'écarter totalement la tâche plus abstraite et philosophique de reconstituer le lien entre un concept de la nature humaine qui donne son entière portée à la liberté, la dignité et la créativité, et d'autres caractéristiques humaines fondamentales, et de le relier à une notion de la structure sociale où ces propriétés pourraient se réaliser et où prendrait place une vie humaine pleine de sens.
En fait, si nous pensons à la transformation ou à la révolution sociales, bien qu'il soit absurde de vouloir définir en détaille but que nous poursuivons, nous devrions savoir un peu où nous croyons aller, et ce genre de théorie peut nous le dire.
M. FOUCAULT : Oui, mais n'y a-t-il pas ici un danger? Si vous dites qu'une certaine nature humaine existe, que cette nature humaine n'a pas reçu dans la société actuelle les droits et les possibilités qui lui permettent de se réaliser... c'est ce que vous avez dit, je crois.
N. CHOMSKY : Oui.
M. FOUCAULT : Si on admet cela, ne risque-t-on pas de définir cette nature humaine - qui est à la fois idéale et réelle, cachée et réprimée jusqu'à maintenant- dans des termes empruntés à notre société, à notre civilisation, à notre culture?
Je vais prendre un exemple qui est un peu simplificateur. Le socialisme d'une certaine période, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, admettait que, dans les sociétés capitalistes, l'homme ne recevait pas toutes les possibilités de développement et de réalisation; que la nature humaine était effectivement aliénée dans le système capitaliste. Et il rêvait d'une nature humaine enfin libérée.
Quel modèle utilisait-il pour concevoir, projeter, réaliser cette nature humaine? C'était en réalité le modèle bourgeois.
Il considérait qu'une société désaliénée était une société qui faisait place, par exemple, à une sexualité de type bourgeois, à une famille de type bourgeois, à une esthétique de type bourgeois. C'est d'ailleurs tellement vrai que cela s'est passé ainsi en Union soviétique et dans les démocraties populaires : une sorte de société a été reconstituée, transposée de la société bourgeoise du XIXe siècle. L'universalisation du modèle bourgeois a été l'utopie qui a inspiré la constitution de la société soviétique.
Le résultat est que vous avez saisi vous aussi à quel point il est difficile de définir la nature humaine.
N'est-ce pas là qu'est le risque de nous induire en erreur? Mao Zedong parlait de la nature humaine bourgeoise et de la nature humaine prolétarienne, et il considérait que ce n'était pas la même chose.
N. CHOMSKY : Vous voyez, je pense que, dans le domaine intellectuel de l'action politique, où nous essayons de construire une vision d'une société juste et libre sur la base d'une notion de la nature humaine, nous affrontons le même problème que dans l'action politique immédiate, c'est-à-dire que nous éprouvons la nécessité d'agir devant l'importance des problèmes, mais que nous sommes conscients d'obéir à une compréhension très partielle des réalités sociales et, dans ce cas, des réalités humaines.
Par exemple, pour être concret, une partie importante de ma propre activité a réellement à voir avec la guerre du Viêt-nam et une partie de mon énergie est absorbée par la désobéissance civile. Aux États-Unis, la désobéissance civile est une action dont les effets comportent une marge considérable d'incertitudes. Par exemple, elle menace l'ordre social d'une manière qui peut conduire au fascisme; ce serait très mauvais pour l'Amérique, le Viêt-nam, les Pays-Bas et tous les autres pays. Vous savez, si un Léviathan comme les Etats-Unis devenait réellement fasciste, cela poserait beaucoup de problèmes; il y a donc un danger dans cet acte concret.
D'autre part, si nous ne courons pas ce risque, la société d'Indochine sera mise en pièces par la puissance américaine. Face à de telles incertitudes, il faut choisir un mode d'action.
De même, dans le domaine intellectuel se présentent les incertitudes que vous définissiez fort justement. Notre concept de la nature humaine est certainement limité; il est en partie conditionné socialement, restreint par nos propres défauts de caractère et les limites de la culture intellectuelle dans laquelle nous existons. En même temps, il est capital que nous connaissions les objectifs impossibles que nous cherchons à atteindre, si nous espérons atteindre quelques objectifs possibles. Cela signifie que nous devons être assez audacieux pour émettre des hypothèses et inventer des théories sociales sur la base d'une connaissance partielle, tout en restant ouverts à la forte possibilité, en fait à l'écrasante probabilité d'échec qui nous guette, du moins dans certains domaines.
F. ELDERS : Oui, peut-être serait-il intéressant d'approfondir ce problème de stratégie. Je suppose que ce que vous appelez désobéissance civile est sans doute ce que nous entendons par action extraparlementaire?
N. CHOMSKY : Non, cela va plus loin. L'action extraparlementaire inclut une manifestation légale de masse, mais la désobéissance civile est plus étroite, elle implique un défi direct de ce que l'État prétend, à tort selon moi, être la loi.
F. ELDERS : Aussi, par exemple, dans le cas des Pays-Bas, il y a eu un recensement de la population. Nous avons dû répondre à des formulaires officiels. Est-ce de la désobéissance civile de refuser de les remplir?
N. CHOMSKY : Exact. Je serai un peu plus prudent à ce sujet parce que, reprenant un point important du discours, un développement important de M. Foucault, on n'autorise pas nécessairement l'État à définir ce qui est légal. Maintenant, l'État a le pouvoir d'imposer un certain concept de ce qui est légal, cela n'implique pas que ce soit juste: l'État peut parfaitement se tromper dans sa définition de la désobéissance civile.
Par exemple, aux États-Unis, faire dérailler un train de munitions destinées au Viêt-nam est un acte de désobéissance civile; l'État se trompe, car c'est un acte approprié, légal et nécessaire. Mener une action qui empêche l'État de commettre des crimes est tout à fait juste, comme de violer le Code de la route pour empêcher un meurtre.
Si je brûle un feu rouge pour empêcher de mitrailler un groupe de gens, ce n'est pas un acte illégal, mais de l'assistance à personne en danger; aucun juge sain d'esprit ne m'inculpera.
Ce que les autorités d'État définissent comme de la désobéissance civile est un comportement légal, obligatoire, qui viole les commandements de l'État, légaux ou non. On doit donc être prudent lorsqu'on parle de choses illégales.
M. FOUCAULT : Oui, mais je voudrais vous poser une question. Aux États-Unis, lorsque vous commettez un acte illégal, est-ce que vous le justifiez en fonction d'une justice idéale ou d'une légalité supérieure, ou par la nécessité de la lutte des classes, parce que c'est essentiel, à ce moment-là, pour le prolétariat dans sa lutte contre la classe dominante?
N. CHOMSKY : J'aimerais adopter le point de vue de la Cour suprême américaine, et sans doute d'autres tribunaux dans les mêmes circonstances; c'est-à-dire définir la question dans le contexte le plus étroit possible. Je crois que finalement il serait très raisonnable, la plupart du temps, d'agir contre les institutions légales d'une société donnée, si cela permettait d'ébranler les sources du pouvoir et de l'oppression dans cette société.
Cependant, dans une très large mesure, la loi existante représente certaines valeurs humaines respectables; et correctement interprétée, cette loi permet de contourner les commandements de l'État. Je pense qu'il est important d'exploiter ce fait...
M. FOUCAULT : Oui.
N. CHOMSKY : …et d'exploiter les domaines de la loi qui sont correctement définis, et ensuite peut-être agir directement contre ceux qui ne font que ratifier un système de pouvoir.
M. FOUCAULT : Mais, je...
N. CHOMSKY : Laissez-moi dire...
M. FOUCAULT : Ma question était celle-ci, lorsque vous commettez un acte clairement illégal...
N. CHOMSKY : ...que je considère comme illégal, et pas seulement l'État.
M. FOUCAULT : Non, non, que l'État.
N. CHOMSKY : ... que l'État considère comme illégal...
M. FOUCAULT: …que l'État considère comme illégal.
N. CHOMSKY : Oui.
M. FOUCAULT : Commettez-vous cet acte en vertu d'une idée de la justice ou parce que la lutte des classes le rend utile ou nécessaire? Vous référez-vous à une justice idéale? C'est cela mon problème.
N. CHOMSKY : De nouveau, très souvent, quand j'accomplis un acte que l'État considère comme illégal, j'estime qu'il est légal; c'est-à-dire que l'État est criminel. Dans certains cas, ce n'est pas vrai. Je vais être très concret et passer de la lutte des classes à la guerre impérialiste, où la situation est plus claire et plus facile.
Prenons le droit international, instrument très faible, nous le savons, mais qui comporte des principes très intéressants. Sous beaucoup d'aspects, c'est l'instrument des puissants: c'est une création des États et de leurs représentants. Les mouvements de masse des paysans n'ont absolument pas participé à son élaboration.
La structure du droit international reflète ce fait; elle offre un champ d'intervention beaucoup trop vaste aux structures de pouvoir existantes qui se définissent comme des États contre les intérêts des masses de gens organisées en opposition aux États.
C'est un défaut fondamental du droit international, et je pense qu'il est dénué de validité au même titre que le droit divin des rois. C'est simplement un instrument des puissants désireux de conserver leur pouvoir. Nous avons donc toutes les raisons de nous y opposer.
Il existe une autre sorte de droit international. Des éléments intéressants, inscrits dans les principes de Nuremberg et la charte des Nations unies, autorisent, en fait, je crois, requièrent du citoyen d'agir contre son propre État d'une manière considérée à tort comme criminelle par l'État. Néanmoins, il agit en toute légalité, parce que le droit international interdit la menace ou l'usage de la force dans les affaires internationales, sauf dans des circonstances très précises, dont ne fait pas partie la guerre du Viêt-nam. Dans ce cas particulier, qui m'intéresse énormément, l'État américain agit comme un criminel. Et les gens ont le droit d'empêcher les criminels de commettre leurs forfaits. Ce n'est pas parce que le criminel prétend que votre action est illégale quand vous cherchez à l'arrêter que c'est la vérité.
Une illustration frappante est l'affaire des Pentagon Papers aux États- Unis, dont vous avez sûrement entendu parler.
En deux mots et en laissant de côté les questions de procédure, l'État cherche à poursuivre les gens qui dénoncent ses crimes.
Évidemment c'est absurde, et on ne doit accorder aucune attention à cette distorsion du processus judiciaire raisonnable. En outre, je pense que le système actuel de la justice explique cette absurdité. Sinon, nous devrions alors nous y opposer.
M. FOUCAULT : C'est donc au nom d'une justice plus pure que vous critiquez le fonctionnement de la justice. C'est une question importante pour nous actuellement. Il est vrai que, dans toutes les luttes sociales, il y a une question de justice. Plus précisément, le combat contre la justice de classe, contre son injustice fait toujours partie de la lutte sociale; démettre les juges, changer les tribunaux, amnistier les condamnés, ouvrir les prisons fait partie depuis toujours des transformations sociales dès qu'elles deviennent un peu violentes. À l'heure actuelle, en France, les fonctions de justice et de police sont la cible de nombreuses attaques de la part de ceux qu'on appelle les «gauchistes ». Mais si la justice est en jeu dans un combat, c'est en tant qu'instrument de pouvoir; ce n'est pas dans l'espoir que, finalement, un jour, dans cette société ou une autre, les gens seront récompensés selon leurs mérites, ou punis selon leurs fautes. Plutôt que de penser à la lutte sociale en termes de justice, il faut mettre l'accent sur la justice en termes de lutte sociale.
N. CHOMSKY : Oui, mais vous croyez sûrement que votre rôle dans la lutte est juste, que votre combat est juste, pour introduire un concept d'un autre domaine. Je pense que c'est important. Si vous aviez l'impression de mener une guerre injuste, vous raisonneriez autrement.
Je voudrais reformuler légèrement ce que vous avez dit. Il me semble que la différence ne se situe pas entre la légalité et la justice idéale, mais entre la légalité et une justice plus juste.
Bien sûr, nous ne sommes absolument pas en mesure de créer un système juridique idéal, pas plus qu'une société idéale. Nous n'en savons pas assez, nous sommes trop limités, trop partiaux. Devant agir comme des êtres sensibles et responsables, nous pouvons imaginer une société et une justice meilleures, et même les créer. Ce système aura certainement ses défauts, mais en le comparant à celui qui existe déjà, sans croire que nous avons atteint le système idéal, nous pouvons avoir le raisonnement suivant: le concept de légalité et celui de justice ne sont ni identiques ni totalement distincts. Dans la mesure où la légalité englobe la justice, au sens d'une meilleure justice se référant à une meilleure société, nous devons obéir à la loi et forcer l'État, les grandes entreprises et la police à obéir à la loi, si nous en avons le pouvoir.
Bien entendu, là où le système juridique tend à représenter non pas une meilleure justice, mais des techniques d'oppression codifiées dans un système autocratique particulier, alors un être humain raisonnable devra les ignorer et les contrer, au moins dans le principe, s'il ne le peut pas, pour une raison quelconque, dans les faits.
M. FOUCAULT : Je voudrais simplement répondre à votre première phrase; vous avez dit que si vous ne considériez pas que la guerre que vous faites à la police était juste, vous ne la feriez pas.
Je vous répondrai dans les termes de Spinoza. Je vous dirai que le prolétariat ne fait pas la guerre à la classe dirigeante parce qu'il considère que cette guerre est juste. Le prolétariat fait la guerre à la classe dirigeante parce que, pour la première fois dans l'histoire, il veut prendre le pouvoir. Et parce qu'il veut renverser le pouvoir de la classe dirigeante il considère que cette guerre est juste.
N. CHOMSKY : Je ne suis pas d'accord.
M. FOUCAULT : On fait la guerre pour gagner et non parce qu'elle est juste.
N. CHOMSKY : Personnellement, je ne suis pas d'accord. Par exemple, si j'arrivais à me convaincre que l'accession du prolétariat au pouvoir risque de conduire à un État policier terroriste où la liberté et la dignité, et des relations humaines convenables, disparaîtront, j'essaierai de l'empêcher. Je pense que la seule raison d'espérer un tel événement est de croire, à tort ou à raison, que des valeurs humaines fondamentales peuvent bénéficier de ce transfert de pouvoir.
M. FOUCAULT : Quand le prolétariat prendra le pouvoir, il se peut qu'il exerce à l'égard des classes dont il vient de triompher un pouvoir violent, dictatorial et même sanglant.
Je ne vois pas quelle objection on peut faire à cela. Maintenant, vous me direz: si le prolétariat exerce ce pouvoir sanglant, tyrannique et injuste à l'égard de lui-même? Alors je vous répondrai: ça ne peut se produire que si le prolétariat n'a pas réellement pris le pouvoir, mais une classe extérieure au prolétariat, ou un groupe de gens intérieur au prolétariat, une bureaucratie ou les restes de la petite bourgeoisie.
N.CHOMSKY : Cette théorie de la révolution ne me satisfait pas pour une quantité de raisons, historiques ou non. Même si on devait l'accepter dans le cadre de l'argumentation, cette théorie soutient que le prolétariat a le droit de prendre le pouvoir et de l'exercer dans la violence, le sang et l'injustice, sous le prétexte, selon moi erroné, que cela conduira à une société plus juste où l'État dépérira et où les prolétaires formeront une classe universelle, etc. Sans cette justification future, le concept d'une dictature violente et sanglante du prolétariat serait parfaitement injuste. C'est un autre problème, mais je suis très sceptique quant à une dictature violente et sanglante du prolétariat, surtout lorsqu'elle est exprimée par des représentants auto désignés d'un parti d'avant-garde qui, nous en avons l'expérience historique suffisante pour le savoir et le prédire, seront simplement les nouveaux dirigeants de cette société.
M. FOUCAULT : Oui, mais je n'ai pas parlé du pouvoir du prolétariat, qui serait en soi injuste. Vous avez raison de dire que ce serait trop facile. Je voudrais dire que le pouvoir du prolétariat pourrait, dans une certaine période, impliquer la violence et une guerre prolongée contre une classe sociale dont il n'a pas encore entièrement triomphé.
N. CHOMSKY : Eh bien, je ne dis pas qu'il est absolu. Par exemple, je ne suis pas un pacifiste à tout crin. Je n'affirme pas qu'il est mauvais en toutes circonstances d'avoir recours à la violence, bien que le recours à la violence soit injuste en un sens. Je crois qu'il faut définir une justice relative.
L'usage de la violence et la création de degrés d'une certaine injustice relative ne peuvent se justifier que si l'on affirme -avec la plus grande prudence- tendre à un résultat plus équitable. Sans cette base, c'est totalement immoral, à mon avis.
M. FOUCAULT : Je ne pense pas que, quant au but que le prolétariat se propose pour lui-même en menant la guerre de classe, il soit suffisant de dire que c'est en soi-même une plus grande justice. Ce que le prolétariat veut faire en chassant la classe actuellement au pouvoir, et en prenant pour lui le pouvoir, c'est la suppression, précisément, du pouvoir de classe en général.
N. CHOMSKY : Bon, mais cette justification-là vient après.
M. FOUCAULT : C'est la justification en termes de pouvoir, pas en termes de justice.
N. CHOMSKY : Mais il s'agit de justice; parce que le but atteint est censé être juste. Aucun léniniste n'osera dire: «Nous, le prolétariat, avons le droit de prendre le pouvoir, et de jeter tout le monde dans le crématoire.» Si cela devait se produire, il vaudrait mieux empêcher le prolétariat d'accéder au pouvoir. L'idée est qu'une période de dictature, peut-être même violente et sanglante -pour les raisons que j'ai mentionnées, je reste sceptique à ce sujet-, est justifiée parce qu'elle signifie l'effondrement et la fin de l'oppression de classe: un objectif correct pour un être humain; c'est cette qualification finale qui justifie toute l'entreprise. Qu'il en soit ainsi au fond est une autre affaire.
M. FOUCAULT : Si vous voulez, je vais être un peu nietzschéen. En d'autres termes, il me semble que l'idée de justice est en elle-même une idée qui a été inventée et mise en oeuvre dans différents types de sociétés comme un instrument d'un certain pouvoir politique et économique, ou comme une arme contre ce pouvoir. Mais il me semble que de toute façon, la notion même de justice fonctionne à l'intérieur d'une société de classe comme revendication faite par la classe opprimée et comme justification du côté des oppresseurs.
N. CHOMSKY : Je ne suis pas d'accord.
M. FOUCAULT : Et, dans une société sans classes, je ne suis pas sûr qu'on ait encore à utiliser cette notion de justice.
N. CHOMSKY : Là, je ne suis pas du tout d'accord. Je pense qu'il existe une sorte de base absolue -si vous insistez, je vais me trouver dans une position difficile, parce que je ne peux pas la développer clairement - résidant finalement dans les qualités humaines fondamentales, sur lesquelles se fonde une «vraie» notion de justice.
Je juge un peu hâtif de caractériser nos systèmes judiciaires actuels comme de simples instruments d'oppression de classe; je ne crois pas qu'ils le soient. Je pense qu'ils incarnent aussi d'autres formes d'oppression, mais ils incarnent aussi une recherche des véritables concepts de justice, d'honneur, d'amour, de bonté et de sympathie, qui sont à mon avis réels.
Je pense que, dans toute société future, qui ne sera jamais parfaite, bien sûr, ces concepts existeront, et permettront de mieux intégrer la défense des besoins humains fondamentaux comme les besoins de solidarité et de sympathie, et ils refléteront probablement encore les injustices et les éléments d'oppression de la société existante.
Je crois cependant que ce que vous décrivez correspond à une situation très différente. Par exemple, prenons le cas d'un conflit national. Deux sociétés essaient de se détruire. La notion de justice n'entre pas en jeu. La seule question qui se pose est la suivante: de quel côté êtes-vous ? Allez-vous défendre votre propre société et détruire l'autre?
Dans un sens, mis à part un certain nombre de problèmes historiques, c'est la situation dans laquelle se trouvaient les soldats qui se massacraient dans les tranchées lors de la Première Guerre mondiale. Ils se battaient pour rien. Pour avoir le droit de se détruire les uns les autres. Dans ce type de circonstances, la justice ne joue aucun rôle.
Bien sûr, des personnes à l'esprit rationnel l'ont souligné, et on les a jetées en prison à cause de cela, comme Karl Liebknecht ou encore Bertrand Russell, pour prendre un exemple de l'autre camp. Ils comprenaient qu'aucune sorte de justice n'autorisait ce massacre mutuel et qu'ils avaient le devoir de le dénoncer. On les considérait comme des fous, des cinglés, des criminels, mais, bien sûr, c'étaient les seuls hommes sains d'esprit de leur époque.
Dans le genre de circonstances que vous décrivez, où la seule question est de savoir qui va gagner ce combat mortel, je pense que la réaction humaine normale doit être: dénoncer la guerre, refuser toute victoire, essayer d'arrêter le combat à tout prix - au risque d'être mis en prison ou tué, sort de bien des gens raisonnables.
Je ne crois pas que ce soit une situation typique dans les affaires humaines, ni qu'elle s'applique à la lutte des classes ou à la révolution sociale. Dans ces cas-là, si on n'est pas capable de justifier ce combat, il faut l'abandonner. On doit montrer que la révolution sociale que l'on conduit est menée à une fin de justice, pour satisfaire des besoins humains fondamentaux, et non pour donner le pouvoir à un autre groupe simplement parce qu'il le veut.
M. FOUCAULT : Bien, ai-je encore du temps pour répondre?
F. ELDERS : Oui.
M. FOUCAULT : Combien? Parce que...
F. ELDERS : Deux minutes.
M. FOUCAULT : Eh bien moi je dis que c'est injuste...
N. CHOMSKY : Absolument, oui.
M. FOUCAULT : Non, mais je ne peux pas répondre en si peu de temps. Je dirai simplement ceci. Finalement, ce problème de nature humaine, dès lors qu'il est resté posé en termes théoriques, n'a pas provoqué de discussion entre nous. En définitive, nous nous comprenons très bien sur ces questions théoriques.
D'un autre côté, quand nous avons discuté du problème de la nature humaine et des problèmes politiques, des différences sont apparues entre nous. Contrairement à ce que vous pensez, vous ne pouvez m'empêcher de croire que ces notions de nature humaine, de justice, de réalisation de l'essence humaine sont des notions et des concepts qui ont été formés à l'intérieur de notre civilisation,dans notre type de savoir,dans notre forme de philosophie, et que, par conséquent, ça fait partie de notre système de classes, et qu'on ne peut pas, aussi regrettable que ce soit, faire valoir ces notions pour décrire ou justifier un combat qui devrait - qui doit en principe- bouleverser les fondements mêmes de notre société. Il y a là une extrapolation dont je n'arrive pas à trouver la justification historique. C'est le point...
N. CHOMSKY : C'est clair.
F. ELDERS : Monsieur Foucault, si vous étiez obligé de décrire notre société actuelle dans des termes empruntés à la pathologie, quelle est la forme de ses folies qui vous impressionnerait le plus?
M. FOUCAULT : Dans notre société contemporaine?
F. ELDERS : Oui.
M. FOUCAULT : Vous voulez que je dise de quelle maladie notre société est le plus affectée?
F. ELDERS : Oui.
M. FOUCAULT : La définition de la maladie et de la folie, et la classification des fous, a été faite de façon à exclure de notre société un certain nombre de gens. Si notre société se définissait comme folle, elle s'exclurait elle même. Elle prétend le faire pour des raisons de réforme interne. Personne n'est plus conservateur que les gens qui vous disent que le monde moderne est atteint d'anxiété ou de schizophrénie. C'est en fait une manière habile d'exclure certaines personnes ou certains schémas de comportement.
Je ne pense pas qu'on puisse, sauf par métaphore ou par jeu, valablement dire que notre société est schizophrène ou paranoïaque sans priver les mots de leur sens psychiatrique. Si vous deviez me pousser à l'extrême, je dirais que notre société est atteinte d'une maladie vraiment très curieuse, très paradoxale, dont nous n'avons pas encore découvert le nom; et cette maladie mentale a un symptôme très curieux, qui est le symptôme même qui a provoqué la maladie mentale. Voilà.
F. ELDERS : Formidable. Eh bien, je crois que nous pouvons immédiatement entamer la discussion.
INTERVENANT DANS LA SALLE : M. Chomsky, je voudrais vous poser une question. Au cours du débat, vous avez utilisé le terme «prolétariat»; qu'entendez-vous par là, dans une société technologique hautement développée? Je pense que c'est une notion marxiste, qui ne représente pas la situation sociologique exacte.
N. CHOMSKY : Votre remarque est très juste, c'est l'une des raisons pour lesquelles j'essaie d'éviter le sujet en disant qu'il me laisse très sceptique, car je pense que nous devons donner à la notion de prolétariat une nouvelle interprétation adaptée à notre condition sociale actuelle. J'aimerais renoncer à ce mot, qui est si chargé de connotations historiques spécifiques, et songer plutôt aux gens qui accomplissent le travail productif de la société, dans le domaine manuel et intellectuel. Ils devraient être en mesure d'organiser les conditions de leur travail, et de déterminer son objectif et l'usage qui en est fait; était donné mon concept de la nature humaine, je pense que cela inclut partiellement tout le monde. Je crois que tout être humain qui n'est déformé
ni physiquement ni mentalement -et ici je suis convaincu, contrairement à M. Foucault, que le concept de maladie mentale a probablement un caractère absolu, du moins dans une certaine mesure- est non seulement capable, mais est désireux de produire un travail créatif s'il en a l' opportunité. Je n'ai jamais vu un enfant refuser de construire quelque chose avec des cubes, ou d'apprendre quelque chose de nouveau, ou de s'attaquer à la tâche suivante. Les adultes sont différents uniquement parce qu'ils ont passé du temps à l'école et dans d'autres institutions répressives, qui ont chassé cette volonté.
Dans ce cas, le prolétariat - appelez-le comme vous voulez- peut réellement être universel, c'est-à-dire représenter tous les êtres mus par le besoin humain fondamental d'être eux-mêmes, de créer, d'explorer, d'exprimer leur curiosité...
INTERVENANT : Puis-je vous interrompre?
N. CHOMSKY : ... de faire des choses utiles, vous savez.
INTERVENANT : Si vous utilisez une telle catégorie, qui a un autre sens dans la pensée marxiste...
N. CHOMSKY : C'est pourquoi j'ai dit que nous devrions peut-être renoncer à ce concept.
INTERVENANT : Ne feriez-vous pas mieux de choisir un autre terme? Dans cette situation, j'aimerais poser encore une question: d'après vous, quels groupes feront la révolution?
N. CHOMSKY: Oui, c'est une question différente.
INTERVENANT : C’est une ironie de l'histoire qu'en ce moment des jeunes intellectuels issus de la moyenne et de la haute bourgeoisie prétendent être des prolétaires et nous appellent à rejoindre le prolétariat. La conscience de classe ne semble pas exister chez les vrais prolétaires. C'est un grand dilemme.
N. CHOMSKY : Bon. Je pense que votre question est concrète, spécifique, et très raisonnable.
Il n'est pas vrai, dans notre société, que tous les gens fassent un travail utile, productif, ou satisfaisant pour eux -c'est très loin de la vérité- ou que, s'ils accomplissaient la même activité dans des conditions de liberté, celle-ci deviendrait productive et satisfaisante.
Un grand nombre de gens se consacrent plutôt à d'autres genres d'activités. Par exemple, ils gèrent l'exploitation, créent la consommation artificielle, ou des mécanismes de destruction et d'oppression, ou bien n'ont aucune place dans une économie industrielle stagnante. Beaucoup de gens sont privés de la possibilité d'avoir un travail productif.
Je pense que la révolution, si vous voulez, devrait se faire au nom de tous les êtres humains; mais elle sera menée par certaines catégories de gens réellement impliqués dans le travail productif de la société, lequel diffère selon les cas. Dans notre société il comprend, je pense, les travailleurs intellectuels; il comprend un spectre de population qui va des travailleurs manuels aux ouvriers qualifiés, aux ingénieurs, aux chercheurs, à une large classe de professions libérales, à beaucoup d'employés du secteur tertiaire, qui constitue la masse de la population, au moins aux États-Unis et je pense ici aussi.
Je pense donc que les révolutionnaires étudiants n'ont pas entièrement tort: la façon dont l'intelligentsia s'identifie est très importante dans une société industrielle moderne. Il est essentiel de se demander s'ils s'identifient comme des managers sociaux, s'ils ont l'intention de devenir des technocrates, des fonctionnaires d'État ou des employés du secteur privé,ou s'ils vont s'identifier à la force productive,qui participe intellectuellement de la production.
Dans ce dernier cas, ils seront en mesure de jouer un rôle correct dans une révolution sociale progressiste. Dans le cas précédent, ils feront partie de la classe des oppresseurs.
INTERVENANT : Merci.
F. ELDERS : Continuez, je vous prie.
INTERVENANT DANS LA SALLE : J'ai été frappé, monsieur Chomsky, par ce que vous avez dit sur la nécessité intellectuelle de créer de nouveaux modèles de société. L'un des problèmes qui se posent dans notre travail avec des groupes d'étudiants d'Utrecht est la recherche d'une cohérence des valeurs. L'une des valeurs que vous avez plus ou moins mentionnée est la nécessité de la décentralisation du pouvoir. Les gens sur le terrain devraient participer à la prise des décisions.
C'est la valeur de la décentralisation et de la participation: mais, d'un autre côté, nous vivons dans une société dans laquelle il est de plus en plus nécessaire de prendre des décisions à échelle mondiale. Afin de distribuer plus équitablement l'aide sociale, une plus grande centralisation peut être nécessaire. Ces problèmes devraient être résolus à très haut niveau. C'est l'une des incohérences de la création de nouveaux modèles de société, et nous aimerions connaître vos idées là-dessus.
J'ai encore une petite question -ou plutôt une remarque: comment pouvez-vous, considérant votre attitude très courageuse à l'égard de la guerre du Viêt-nam, survivre dans une institution comme le Massachusetts lnstitute Of Technology, connue ici comme l'un des grands entrepreneurs de guerre et producteur de décideurs intellectuels de ce conflit?
N. CHOMSKY : Je vais d'abord répondre à la seconde question, en espérant ne pas oublier la première. Non, je vais commencer par la première; si j'oublie l'autre, vous me la rappellerez.
En général, je suis en faveur de la décentralisation. Je ne voudrais pas en faire un principe absolu, mais, malgré une importante marge de spéculation, j'imagine qu'un système de pouvoir centralisé fonctionne très efficacement dans l'intérêt des éléments les plus puissants qui sont à l'intérieur de ce système.
Bien sûr, un système de pouvoir décentralisé et de libre association affrontera le problème d'inégalité que vous évoquez - une région est plus riche qu'une autre, etc. J'imagine qu'il est plus sûr de se fier à ce que j'espère être les émotions humaines fondamentales de solidarité et de quête de justice, qui peuvent se développer dans un système de libre association.
Je pense qu'il est plus sûr de souhaiter le progrès sur la base de ces instincts humains que sur celle des institutions du pouvoir centralisé qui agiront inévitablement en faveur de leurs composantes les plus puissantes.
C'est un peu abstrait et trop général, je ne voudrais pas affirmer que c'est une règle valable en toute occasion, mais je pense que c'est un principe efficace en de nombreuses circonstances.
Par exemple, je crois que des États-Unis démocratiques, socialistes et libertaires seraient plus susceptibles d'accorder une aide substantielle aux réfugiés du Pakistan de l'Est qu'un système de pouvoir centralisé qui agit principalement dans l'intérêt des multinationales. Vous savez, ceci est vrai dans beaucoup d'autres cas. Mais il me semble que ce principe mérite quelque réflexion. Quant à l'idée suggérée par votre question - et qui est souvent exprimée- qu'un impératif technique, une propriété de la société technologique avancée exige un pouvoir centralisé et autoritaire - beaucoup de gens l'affirment, Robert McNamara le premier-, je la juge parfaitement absurde, je n'ai jamais trouvé d'argument en sa faveur.
Il me semble que la technologie moderne, comme le traitement des données ou la communication, a précisément des implications contraires. Elle suggère que l'information et la compréhension recherchées sont rapidement accessibles à tout le monde. Il n'est pas nécessaire de la concentrer dans les mains d'un petit groupe de managers qui contrôlent tout le savoir, toute l'information et tout le pouvoir de décision. La technologie a la propriété de nous libérer; elle se convertit comme n'importe quoi d'autre, comme le système judiciaire, en un instrument d'oppression, parce que le pouvoir est mal distribué. Je pense que rien, dans la technologie ou la société technologique modernes, ne nous éloigne de la décentralisation du pouvoir. Bien au contraire.
À propos du second point, je vois deux aspects: comment le MIT me supporte-t-il, et comment puis-je le tolérer?
Je pense qu'il ne faut pas être trop schématique. Il est vrai que le MIT est une institution majeure dans la recherche militaire. Mais elle incarne aussi des valeurs libertaires essentielles, qui, heureusement pour le monde, sont fortement ancrées dans la société américaine. Pas assez profondément pour sauver les Vietnamiens, mais assez pour empêcher des désastres bien pis. Nous devons ici formuler quelques réserves. La terreur et l'agression impérialistes existent, comme le racisme et l'exploitation. Mais elles s'accompagnent d'un réel souci pour les droits individuels défendus, par exemple, par le Bill of the Rights, qui n'est absolument pas une expression de l'oppression de classes. C'est aussi une expression de la nécessité de protéger l'individu du pouvoir de l'État.
Tout cela coexiste. Ce n'est pas simple, tout n'est pas blanc ou noir. À cause de l'équilibre particulier dans lequel les choses coexistent, un institut qui produit des armes de guerre est disposé à tolérer et même à encourager une personne impliquée dans la désobéissance civile à la guerre.
Quant à dire comment moi je supporte le MIT, c'est une autre question. Des gens prétendent, avec une logique que je ne saisis pas, qu'un homme de gauche devrait se dissocier des institutions oppressives. Selon cette argumentation, Karl Marx n'aurait pas dû étudier au British Museum, qui était pour le moins le symbole de l'impérialisme le plus cruel au monde, le lieu où un empire avait rassemblé tous les trésors acquis par le viol des colonies. Je pense que Karl Marx a eu tout à fait raison d'étudier au British Museum, et d'utiliser les ressources, et en fait les valeurs libérales de la civilisation qu'il essayait de vaincre. La même chose s'applique dans ce cas.
INTERVENANT : Ne craignez-vous pas que votre présence au MIT ne leur donne bonne conscience ?
N. CHOMSKY : Je ne vois pas comment. Ma présence au MIT sert de façon marginale à aider, je ne sais pas dans quelle mesure, à développer l'activisme étudiant contre beaucoup des interventions du MIT en tant qu'institution. Du moins je l'espère.
F. ELDERS : II y a une autre question?
INTERVENANT DANS LA SALLE : Je voudrais revenir à la question de la centralisation. Vous avez dit que la technologie ne contredit pas la décentralisation. Mais la technologie est-elle capable de critiquer elle-même son influence? Ne croyez-vous pas nécessaire de créer une organisation centrale qui critique l'influence de la technologie sur l'univers tout entier? Et je ne vois pas comment cela pourrait s'incorporer dans une petite institution technologique.
N. CHOMSKY : Eh bien, je n'ai rien contre l'interaction des libres associations fédérées; dans ce sens, la centralisation, l'interaction, la communication, la discussion, le débat peuvent trouver leur place, et la critique aussi, si vous le souhaitez. Je parle ici de la décentralisation du pouvoir.
INTERVENANT : Bien sûr, le pouvoir est nécessaire, par exemple pour interdire aux institutions technologiques d'accomplir un travail qui bénéficiera seulement au capitalisme.
N.CHOMSKY : Oui, mon point de vue est le suivant: si nous devions choisir entre faire confiance à un pouvoir centralisé ou à de libres associations entre communautés libertaires pour prendre une décision juste, je ferais plutôt confiance à la seconde solution. Car je pense qu'elle peut servir à maximiser des instincts humains honnêtes, tandis qu'un système de pouvoir centralisé tendra de façon générale à maximiser l'un des pires instincts humains, l'instinct rapace, destructeur, qui vise à acquérir la puissance pour soi-même et à anéantir les autres. C'est une sorte d'instinct qui s'éveille et fonctionne dans certaines circonstances historiques, et je pense que nous souhaitons créer une société où il sera réprimé et remplacé par des instincts plus sains.
INTERVENANT: J’espère que vous avez raison.
F. ELDERS : Mesdames et messieurs, je pense que le débat est clos. Monsieur Chomsky, monsieur Foucault, je vous remercie infiniment, en mon nom propre et au nom du public, pour cette discussion approfondie de questions philosophiques, théoriques aussi bien que politiques.
FIN
Extrait lu
anarchiste.org d’une discussion en français et en anglais entre Michel Foucault, Noam Chomsky et Fons Elders. Cette conférence a été enregistrée à l’Ecole supérieure du technologie de Eindhoven, en novembre 1971, et diffusée à la télévision néerlandaise. Elle est parue sous le titre : « Human Nature : Justice versus Power », in Elders (F.), éd., Reflexive Water : The Basic Concerns of Mankind, Londres, Souvenir Press, 1974, pp. 135-197. Traduit pas A. Rabinovirch.