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Collectif Première Embûche Nanterre : "Les luttes étudiantes actuelles présentent un fait assez inédit : l'opposition d'un nombre conséquent d'étudiants au blocage, et ce indépendamment de leur position sur le CPE. Il y a là quelque chose d'étonnant pour qui a connu les luttes étudiantes précédentes. Non que, dans ces luttes, tout le monde se satisfasse de l'arrêt de la majorité des cours, mais le mécontentement ne s'exprimait pas avec une telle véhémence. En ce qui concerne notre situation actuelle, si on laisse de côté les tentatives d'instrumentalisation de la part d'organisations étudiantes proches du gouvernement, il y a forcément là quelque chose de légitime. Au moins une inquiétude. C'est la force et la manifestation de cette inquiétude qui sont inédites.
A vrai dire, l'inquiétude des étudiants par rapport à leur avenir est
le point commun de tous ceux qui s'opposent sur les questions de la grève
et du blocage. Si ce souci de la formation et de la qualité des études
les réunit, il ne s'exprime pas du tout de la même manière. Dans un cas,
il s'exprime par des actions collectives, et dans l'autre, de manière
plus ou moins visible, dans le désir de continuer à suivre les cours normalement
malgré ou pendant la mobilisation.
La question est simple : est-il seulement possible de continuer la
tenue des cours, même sans sanction pour les grévistes, sans qu'il y ait
blocage ? Hélas, non. Tout le monde, même les grévistes, rêverait
d'actions ponctuelles et spectaculaires, régulières, qui forceraient la
décision du gouvernement sans usage de la force. Il s'avère que c'est
impossible et il y a deux raisons à cela : la première, c'est que la continuité
de la mobilisation est extrêmement difficile si les cours, exposés, travaux,
interrogations et partiels reviennent, si chacun est tenu à ses obligations
scolaires ; deuxième raison : c'est actuellement que tout se joue, et
il faut une mobilisation aussi massive que possible pour atteindre l'objectif
premier, à savoir le retrait du CPE. A-t-on jamais vu une mobilisation
nationale des universités, dont les revendications soient satisfaites,
sans grève et sans blocage ? Hélas non. Il faut mener des actions originales
et spectaculaires. Mais sans le blocage, le fait est que la plupart des
étudiants n'y participent pas. Il faut un véritable élan collectif et
c'est toujours difficile à mettre en place dans les universités. Cet élan,
il est présent aujourd'hui. C'est rare. Il faut le démultiplier, et pas
le freiner.
Autre chose, qui est tout aussi important : la grève est bien plus qu'un
moyen de pression politique et elle n'est pas seulement une contrainte,
que certains s'imposeraient et imposeraient aux autres. Si la grève apporte
son lot de désagréments (faire 4 heures de train, rater un cours), elle
a une capacité indéniable : faire de l'université autre chose qu'un lieu
de passage, où l'on vient chercher sa quantité régulière de savoir pour
ensuite revenir chez soi. Il s'agit de faire de l'université un lieu public,
un lieu de rencontre, un lieu de vie politique, au sens le plus noble
que ce terme puisse avoir. Il faut vraiment faire la mesure entre ces
désagréments quotidiens et ce qui se joue là, maintenant. Certes, la démocratie
telle qu'on la voit en assemblée générale paraît imparfaite, parfois balbutiante
et brouillonne, elle répète souvent des erreurs passées. Et alors ? Elle
n'a certes pas les contours clairs et ordonnées de la démocratie parlementaire
(et encore…), mais elle dispose chacun à la discussion et à l'action commune
mieux que n'importe quelle élection… et mieux que n'importe quel cours.
Alors, certes, la démocratie, telle que nous la voyons dans les mouvements
qui agitent l'université, n'est pas parfaite. Mais aucune ne l'est. Il
est difficile de penser qu'une démocratie où les représentants agissent
arbitrairement entre chaque élection soit meilleure et plus raisonnable.
Il est illusoire de prétendre qu'elle donne plus de place au citoyen qui
sommeille en chacun de nous.
Si on laisse de côté les revendications et les objectifs poursuivis, il
faut voir que cette démocratie en train de se faire est un lieu où l'on
apprend en commun, où l'on se saisit d'enjeux politiques, où l'on peut
enfin sortir de son petit univers restreint et privé. Il y aussi d'autres
moyens de rencontrer des enjeux publics, mais peu d'entre eux obligent
tant à se saisir d'outils réflexifs et, surtout, à prendre autant aux
sérieux les enjeux sociaux qui font en principe la matière de nombre des
cours d'université.
On peut avoir un rapport scolaire et passif au savoir. On peut réussir
de cette façon, on peut sans trop de souci décrocher un diplôme élevé
et on peut même trouver un travail de qualité. Mais on aura perdu tout
ce qui fait la sève du savoir universitaire, au moins dans les sciences
humaines, en droit ou en économie : une réflexion ouverte sur l'homme
en société. L'université française est en difficulté, en crise même. Mais
elle garde une certaine supériorité, considérable, sur un ensemble d'autres
systèmes qui lui sont opposés : elle offre la chance au plus grand nombre
d'approcher et, si possible, de se saisir de ce type de réflexion. L'occupation
de l'université est l'occasion d'approcher, par un certain biais, ces
enjeux, par la discussion et par l'action en commun, par la coopération
et aussi par le conflit. Il faut que les étudiants en profitent. Ceux
qui seront restés trop à l'écart seront passés à côté de quelque chose,
quelque chose de précieux. Qu'est-ce que rater quelques cours à côté de
ça ? Rien, ou si peu.
Fabien Robertson
ATER SSA
Paris X Nanterre
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