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L'En Dehors


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« La figure du chômeur : une construction imaginaire »
Lu sur AC Rhone : "Stéphanie a 28 ans, vit en concubinage, sans enfant. Elle passe d’emplois précaires en périodes de chômage, avec des périodes de formation. En difficulté à l’école, elle accepte assez mal l’aspect scolaire de celles-ci. Rmiste pendant 2 ans, elle travaille actuellement de manière saisonnière dans une usine. Elle désire par dessus tout devenir Employée Libre Service, ce que nous traduirions par caissière. Stéphanie vit très mal sa situation et n’a que peu d’amis avec lesquels, au demeurant, elle en parle très peu. Son réseau de sociabilité ne dépasse apparemment pas sa famille et son conjoint, ainsi qu’un ami de celui-ci et une voisine. Stéphanie est donc relativement isolée. Certes, elle sait qu’il y a des millions de chômeurs comme elle, mais elle persiste à penser que sa situation s’explique par le fait qu’il y a quelque chose qui cloche chez elle, un quelque chose qu’elle n’arrive pas à identifier. Bien que se disant révoltée, elle est en fait impuissante à exprimer sa colère, et ne milite pas dans une association de chômeurs. Lors de ses démarches à l’A.N.P.E. , elle se sent peu soutenue. Stéphanie ne vote plus depuis plusieurs années, expliquant cette attitude conjointement par l’incapacité des politiques à régler ses problèmes et par le fait qu’elle estime ne pas avoir sa place dans la société. Elle espère « une troisième guerre mondiale... Peut-être pas mais au moins comme mai 68 ».

Agée de 56 ans, Antoinette est employée à l’A.N.P.E. Passionnée au départ par son métier, elle s’y investit fortement, appréciant l’autonomie qu’il lui confère. Cependant, elle est victime de harcèlement moral en intégrant une équipe ayant des pratiques opposées à sa déontologie, marquées entre autres par une attitude suspicieuse et répressive vis-à-vis des chômeurs. Cet événement, combiné à la progressive déqualification de son poste, ainsi qu’au renforcement de son aspect hétéronome et procédurier, l’oblige à prendre un congé maladie de plusieurs semaines puis à se retirer dans sa « bulle », à se désinvestir peu à peu de son travail.

Ces deux histoires de vie, l’une d’une chômeuse, l’autre d’une employée de l’A.N.P.E., nous offrent à voir deux situations en miroir, de part et d’autre de la frontière de l’emploi, du guichet de l’A.N.P.E. Elles laissent apparaître une étrange similarité entre des destins qui pourraient pourtant sembler bien éloignés. Similarité dans l’arrière-goût d’amertume qui habite ces personnes, amertume d’individus qui ont du mal à vivre pleinement leur époque. Étrange similarité entre la condition des précaires et celles des salariés qui font fonctionner les institutions prenant en charge la précarité. Antoinette se sentait investie d’une éthique professionnelle et sombre dans le mal-être à mesure qu’elle constate sa progressive mise en lambeaux. Stéphanie se scrute à la recherche d’une improbable tare qui lui serait consubstantielle et expliquerait sa position de chômeuse. Or ces souffrances croisées ne nous semblent pas relever de la psychologie, mais de la sociologie. Pour le dire autrement, elles nous semblent instituées, tant par l’A.N.P.E. que par une histoire et un contexte idéologique que cet article a pour objet d’analyser et qui révèlent que la figure du chômeur telle qu’on la connaît à présent est une construction imaginaire et idéologique.

En effet, la manière dont les individus de notre société ressentent le chômage ne va pas de soi. Il y a visiblement eu un basculement énorme dans l’imaginaire de la population pour arriver à faire de cette expérience une calamité, qui plus est une calamité dont les chômeurs seraient eux-mêmes responsables. La question est de savoir comment et pourquoi s’est produit un tel retournement. Il va donc s’agir ici d’observer comment les institutions chargées de traiter le phénomène du chômage mettent progressivement en place une figure sociale, celle du demandeur d’emploi, qui vide de sens l’expérience même du chômage. Il semble en effet qu’il ait là un indicateur que quelque chose de grave est en train de se produire, que la manière dont des institutions telles l’A.N.P.E. ou les ASS.E.D.I.C. se comportent avec les chômeurs est le signe d’un virage que prend notre société et, plus largement, les sociétés occidentales dans leur ensemble. C’est ce tournant et son importance que nous allons également tenter d’expliciter.

Dans tous les cas, nous pouvons noter que tant Antoinette que Stéphanie sont investies par l’éthique du travail : volonté de bien le faire, de s’accomplir dans et par lui, idée de la belle ouvrage. À chaque fois, ces idéaux sont contrecarrés soit par les conditions de travail (pour les agents A.N.P.E.) soit par le manque de travail (pour les chômeurs). Cette situation est d’autant plus douloureuse qu’elle est le signe que ces gens ont pris au sérieux les valeurs républicaines telles qu’elles sont retranscrites dans le préambule de la Constitution de 1946 auquel se réfère la Constitution de 1958 : « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ». Cette phrase, dans toute son ambiguïté, est symbolique du statut du travail tel que l’institutionnalise notre société. À la fois victime et coupable, celui qui n’a pas de travail est soumis aux vents idéologiques du moment.

Le fait est que ceux-ci ont rarement été dans le sens d’une déculpabilisation des chômeurs. Cette litote est clairement traduite dans les entretiens que nous avons effectués. La culpabilisation de celui qui n’a pas de travail transpire par tous les pores de notre époque. Elle transparaît dans les actuelles politiques pour l’emploi, qui mettent les chômeurs en position d’accusés, les soupçonnant de ne pas fournir les efforts nécessaires pour trouver un emploi et les menacent d’une suspension de leurs indemnités chômage s’ils en refusent un.

De victimes d’une situation collective, les chômeurs se trouvent ainsi institués en coupables qui doivent se justifier. Mais dans le même temps les employés de l’A.N.P.E. doivent, eux aussi, rendre des comptes et remplir des objectifs par rapport à cette situation (le chômage de masse) qu’ils ne maîtrisent pas. Les uns doivent chercher un emploi qui n’existe pas (du moins pas pour tous), les autres sont sommés de le leur fournir. Étudier l’institution des rapports entre chômeurs et travailleurs de l’A.N.P.E. équivaut donc à tenter d’analyser les ressorts d’une relation entre eux basée sur la négation de la réalité (il n’y a pas d’emploi pour tout le monde). Ce face-à-face a toutes les chances d’exiger d’eux l’abandon de leurs valeurs morales et de discréditer leur expérience. Il est alors important de revenir sur l’histoire tant celle-ci est riche d’enseignements sur l’institution d’une certaine conception de la vie hors salariat par la classe dominante, la bourgeoisie : le chômage s’éclaire tout à coup en passant du statut de dysfonctionnement appelant des réformes du système en vue de l’éradiquer (ce qui est la conception que véhiculent actuellement les mondes politique et médiatique) à celui de phénomène provoqué et entretenu.

Il est alors intéressant de revisiter le discours de l’employabilité avec cet éclairage pour en analyser les apories et se poser la question de leur fonction. Car ici apparaît vraiment le nœud du problème : pourquoi le discours de l’employabilité ? Pourquoi instituer sur des non-sens un phénomène fabriqué ? Autant de questions qui ont pour toile de fonds la douleur de personnalités éclatées par une situation incompréhensible, qui se cristallise concrètement dans les agences A.N.P.E.

Le chômage : une construction historique

« On a l’impression qu’on est rien, c’est ça le problème. Autant dire... Bon, je serais femme au foyer encore... Bon là, il y a pas de déshonneur, au moins on fait quelque chose, mais de dire : je suis à la recherche d’un emploi... C’est dévalorisant » .

Cette citation de Stéphanie souligne à quel point le statut du chômage est vécu à l’heure actuelle comme épreuve personnelle et douloureuse. Or, l’histoire nous enseigne que cette perception du chômage est en fait une construction idéologique du patronat. « Le travail intermittent a été vécu comme une liberté [par les travailleurs] jusqu’à l’invention du chômage, dans les années 1910. » [1] Ainsi, Christian Topalov explique-t-il qu’à cette époque « être employé par la même entreprise et travailler tout au long de l’année, parfois même de la semaine, est une expérience étrangère à la plupart des ouvriers. » [2] « La notion de chômage [...] a été inventée expressément pour lutter contre la pratique du travail discontinu. » Ainsi William Beveridge préconise-t-il en 1910 la création au Royaume-Uni d’un « réseau national de bureaux de placement public » dont le but est « tout simplement de détruire une catégorie populaire, celle des travailleurs intermittents : il fallait qu’ils deviennent soit salariés réguliers à plein temps, soit chômeurs complets ». Ainsi, explique-t-il, « pour celui qui veut travailler une fois la semaine et rester au lit le reste du temps, le bureau rendra ce souhait irréalisable. » [3] Il devient évident à cette lecture que le souhait d’un emploi stable n’est certainement pas, à l’origine, une revendication ouvrière et que ce mode de salariat a, au contraire, été imposé sous la pression institutionnelle.

Car l’enjeu était de taille : les pratiques de production autonomes et d’autoconsommation de la paysannerie ralentissaient l’imposition du salariat comme nouveau mode de production. Or, celui-ci était nécessaire pour permettre une nouvelle dimension de l’exploitation. Max Weber relevait ainsi qu’aux débuts de l’industrialisation, le patronat voulut « intéresser les ouvriers à une augmentation de leur rendement de travail en leur offrant des salaires à la tâche plus élevés [...]. Des difficultés spécifiques se sont cependant présentées : bien souvent, l’augmentation du salaire à la tâche n’eut pas pour effet d’accroître, mais de faire baisser le rendement de travail [...] parce que les ouvriers ne réagissaient pas à la hausse de salaire par une augmentation, mais par une baisse de la production quotidienne. L’ouvrier payé un mark pour faucher un arpent, qui fauchait jusque là deux arpents et demi par jour [...] ne se mit pas à faucher trois arpents [...] quand le salaire à l’arpent fut augmenté [...], il ne fauchait plus que deux arpents par jour, parce qu’il gagnait ainsi 2,5 marks comme auparavant et “ s’en contentait ”. » [4] Ainsi, l’imposition du salariat ne s’est pas faite sans heurt et il a fallu un processus d’oubli collectif [5] pour ne plus se souvenir des résistances énormes de la société d’alors. Ce n’est que progressivement, et grâce à cette amnésie collective, qu’a été développée ce qu’André Gorz nomme « la régulation incitative par le consommationnisme », c’est-à-dire « éduquer l’individu à adopter vis à vis du travail une attitude instrumentale du genre : "Ce qui compte, c’est la paie qui tombe à la fin du mois" ; et [...] l’éduquer [...] à convoiter des marchandises [...] comme constituant le but de ses efforts et les symboles de sa réussite. » [6]

Le chômage fut donc le moyen d’un gigantesque renversement qui autorisa le passage d’une situation où tous pouvaient travailler épisodiquement pour assouvir des besoins limités, à une dualisation de la société salariale. Celle-ci se divise depuis lors entre, d’un côté, des travailleurs qualifiés qui travaillent beaucoup en vue d’obtenir les biens compensatoires que leur offre le système consumériste et de l’autre, les chômeurs et précaires pour qui il n’existe plus suffisamment de postes de travail.

Le chômage tel que nous le connaissons à l’heure actuelle n’est donc pas le résultat de la malchance ou de la fatalité, non plus que d’un improbable dysfonctionnement du système économique. Il est le fruit de la méthodique destruction par les classes dominantes de l’ethos ouvrier mais aussi paysan ; destruction par la coercition, en privant d’emploi les ouvriers privilégiant le travail discontinu, mais aussi par l’institution de nouvelles normes par le biais de l’éducation au consommationnisme. Cette dernière put advenir tant par la publicité que par les stéréotypes de l’industrie culturelle et réussit à détruire les imaginaires ouvrier et paysan construits sur une notion d’indépendance soutenue par l’autolimitation.

Par un retournement du discours économiste ambiant, qui affirme que la consommation effrénée, en soutenant l’activité industrielle, réduit le chômage, nous prétendrions plutôt que c’est justement l’imaginaire consumériste et sa tendance à l’illimitation qui, en contraignant les salariés à travailler de manière continue, a contribué de manière décisive à créer le problème du chômage.

Le chômage ne devrait plus dès lors être appréhendé comme la conséquence d’une mauvaise organisation de la production mais comme celle de l’imposition hétéronome par les classes dominantes d’un imaginaire social dégradé. L’institution du chômage est donc concomitamment désinstitution d’un imaginaire préexistant et disqualification des cultures ouvrière et paysanne pour imposer une domination implacable.

Les fondements du discours de l’employabilité

C’est dans ce contexte d’un chômage institué qu’apparaît le discours de l’employabilité, déployé sur les décombres du compromis fordiste. Cette vulgate va opportunément masquer le caractère de création volontaire du chômage, pour l’assigner dans le corps du chômeur par une rhétorique psychologisante alliée à une morale de l’effort personnel.

Le discours de l’employabilité mérite d’être déroulé jusque dans ses ultimes conséquences. Nous nous confrontons alors aux propositions suivantes : on est chômeur parce qu’on le mérite. Or qu’est-ce qui prouve qu’on le mérite ? Le fait qu’on soit chômeur. Accepter les présupposés de ce discours revient donc à affirmer que si on est chômeur, c’est parce qu’on est chômeur... Ce schéma tautologique est celui d’une pseudo-pensée qui naturalise l’ordre social et renverse la réalité en transformant les victimes en coupables. Cette idée d’un ordre social qui serait un ordre naturel est d’ailleurs sensible dans des mots anglais qui tendent à intégrer la langue française. Ainsi les mots winner et loser, qui contrairement aux mots français gagnant et perdant appréhendent le fait de gagner ou de perdre non comme une situation issue d’un contexte, mais comme une condition (au sens de condition humaine) en soi. Le winner, le gagneur, c’est celui qui gagne ontologiquement, contrairement au gagnant ou au perdant français qui, eux, sont désignés par les circonstances. Dans le même ordre d’idée, l’inemployable n’est dès lors plus la victime d’une conjoncture, mais celui qui, ontologiquement, provoque le chômage.

Nous touchons là du doigt une familiarité du discours dit néolibéral de l’employabilité avec le darwinisme social. Les forts survivent et les faibles disparaissent. Nous n’en sommes certainement pas à l’élimination des faibles , nous objectera-t-on. Mais comment ne pas réaliser que cette figure du chômeur responsable de sa situation qui, selon cette même idéologie, coûte cher à la collectivité pourrait bien correspondre, si nous n’y prenons garde, à la sinistre figure du parasite ?

L’employabilité : un discours mythique

La rhétorique de l’employabilité ne peut qu’évoquer le fantasme d’unité qui a été à l’œuvre tant pendant la Terreur révolutionnaire que dans les régimes totalitaires du XXème siècle. Selon ce phantasme, la société est un tout uni et tout représentant d’une quelconque altérité devient un ennemi du corps social. L’actuel fantasme de l’unité primordiale de la société se construit principalement autour de la valeur travail. Le phénomène de rejet de l’altérité qu’organisent les politiques pour l’emploi, pour être efficace et compréhensible, se doit d’opérer un retournement paradigmatique dans lequel la société s’exonère de sa responsabilité dans le phénomène du chômage pour le réassigner politiquement dans le corps même de la victime. La volonté de sauvegarder le mythe d’une société bienveillante et infaillible est inséparable de la désignation de boucs émissaires. L’aspect délirant du discours de l’employabilité, imperméable à tout bon sens grâce à son fondement tautologique, n’est pas alors sans rappeler la fibre des raisonnements totalitaires. Comme le souligne Hannah Arendt, ces derniers s’autonomisent complètement de la réalité, et « le totalitarisme ne se contentera pas d’affirmer contre l’évidence que le chômage n’existe pas ; sa propagande lui fera supprimer les indemnités de chômage. » [7]

Il trahit de ce fait sa nature idéologique, pourtant sans cesse niée et cachée sous l’alibi d’un « réalisme » qui nie le réel. « L’idéologie traite l’enchaînement des événements comme s’il obéissait à la même "loi" que l’exposition logique de son "idée" » et prétend de ce fait « connaître les mystères des processus historiques tout entier, les secrets du passé, les dédales du présent, les incertitudes de l’avenir. » [8] L’employabilité, élément d’une idéologie travestie, ne cherche pas à expliquer le réel, mais à l’abolir.

Il y a ainsi une inquiétante et dérangeante ressemblance entre le chômeur ontologiquement inemployable et l’Untermensch, le sous-homme des nazis, ou encore avec le parasite social qu’incarnait le koulak durant le Stalinisme.

Une paranoïa instrumentalisée

Il ne nous semble pas ici que le problème soit exagéré en quoi que ce soit. Il touche en effet à l’économie des désirs telle que l’organise la société industrielle. La transformation de toutes les populations occidentales en main d’œuvre a entraîné une colonisation sans précédent du monde vécu par l’hétéronomie. La division du travail, au départ principe de production, s’est progressivement immiscée dans la vie même des individus, parcellisant, fonctionnalisant toutes les activités qui laissaient jadis une marge d’accomplissement autonome. Mais l’insertion de la population dans le principe de division des tâches ne s’est pas faite sans douleur : l’industrialisation s’est accompagnée d’une explosion du suicide et de la folie. L’imposition du travail salarié comme unique moyen de survie, la transformation des qualités en fonctions, l’avènement d’un contrôle coercitif de plus en plus présent sur les lieux de travail mais aussi dans la vie privée, autant d’éléments encore en progression de nos jours qui ont amené les populations occidentales à faire le « grand sacrifice » pour le travail : « [elles] ont accepté, en même temps que leurs salaires, le principe qui les dépossède. » [9]

En fin de compte, la fonctionnalisation des modes de vie des peuples industrialisés est une continuation des formes de mimésis que les civilisations magiques adoptaient en vue de dompter la nature, mimésis qui, elle même, n’était qu’une sublimation de l’adaptation organique primordiale par laquelle la vie résiste à la nature. De ces restes archaïques ne subsistent plus qu’une angoisse primitive de l’absorption dans le grand tout indifférencié, angoisse qui se traduit par la haine de la nature dans toutes ses manifestations. La fonctionnalisation de la vie rend illusoire toute possibilité d’adopter les rythmes de la nature et rend également inacceptables les peurs ancestrales. « Dans le monde bourgeois de la production, l’hérédité mimétique indélébile de toute expérience est livrée à l’oubli ». [10] Or, si le moi moderne se fonde en refus de toute mimésis naturelle, la civilisation n’a pas éliminé ni les manifestations mimétiques ni même toutes les apparitions de la nature dans son monde. Du clochard crasseux que le langage technocratique nomme désormais S.D.F. (les lettres sont plus propres que les mots) au chômeur qui échappe pour un moment aux rythmes industriels et qui évoque une cadence naturelle qui se décline, dans la langue de la valeur travail, en terme de fainéantise, les évocations de nos effrois passés sont encore là. De l’image de la file de chômeurs attendant leur tour à l’A.N.P.E. et grimaçant d’ennui à celle du militant chômeur qui hurle sa colère dans une manifestation pour réclamer la prime de Noël, autant de raisons pour l’individu fonctionnalisé et discipliné de perdre son sang-froid. « Une telle mimique suscite la fureur car en face des nouvelles conditions de production, elle affiche l’antique peur qu’il fallut oublier pour survivre à ces conditions » [11].

C’est précisément cette réaction anaphylactique que le discours sur l’employabilité, transposé dans la réalité par les politiques pour l’emploi (mais aussi par des réformes qui, telle l’augmentation du temps de travail qui se profile avec la fin des 35 heures ou l’augmentation de l’âge de la retraite, augmentent la quantité de salariés sur le marché de manière à accroître le chômage), cherche à reproduire. Reproduire car c’est bien sur cette corde que jouaient, et jouent encore, ceux qui voulaient provoquer des sentiments xénophobes ou racistes. En jouant très finement cet air jadis typiquement antisémite, les tenants de l’ordre utilisent les ressorts de la frustration provoquée par la domestication de l’homme moderne pour reconduire les conditions actuelles d’accumulation du capital et, au final, pour aggraver la domination. Car le chômage n’est certainement pas inutile pour tout le monde, et l’existence d’une « masse précarisée ou marginalisée » fournit « une armée de réserve à une industrie qui veut pouvoir ajuster rapidement les effectifs employés aux variations de la demande » [12]. C’est ainsi celui-là même à qui le chômeur rapporte tant au final qui va se plaindre le plus fort de ce qu’il lui coûte. Citons ainsi cette phrase de François Soulé-Magnon (conseiller industriel d’Alain Juppé à Matignon lorsque celui-ci était Premier Ministre) : « Dans la conjoncture actuelle, il n’y a que la pression du chômage qui évite une embardée sociale. Une amélioration sur le terrain de l’emploi entraînerait fatalement une pression salariale que le pays ne peut se payer. » [13]

Les chômeurs ne sont donc certainement pas des exclus, contrairement à ce que le discours dominant prétend. Le chômeur, pensé comme se situant à la marge de la société salariale, ce qu’un mot comme « exclu » veut précisément faire croire, est en fait au centre de celle-ci : la peur qu’il inspire au salarié permet de faire pression sur ce dernier pour lui imposer des conditions de travail et de rémunération de plus en plus insatisfaisantes. L’institution imaginaire du travail discontinu comme précaire et la peur afférente d’être privé de l’accès aux bien de consommation, que nous décrivions plus haut, rendent certes partiellement efficiente cette menace diffuse du chômage. Mais elle gagne en netteté si le chômage devient une honte, une perte de statut social qui, instituant la victime en coupable, la projette dans une sous-humanité. Le discours culpabilisant le chômeur va permettre de transformer une possible liberté - s’éloigner de l’univers de l’exploitation - en châtiment. Il est la pierre angulaire d’un système imaginaire permettant d’éviter la Grande Catastrophe pour les profiteurs du système d’exploitation : le fait qu’une masse critique de salariés décide de vivre frugalement et de travailler épisodiquement. Une telle propension rééquilibrerait le marché du travail en faveur des salariés et inaugurerait une dynamique de réduction de l’exploitation. Mais tant que la peur du chômage domine, que la sécurité de l’emploi ou que le Contrat à Durée Indéterminée, piliers d’un rapport d’illimitation à la consommation, sont perçus comme positifs, permettant d’empêcher le partage de fait du travail qu’entraînerait une pratique intermittente du travail et entretenant la pénurie apparente de postes de travail, une telle dynamique est impossible.

Comme les nazis mettant le feu au Reichstag pour en accuser leurs ennemis, comme Staline agitant un complot trotskiste menaçant le régime pour pouvoir mieux appliquer ses purges, les zélateurs de l’employabilité instrumentalisent donc une rhétorique paranoïaque au service du maintien de leur domination. Car cette rhétorique relève bien d’une paranoïa de masse, telle que la décrivent Adorno et Horkheimer. Comme ils le démontrent, celle ci repose sur la nécessité pour le paranoïaque de projeter sa culpabilité inavouable sur sa victime : « Les impulsions que le sujet n’admet pas comme siennes, et qui sont pourtant bien à lui, sont attribuées à l’objet : à la victime potentielle. » [14] Cette antienne typique de la propagande totalitaire va s’appliquer au chômeur qui, de victime, devient un profiteur mettant en danger le système social en le déséquilibrant à son profit par sa non participation à l’effort collectif. Il sera alors sommé de rechercher un emploi qui n’existe pas et de porter sur lui toute la culpabilité de la société pour maintenir le mythe de sa bienveillance.

Insignifiance et traitement du chômage

La réassignation de la responsabilité du chômage, indispensable à la stigmatisation des chômeurs, va s’appuyer sur la création d’une langue appauvrie et manipulée les forçant à appréhender leur situation comme coulant de source. George Orwell, dans son roman « 1984 », illustre comment une idéologie délirante s’impose en appauvrissant le langage et en le vidant de tout sens. Il y décrit la novlangue, une langue de synthèse censée rendre « littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mot pour l’exprimer » [15] . Or cette novlangue devient réalité : les mots n’ayant plus aucun sens ou imposant une pensée unidimensionnelle se multiplient. Le lexique du développement est, à cet égard, caractéristique : la généralisation d’une expression telle que « pays en voie de développement » induit l’idée que l’histoire a un sens linéaire et que certains sont en avance et d’autres en retard. Qu’on relève ainsi les innombrables oxymorons qui polluent notre lexique, rendant impossible la pensée. Que peut bien signifier le « développement durable », qui associe une notion dynamique (le développement) à une autre statique (la durabilité), nous promettant un « mouvement immobile », si on le prend au mot ? Cornélius Castoriadis l’annonçait : « C’est ça, l’esprit du temps. Tout conspire dans le même sens, pour les mêmes résultats, c’est-à-dire l’insignifiance. » [16]

Or, l’insignifiance investit particulièrement le champ lexical du chômage. Ainsi, l’expression de demandeur d’emploi caractérise le chômeur, qui en termes économiques constitue pourtant l’offre de travail. L’employeur, terme qui gomme efficacement les rapports de hiérarchie entre le patronat et la main d’œuvre, propose quant à lui des offres d’emploi, alors que d’un point de vue économique, il représente la demande de travail. La demande devient l’offre, l’offre la demande, et le chômeur, de celui qui offre sa force de travail, devient celui qui sollicite l’exploitation de cette force comme un bienfait. Notons d’ailleurs comme, dans ce contexte, l’idée même d’exploitation paraît saugrenue. À la manière de la novlangue, le lexique de l’emploi euphémise les rapports de domination en nommant le signifié par son contraire.

Dans le même ordre d’idées, les indemnités chômage, qui représentent la réparation d’un préjudice subi [17] réparation pour laquelle, rappelons-le, le chômeur a cotisé, deviennent allocation chômage, aide généreusement allouée au chômeur. Les cotisations qui constituent un salaire indirect, salaire redistributif destiné à pallier à l’insécurité générée par le statut salarial, deviennent des charges que le chômeur, par son manque d’investissement dans l’effort collectif, fait égoïstement subir à la société, bien qu’en fait, ce soit lui qui paye la note [18]

L’U.N.E.D.I.C. est même allée jusqu’à tenter de ressusciter le contrat d’esclavage que Rousseau décrivait avec ironie dans Le Contrat Social : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira » [19] . Ainsi les chômeurs qui signaient un P.A.R.E. étaient-ils tenus de respecter leurs engagements dans le cadre de leur Projet d’Action Personnalisé, tandis que l’U.N.E.D.I.C. décidait unilatéralement de ne plus tenir ses engagements et de réduire leur durée d’indemnisation ! Les tribunaux ont jugé illégale cette procédure. De plus, il est exigé du chômeur une véritable mobilisation totale en vue de la recherche d’emploi, qui doit devenir l’unique dimension de son existence. Ainsi, les brochures de l’A.N.P.E. vont lui demander de travailler sur son savoir être. L’emploi est censé ne pouvoir être obtenu qu’à la suite d’une réforme de sa personnalité, ce qui n’est pas sans évoquer les pratiques et discours totalitaires, telle l’autocritique dans les goulags chinois. Afin d’éviter d’appréhender le chômage comme un problème politique et collectif, ce qui risquerait de provoquer une prise de conscience, le chômeur est poussé à une introspection autodestructrice. On en retrouve de multiples illustrations dans les propos de Stéphanie : « On se dit pourquoi on est comme ça, pourquoi y en a d’autres qui ont du travail. » Ou encore « C’est peut-être mon comportement qui fait que... [...] à mon avis y a quelque chose qui barre la route, y a un truc. Autant, si un employeur me disait : "je vous prends pas parce que ceci ou cela", je pense que ça m’aiderait, parce que je me dirais : "bon, y faut que je change ça". Là, on me dit rien ou alors on me prend pas parce qu’il y a pas de place, c’est tout quoi. On m’aide pas à dire pourquoi j’ai pas d’entretien. Peut-être qu’il y aurait quelque chose au minimum à changer, mais si on me dit rien... C’est comme un enfant y fait une bêtise, pour moi c’est ça, si on lui dit rien, il continue, quoi. Moi, je fais, peut-être pas une bêtise mais je fais peut-être un truc qui colle pas, si on me dit rien, ben je continue. J’aimerais qu’on me dise, quoi parce que pour moi, j’avance pas, quoi. » Pour reprendre la terminologie de Charles Wright Mills, le chômage passe du statut d’enjeu collectif de structure à celui d’épreuve personnelle de milieu. L’A.N.P.E. se révèle alors être une fabrique d’hommes nouveaux, appelés à considérer leurs amis et leurs relations comme des contacts susceptibles de leur fournir un emploi : « utiliser vos relations, c’est exploiter la capacité de toutes les personnes contactées à devenir un maillon de votre recherche d’emploi. » [20] C’est tout le rapport aux autres qui doit être modifié afin d’être mobilisé pour la recherche d’emploi.

Il est intéressant de constater que les nouvelles formes d’organisation qui découlent du paradigme de l’emploi ne touchent pas seulement les chômeurs. Les employés de l’A.N.P.E. doivent, eux aussi, subir des discours et des pratiques délirantes. Alors que d’un côté, le marché de l’emploi se dégrade et se précarise, que leurs pratiques professionnelles sont déqualifiées et de plus en plus procédurières, les agents A.N.P.E. sont sommés d’être de plus en plus efficaces et de faire du chiffre. « Bon, c’est vrai qu’on a des chiffres, on est toujours contrôlés par l’ASS.E.D.I.C., on a toujours des plans d’action, on a toujours des résultats, on est jugés là-dessus, on a des primes... Alors on n’a pas forcément la plus forte prime parce que les résultats n’ont pas été à la hauteur de ce qu’on attendait, etc. » Cette injonction paradoxale met chacun en tension et déstabilise les collectifs de travail dans les A.N.P.E. La procédurisation des tâches rend impossible toute prise d’initiative dans le mouvement même où celle-ci est exigée par l’instauration de primes au résultat. « Ce travail devient un travail d’O.S. Je me sens complètement dans cette peau-là aujourd’hui. C’est à dire, il n’y a plus d’autonomie, il n’y a plus de responsabilité, alors qu’on nous demande d’être responsables, par ailleurs » Ce couple hétéronomie/responsabilité est profondément destructeur pour les employés A.N.P.E. alors poussés à se sentir coupable des conséquences de choix ne dépendant pas de leur volonté. « Et il y a quand même à l’A.N.P.E. - je ne saurais vous dire les chiffres - pas mal de gens en arrêt maladie longue durée. Les agents A.N.P.E. souffrent, je crois. Si il y en a qui trouvent leur compte, il y en a beaucoup qui sont en souffrance aujourd’hui. Et ça se traduit par des arrêts longue durée. » [21]

L’esprit de service public est prié de disparaître et le client remplace l’usager. « Oui. Enfin, bon, Plan d’Action Personnalisé parce que bon, il y a en quelque sorte un contrat signé entre le demandeur d’emploi, qui aujourd’hui est appelé "client" alors qu’avant on l’appelait l’ "usager", alors ça c’est la grande mode par rapport au sort qu’on fait au service public, qui n’est pas en odeur de sainteté depuis pas mal d’années maintenant... » Le client n’est pas mieux traité que l’usager, mais son cas est réglé plus vite selon le seul critère du rendement. Ce dernier peut d’ailleurs être évalué de façon complètement injuste : chaque agence a ses objectifs (en terme de nombre de chômeurs inscrits) et si, par malheur, une entreprise ferme dans le ressort d’une d’entre elles, les employés seront tenus de les remplir malgré tout. Le Projet d’Action Personnalisé n’est bien sûr pas personnalisé (nous sommes à nouveau face à l’insignifiance du vocabulaire utilisé par l’A.N.P.E.) et lors de chaque entretien, le chômeur peut tout à fait avoir un interlocuteur différent, qui d’ailleurs peut contredire le précédent. On imagine la démotivation que cela peut représenter pour les agents A.N.P.E. Des méthodes de primes collectives permettent de briser les solidarités : si un agent n’atteint pas son objectif (et, bien souvent, le seul moyen qu’il ait de le faire est de radier à tout va), ce sont tous ses collègues qui en pâtissent. Les agents qui décident de conserver leur déontologie se trouvent alors pris dans une situation de grand écart insupportable.

Cette brève analyse des pratiques au sein de l’A.N.P.E. permet de mettre en évidence à quel point les souffrances d’Antoinette et de Stéphanie ne sont pas réductibles à des explications psychologisantes, mais sont au contraire la conséquence d’un système patiemment construit de méthodique destruction des personnalités. Cette destruction repose sur l’anéantissement de toute valeur de l’expérience de ceux qui la subissent, expérience qui devient impuissante à donner un quelconque sens à une situation qui n’en a volontairement aucun. Dans un tel contexte, toute morale, en tant que principe dirigeant l’action, est irrémédiablement discréditée et la réalité est congédiée au profit de l’arbitraire et de l’absurde. Ce processus de destruction, qu’il est difficile de ne pas assimiler à une technologie de bourrage de crâne et de manipulation telles qu’en utilisent les mouvements sectaires, appliqué dans une structure qui incarne la puissance publique, évoque de manière effrayante le totalitarisme. « La préparation [à l’acceptation des postulats de l’idéologie totalitaire] est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables ainsi qu’avec la réalité qui les entoure ; car en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la capacité d’exprimer et celle de penser. Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la différence entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus. » [22]

Conclusion

Le tableau que, au travers de ce texte, nous dressons pourrait paraître à certains bien pessimiste. Le fait est que la situation s’avère être extrêmement préoccupante. Le rapport salarial s’est fondamentalement modifié depuis les années soixante-dix. À ceux qui pensent avoir changé d’époque, et être dans la Post-Modernité, nous répondrons avec Karl Marx et Friedrich Engels qu’il n’en est rien : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les conditions de production, c’est à dire les rapports sociaux. » [23] En aucun cas il n’y a actuellement de signe d’un changement d’époque, les conditions de production se modifient conformément à ce qu’ont toujours fait les propriétaires du capital. La baisse de la rentabilité du travail constatée dès la fin des années soixante-dix [24] a signifié que le mouvement de rationalisation du procès de production, tel qu’il se pratiquait, arrivait à essoufflement et nécessitait une refonte des équilibres internes du mode de production, équilibres que l’on qualifiait auparavant de compromis fordiste.

Ce réaménagement prit la forme de la précarisation de la main-d’œuvre que nous constatons actuellement. Le pari fait par « la petite élite d’organisateurs [qui] tente d’assurer la coordination, les conditions de fonctionnement et la régulation des organisations dans leur ensemble » [25] est, en fait, extrêmement audacieux. Il reprend en effet la forme du travail tel que les salariés du XIXème siècle la vivaient mais juge, avec raison visiblement, que le mouvement d’institution d’un imaginaire consumériste a été mené avec succès sur la population et que, par conséquent, nous n’en sommes plus à essayer d’attacher la main d’œuvre à l’appareil de production mais bien plutôt à expérimenter la nouvelle configuration salariale la plus opportune après l’épuisement de la précédente en vue de maintenir et même, nous le voyons actuellement, d’accroître le taux de profit. Dans le cadre des imaginaires hétéronormés de notre société industrielle désormais presque totalement monétarisée, le travail intermittent n’est plus une liberté mais une calamité.

Cette situation n’est rendue possible que par le fait que les peuples ont été transformés en main d’œuvre. Or, notre société du travail manque de travail puisqu’elle l’économise volontairement par la hausse de la productivité. Les individus arrivent donc à l’âge adulte, prêt à être intégrés dans les postes fonctionnalisés de la méga-machine industrialo-étatique, et à s’y identifier, alors que dans le même temps est créé une pénurie d’emplois. De plus, alors que dans la configuration précédente du mode de production, le compromis fordiste, les individus pouvaient s’identifier aux postes fonctionnalisés que leur proposait la société du travail, actuellement, la déstabilisation de tous les collectifs de travail et de la hiérarchie salariale ne laisse que peu d’espoir aux salariés de trouver une quelconque source d’accomplissement. « En réalité, les masses se développèrent à partir des fragments d’une société hautement atomisée, dont la structure compétitive et la solitude individuelle qui en résulte n’étaient limitées que par l’appartenance à une classe. La principale caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité et l’arriération, mais l’isolement et le manque de rapport sociaux normaux. » [26] Or, il apparaît que le système de classes sociales est actuellement en train de s’effondrer au profit d’une société duale. Le résultat en est un sentiment de superfluité généralisé. Les individus se sentent inutiles, interchangeables, les vies se vident de sens. Hannah Arendt écrivait à propos de l’homme de masse européen de l’entre deux guerres : « Le fait qu’avec une uniformité monotone mais abstraite le même sort avait frappé une masse d’individus n’empêcha pas ceux-ci de se juger eux-mêmes en terme d’échec individuel, ni de juger le monde en termes d’injustice spécifique. [...] le repli sur soi alla de pair avec un affaiblissement de l’instinct de conservation. » [27] Il est étonnant de constater que cet affaiblissement se retrouve jusque dans nos entretiens avec, par exemple, Stéphanie qui souhaite une troisième guerre mondiale : la guerre comme espoir d’un ordre nouveau.

C’est dans ce contexte de création d’une masse désespérée que les institutions de traitement du chômage tiennent un rôle de garde-fou fondamental. En effet, le chômage est la construction imaginaire indispensable au fonctionnement de la nouvelle configuration du mode de production, il est le point nodal de la société salariale actuelle. Nous proposons de découper le rôle de ces institutions en deux fonctions. Dans un premier temps, nous observons que si la société du travail assure l’intégration fonctionnelle des salariés par la consommation et la contrainte, il existe cependant un trou béant : les expériences autonomes possiblement vécues pendant le temps libéré par la précarité. C’est dans cet espace, par définition inaccessible aux régulateurs salariaux, que la construction imaginaire du chômage est chargée d’agir. Les institutions traitant du chômage sont ici investies d’une mission primordiale car elles sont au centre du dispositif chargé de vider de sens les périodes de non-travail de manière à pouvoir ensuite être relayées par les médias et l’industrie culturelle. Ces organismes délimitent le champ de ce qu’il est normal de vivre dans une société industrielle. Les individus qui sortent du cercle de normalité font, par conséquent, l’objet d’un discours et d’un traitement particuliers. Ainsi stigmatisé, le temps de non-travail se voit chargé de symboles négatifs et les expériences autonomes sortent du champ du possible. La construction sociale chômage peut alors servir d’épouvantail au reste de la population salariée qui, exceptée une petite élite, voit ses conditions de vie déstabilisées. Par là, il s’agit d’éviter la constitution d’une figure sociale (qui prendrait le relais du défunt ouvrier) susceptible de peser sur le rapport salarial, voire, puisqu’elle se serait constituée dans des expériences de non-travail, capable de remettre en cause le mode de production en son fondement.

Dans un second temps, le phénomène du chômage permet d’entretenir un sentiment paranoïaque dans la population, paranoïa qui canalise les frustrations dues à la fonctionnalisation de la vie. Nous l’avons vu, il existe un parallèle troublant entre le discours de l’employabilité et le discours antisémite. Il est particulièrement inquiétant d’observer que la forme de ce dernier est reprise par les institutions actuelles. La masse gigantesque d’individus superflus que produit notre système social est contrôlée au niveau de la société toute entière à la manière des foules fascistes de l’entre-deux guerres. « Ce dont a besoin le pouvoir totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c’est d’une préparation qui rende chacun d’entre eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de victime. » [28] À nouveau, le parallèle avec nos entretiens est frappant. Chaque salarié doit sentir qu’il est interchangeable. Antoinette comme Stéphanie se sentent dévalorisées et perçoivent leurs personnalités comme inadaptées au monde qu’elles vivent. Le devenir de l’individu moderne laisse alors rêveur : être intégré dans des structures de travail dont il saisit mal la finalité mais dont dépend sa survie et, dans le même temps, sommé par la publicité de jouir dans un monde déstabilisé. L’amenuisement des espaces et des moments de liberté annonce l’absorption totale du sujet par l’objet. Sous l’effet de l’imposition d’une norme toute puissante, le monde devient monstrueusement homogène et annihile tout mouvement dialectique au sein de la Raison, mettant ainsi un terme à toute possible transcendance. Toutes les expériences deviennent cohérentes et n’autorisent plus de pensées alternatives, voir de pensée tout court. Le traitement du chômage ne doit pas être seulement perçu comme emblématique de cette situation, il est un élément central du dispositif de contrôle social. Au final, la question qui se pose est celle de l’effrayante similarité entre ce dernier et les méthodes de contrôle totalitaires. Peut être y a-t-il là un indice précieux pour nous éclairer sur notre Modernité qui, de la colonisation à Auschwitz en passant par les immenses douleurs de l’urbanisation et la destruction de la diversité biologique, semble n’être qu’une suite de catastrophes qui nous approche progressivement du point de non-retour.

Christophe Hamelin - Renaud Tarlet

  

[1] André Gorz. , Métamorphoses du travail - Quête du sens, Galilée, Collection Débats, 1988, p.240

[2] Christian Topalov, cité in André Gorz op.cit., p.241

[3] André Gorz., op.cit., p.241

[4] Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Flammarion, Collection Champs, 2002, pp.102-103. Au passage, notons comme cet exemple renvoie l’idée d’une nature de l’Homme le poussant à rechercher son intérêt à tout prix, idée qui est le socle de la pensée économique dominante, aux limbes de l’ignorance. Inutile de souligner comme, dès lors, cette pensée est complètement privée de fondement...

[5] Il serait passionnant d’essayer de comprendre comment cet oubli s’est produit et de le comparer, par exemple, avec la propagation de l’instruction scolaire. Comme l’écrivait George Orwell : « celui qui maîtrise le passé maîtrise le présent. »

[6] André Gorz, op. cit., p.62

[7] Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme, Gallimard, collection Quarto, 2002, p.657 . Il paraît intéressant de noter à quel point la récente réforme de l’Allocation Spécifique de Solidarité, qui a poussé des dizaines de milliers de chômeurs dans la plus extrême précarité en les privant de l’essentiel de leur revenu, est un paradigme de l’application de cette logique. Dans ce cas précis, l’idéologie libérale a décrété que le fait de priver les chômeurs de ressources doit les pousser à faire les efforts nécessaires pour trouver un emploi et tant pis si cet emploi n’existe pas, puisque l’idéologie ordonne le contraire.

[8] Ibid., p.825

[9] Theodor W. Adorno - Max Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, collection Tel, 1974, p.183

[10] Ibid., p190

[11] Ibid., p.190

[12] André Gorz, op. cit., pp.88-89

[13] Le Canard Enchaîné du 16 octobre 1996

[14] Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, op. cit., p.195

[15] Cité in Jean Pierre LEBRUN., op. cit., p.120

[16] Cornélius Castoriadis, cité in www.monde-diplomatique.fr/2003/02/RUFFIN/9931. Consulté le 13/01/2006.

[17] Notre analyse est ici sémantique et s’appuie sur le sens originel du mot « indemnité », défini comme suit dans le petit Robert : « Ce qui est attribué à quelqu’un en réparation d’un dommage, d’un préjudice, ou de la perte d’un droit. » C’est indéniablement pour faire oublier ce sens que le mot indemnité est remplacé par allocation dans la novlangue du discours aujourd’hui présenté comme légitime sur le chômage.,

[18] Certains objecteront que le chômeur n’est pas seul à cotiser car il existe les cotisations patronales. Mais cette objection ne fait que renforcer notre propos : ces cotisations patronales sont en fait prélevées sur la valeur ajoutée que produit le salarié. La forme fiche de paie légitime la fiction que constituent les cotisations patronales en ne présentant qu’un salaire dit brut qui n’est autre que le solde de la valeur ajoutée créée par le salarié moins la plus-value réalisée par le patron. Ainsi nous voyons comment l’expression cotisations patronales - cotisations en fait prélevées sur la valeur ajoutée produite par le salarié, donc cotisations en réalité salariales - participe pleinement de ce système qui violente la réalité par la manipulation du langage que nous décrivons en légitimant l’appropriation d’une partie de la valeur ajoutée par le patronat qui ne cotise en fait que sur ce qu’il confisque du travail des salariés..

[19] Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat Social, Union Générale d’Éditions, collection 10/18, 1973, p.70

[20] cité in « Le Guide pour Agir, Je démarche les entreprises, Comment se servir de ses relations et développer son réseau. » Ce guide, édité par l’A.N.P.E. et distribué dans ses agences, mérite vraiment d’être consulté tant il pose de manière effroyablement transparente la réification des rapports humains comme norme de toute relation sociale.

[21] entretien avec Antoinette, employé A.N.P.E.

[22] Hannah Arendt, op. cit., p.832

[23] Karl Marx - Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, éditions sociales, 1962, p.25

[24] André Gorz, op. cit., p.80

[25] Ibid., p.53

[26] Hannah Arendt, op. cit., p.626

[27] Ibid., p.624

[28] Ibid., p.824

 


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« La figure du chômeur : une construction imaginaire »

Texte paru dans une version abrégée dans la revue Drôle d’époque.
Ecrit par libertad, à 11:11 dans la rubrique "Actualité".



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