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Tout aussi médiatisée que la grippe aviaire ou le chikungunya, qui à eux deux ont fait à peu près autant de victimes humaines qu’une flambée saisonnière de gastro-entérite en Suisse, beaucoup plus contagieuse et porteuse de séquelles graves la fièvre communautariste infecte chaque jour davantage la planète.
Apparue aux Etats-Unis, où le respect purement formel pour les origines, croyances et habitus des immigrés est toujours allé de pair avec une ségrégation franche ou rampante réservant les meilleures situations sociales, économiques et géographiques aux Blancs de souche européenne en général et anglo-saxonne en particulier, la pandémie communautariste a gagné le reste du monde dans les bagages de la mondialisation libérale, laquelle renforce partout en profondeur les idiosynchrasies locales au prorata du laminage qu’elle leur fait subir en surface.
En d’autres termes, plus les êtres humains sont incités à partager les mêmes désirs, à aspirer au même mode de vie, à devenir de plus en plus identiques les uns aux autres, c’est-à-dire similaires à un citoyen occidental standard, plus ils se raidissent dans la compulsion des concepts restrictifs qu’ils supposent les constituer : la terre, l’ethnie, le clan, la langue, la religion, la culture.
Plus l’Amérike et ses satellites cherchent à imposer partout leur paradigme de l’individu, soit un producteur-consommateur matérialiste communicant de préférence dans un anglais basique, bref le parfait philistin davantage préoccupé, comme Bush Jr, quand il éprouve des angoisses spirituelles, de superstition bondieusarde que d’exégèse religieuse, plus les « marchés émergents » opposent à sa modernité leurs dialectes millénaires, leurs rites ancestraux, leurs traditions, une conception du monde qu’ils verrouillent de sorte que le modèle de référence ne l’infecte pas.
Là où a passé le rouleau compresseur libéral –et parfois avant lui la niveleuse stalinienne qui était comme son double moins abouti- avec sa volonté d’uniformisation, repoussent vigoureusement les micro-nationalismes, les micro-ethnicismes les plus étroits, qui font que dans le Caucase, par exemple, des territoires de quelques centaines de kilomètres carrés réclament leur indépendance, comme si celle-ci, de toute façon illusoire, était la seule garante de leur existence, alors que c’est cette volonté même d’existence singulière – à dessein, on ne parlera pas de liberté- qui est paradoxalement en train de détruire le peuple tchétchène et installe la plupart de ses voisins entre l’enclume russe et le marteau nationaliste, sans autre perspective pour l’individu que celle d’être un pion pour l’un ou l’autre joueur.
Le communautarisme présente évidemment des aspects rassurants, c’est pourquoi il séduit les peuples et d’abord leurs élites qui y voient une façon de conserver, d’affermir ou d’obtenir un pouvoir autrement dilué dans la seule reconnaissance de compétences internationalement validées : en présentant une alternative à la mondialisation des esprits et des modes de vie, il démontre les capacités de résistance des sociétés dominées et les facultés de résilience des cultures minoritaires, voire marginales et ce à l’intérieur même des sociétés de longtemps façonnées par l’ordre bourgeois et l’égalitarisme marchand.
D’une certaine façon, le communautarisme -qui est repli sur des valeurs subjectives, donc objectivement conservateur sinon réactionnaire-, présente la réponse ad hoc à l’hégémon de l’uniformisation techno-libérale, aussi, un peu vite, s’est-il acquis les sympathies d’une large frange des populations contestataires de l’ordre dominant, lesquelles populations ne semblent pas avoir toujours une conscience claire que le remède pourrait être pire que le mal. Car si le communautarisme rassure en singularisant et en proposant un refuge, il néglige à la fois les vastes ensembles humains (sauf dans le cas des religions) et surtout l’individu soi-même, finalement davantage « libre », à savoir contraint de faire des choix, dans l’impersonnalisation de la mondialisation que dans le cercle restreint de la communauté qui exige que chacun s’oublie en s’identifiant à elle et en la défendant au prix de sa vie s’il le faut.
De là, au lieu d’être un être humain sur la Terre, on se trouve défini par des appartenances qui collent à chacun de nous un uniforme parfois élégant, souvent confortable comme tout ce qui nous dispense de penser, mais qui, pour peu qu’on s’interroge, ressemble vite à un carcan : en effet, on ne parle pas encore systématiquement de « communauté » masculine ou féminine (c’est sans doute pour bientôt), mais tout le reste des penchants ou activités humaines est déjà passé à son crible grossier, communauté internationale, nationale, linguistique, régionale, urbaine, rurale, religieuse, ethnique, scientifique, culturelle, (homo)sexuelle, etc…, avec ce formidable caractère réducteur qui résume chaque individu à une référence totalement artificielle, à une pure imposture que sa seule multiplication suffit à démontrer (comment peuvent donc coexister communauté internationale et communauté réduite à un lotissement pavillonnaire ? autrement dit, s’il y a communauté internationale*, donc conscience d’une appartenance à l’humanité avant tout et conscience d’un bien commun à celle-ci, toutes les autres prétendues communautés sont redondantes ou nuisibles à la cohésion comme à la compréhension de la communauté par excellence).
Là on réintroduit les communautés de grande amplitude, à prétention universelle, telles que les communautés religieuses, comme l’islam** et la présumée oumma, ou communauté des croyants, et se posent les questions : quoi de commun entre chi’ites et sunnites qui s’entretuent en se disputant le titre de vrais fidèles ? quoi de commun entre le prince saoudien, aussi richissime que hautement fondamentaliste et sa domestique indonésienne ? quoi de commun, dans cette supercherie d’une communauté une et indivisible, entre celui qui décide de tout et celle qui n’a droit à rien ? quoi de commun entre un mollah intégriste du Caire membre des Frères musulmans et un chirurgien égyptien libre-penseur exerçant à Londres ? qu’est-ce que la oumma, sinon une pure fiction qui n’a de vague forme que vaguement unie face à un ennemi commun : le socialo-capitaliste occidental sioniste-chrétien ou, pire, athée ? Quoi de commun entre le musulman du Nord, modelé bien plus qu’il ne l’imagine aux normes occidentales (depuis ses goûts musicaux jusqu’à sa manière de se vêtir) et le berger yéménite ? rien, juste un fantasme articulé autour du désir/répulsion que véhicule le porteur de scandale, le Blanc d’autant plus favorisé par Dieu qu’il se donne pour impie.
L’actualité commande d’évoquer la communauté juive -dont la couverture médiatique est inversement proportionnelle à l’importance démographique-, convoquée par des professionnels de la compassion identitaire à chaque fois qu’un fait-divers crapuleux concerne l’un de ses membres, qui n’est plus alors défini qu’à ce seul titre, juif, comme si cet aspect confessionnel non seulement le résumait mais l’expliquait tout entier, comme si le drame d’une personne hic et nunc justifiait le passage au drame pluriséculaire d’un ensemble mythique ; pourtant, même si une intention antisémite prépondérante ou secondaire est décelable dans la perpétuation d’un crime, peut-on assimiler ce crime singulier à un crime de masse, parler « d’émoi d’une communauté » à propos de la perte de l’un de ses éléments -que la plupart des composantes de ladite communauté ignoraient totalement jusque alors-, comme s’il s’agissait d’une violence organisée contre la totalité de ses membres ? et pourquoi s’émouvoir plus spécialement de ce cas-là, comme si tout autre cas impliquant un élément allogène à la « communauté » était de moindre gravité, voire indifférent ?***
Cette démarche, qui ne prête de véritable importance qu’à ceux que l’on désigne superficiellement, c’est-à-dire à travers des signes ou stigmates symboliques, comme ses pareils, flèche précisément la pente savonnée sur laquelle nous risquons tous de glisser : je suis un homme blond chrétien et sportif dans la quarantaine et je ne me préoccupe réellement que du sort de mes alter ego, je suis un homosexuel métis et citadin et je ne me préoccupe… je suis une jeune femme noire animiste et je ne me préoccupe… etc…
On ne sera pas naïf : bien sûr que le sentiment plus ou moins fondé, plus ou moins entretenu par des factions rarement désintéressées, d’appartenir à une minorité menacée, exploitée, ignorée ou niée par la majorité intégrée au système dominant explique et la revendication communautariste et le discours victimaire (d’ailleurs manipulé à des fins politiques ou mercantiles qui échappent la plupart du temps aux « victimes »), mais il serait temps d’être conscient que, sans la contrepartie d’une volonté d’intégration universelle où les préférences personnelles, de la manière de croire à l’incroyable jusqu’aux habitudes sexuelles, seraient remises à leur place –très secondaire- cette revendication et ce discours ne rencontreront que davantage d’incompréhension de la part de tous ceux qui ne se sentent que de la communauté des mammifères.
Pour finir sur une note positive, l’avenir de l’humanité, s’il n’est pas libéral-capitaliste, sera celui d’un internationalisme socialiste libertaire, ou bien, par le communautarisme, il ne sera pas un avenir, mais un passé réactivé.
*on comprendra qu’il s’agit pour moi d’un parfait artefact ou une coquille vide, si on préfère. **l’islam est aujourd’hui plus identificatoire et plus porteur de fantasmes positifs ou négatifs que le christianisme, plus au cœur de l’actualité aussi, c’est pourquoi je le cite de préférence, mais toutes les religions véhiculent le même renoncement à changer l’ordre du monde tel qu’il était à l’âge d’or des prophètes, infantilisent les humains et les hiérarchisent en prétendant les rassembler. ***où sont les manifestations de masse et les obsèques en présence du gratin politique dans le cas des meurtres récurrents de SDF ou les agressions, parfois mortelles, de « folles » ? il s’agit pourtant d’actes « racistes », anti-pauvres, anti-transgression sexuelle.
Mathias Delfe
Commentaires :
libertad |
Mathias ton analyse est limpide et je rejoins ta conclusion sur la nécessité d'un nouvel internationalisme...libertaire si possible. Dans les années 50 les anarchistes avaient participé à une campagne pour se faire reconnaître comme "les citoyens du monde". Je crois qu'il faudrait aller dans ce sens non pas pour nier la légitimité de certains combats particuliers mais pour les sortir de leur gangue communautariste car c'est vrai que le communautarisme est le pire ennemi de l'individu(e).
Je suis frappé par le fait que certains mouvements particuliers qui étaient progressistes à leur origine sont devenus largement réactionnaires et récupérés par le système marchand ( quand ce n'est pas par la droite ), perdant tout caractère subversif, le victimisme étant la marque de leur nouvelle idéologie. Répondre à ce commentaire
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loupiac 27-02-06
à 22:52 |
heureuse contributionMerci à Mathias pour cette riche contribution qui permet de réactiver un débat menaçé par le consensus habituel. C'est un éclairage intellectuellement courageux que je vais m'empresser de diffuser autour de moi; j'espère qu'il va engendrer des réactions utiles sur le site de l'En-dehors et ailleurs. A bientôt donc j'espère. PS: Mathias aurait-il la bonne idée d'envoyer son article à Onfray ? A Mignard ? ... Répondre à ce commentaire
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Anonyme 28-02-06
à 10:48 |
Re: des questions...Très bon texte de
mathias. yayoi Répondre à ce commentaire
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MathiasDelfe 28-02-06
à 14:34 |
Re: Re: Re: des questions, toujours des questions...Bon, vu que Provisoire pose
de bonnes questions et que Yayoi fournit de bonnes réponses, je n’ai plus qu’à
retourner me coucher ! Cet article n’a pas la prétention
à l’exhaustivité d’une thèse de trois cents pages, c’est pourquoi je me borne à
dénoncer/dévoiler les effets pervers du communautarisme plutôt que de faire la
promotion de ses meilleurs aspects, ce à quoi s’emploient des prosélytes en
tout genre, à qui l’on tend moult
micros, caméras et colonnes de journaux (vous avez remarquez comme les dignitaires religieux, auprès desquels n'importe quel politicien élu apparaît légitime, deviennent pour les médias des références que rien de démocratique ne justifie ?) Provisoire, en écrivant « le communautarisme
-qui est repli sur des valeurs subjectives, donc objectivement conservateur
sinon réactionnaire », j’évoque les valeurs subjectives du communautarisme, pas
le fait que toutes les valeurs subjectives seraient conservatrices ou
réactionnaires (au contraire) ; mais celles du communautarisme, oui (promotion
du clan, du dialecte, de la « race », de l’ethnie, de la religion dans sa
dogmatique originelle, du mythe fondateur, de la micro-nation –donc « pure »,
du passé ré-enchanté, etc..). Il n’y a là-dedans absolument aucun concept
(in)novateur, encore moins révolutionnaire (terme que j’évite d’employer, parce
qu’aussi galvaudé que « pensée unique » ou « politiquement correct »). Sinon, ce qui fonde la primauté de l'individu sur le
groupe, en tout cas pour un existentialiste athée, c'est que celui-ci -le groupe-
n'est pas né, ne vit pas et ne mourra pas à la place de celui-là -l'individu ;
il n'a donc rien de très sérieux, des lendemains qui chantent sur la Terre ou
au Ciel, à proposer pour exiger que je lui soumette mon seul bien, mon existence. A+ Répondre à ce commentaire
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à 22:25