Lu sur
Indymédia Paris : "Arrêt sur image : un rideau de fer et de béton, un rideau de béton armé est tombé sur les cités, séparant « deux mondes » qui s'opposent et qui divisent la société. Dans le calme apparent de l'état d'urgence, l'opinion publique et la France bien-pensante s'efforcent de retrouver aujourd'hui un certain consensus pour éviter la transformation du conflit en une sorte de guerre civile. C'est une réaction tout à fait normale. Il faut même reconnaître que les témoignages de solidarité à l'égard des « fauteurs de troubles » sont d'une étonnante générosité dans un tel contexte de violence. On parle de fracture sociale, de l'échec évident de la politique d'intégration, de promesses électorales non tenues, on exige plus de solidarité, on parle donc de la responsabilité de la société et de l'État, sans rejeter lâchement toute responsabilité collective sur les « voyous » et la « racaille » des cités. Très bien. Cependant ce discours est trop beau par rapport à ce qu'on voit en même temps, par rapport au discours silencieux des images, qui tiennent un tout autre langage. On voit surtout des policiers, des pompiers et des forces d'intervention patrouiller en casque high-tech dans des cités désertes avec leur étrange éclairage artificiel, comme des astronautes en scaphandre sur une autre planète. Et tout le problème est là : dans ces cités plongées dans une étrange atmosphère nocturne, les forces de l'ordre qui représentent l'État apparaissent comme des héros de science-fiction échoués sur une autre planète. Un monde les sépare de ceux qu'on ne voit d'ailleurs plus guère, de ceux qu'on voit dans les médias tout au plus comme des agresseurs, mais on ne voit pratiquement pas d'images qui pourraient les montrer comme les victimes d'une autre violence, celle de l'État. Tous plongent dans cette longue nuit de la démocratie et dans une obscurité de couvre-feu. Là encore, le discours officiel sonne assez creux, quand on dit seulement que ces jeunes sont aussi des victimes, mais on se garde bien de le montrer. La fracture sociale réapparaît ainsi dans le traitement médiatique et dans le traitement politique des événements, ce qui montre clairement que les promesses ou le « sursaut républicain » ne résoudront pas plus le conflit que l'état d'urgence décrété, puisqu'on n'ose toujours pas faire face au conflit réel et à ses causes profondes.
Disons-le enfin, une fois n'est pas coutume : il s'agit là de la crise majeure d'une certaine civilisation, d'une société industrielle, qui s'effondre sous nos yeux. Il ne suffit pas de parler de l'échec d'un modèle d'intégration républicain qu'on qualifie de modèle français, ce qui n'expliquerait pas du tout la peur générale en Europe de voir l'élargissement du conflit dont des signes avant-coureurs sont apparus en Belgique et en Allemagne. La critique néomarxiste des événements ne mènerait pas beaucoup plus loin non plus, puisque le marxisme était aussi une idéologie de la société industrielle, au point que son échec historique monumental dans l'effondrement de l'empire soviétique était le premier signe majeur de l'effondrement de toute la société industrielle. Ce qui paraissait provisoirement et assez dérisoirement la victoire finale de la civilisation occidentale était donc plutôt le début de sa fin. Mais voyons les causes profondes du conflit actuel de plus près.
Quand un ministre de l'Intérieur parle de la « racaille » des cités de sa république, il oublie manifestement qu'il parle de sa racaille, de la racaille de son État et des citoyens de sa république. Si racaille il y a, c'est d'abord et surtout sa racaille et il lui en incombe la plus haute responsabilité par sa fonction de ministre. Au point qu'il a pu, de par sa haute responsabilité de ministre de l'Intérieur représentant l'ordre social, transformer un groupe de mécontents en véritables « voyous », du fait qu'il les a déclarés « voyous », ce qui a déclenché le conflit ouvert des « violences urbaines », comme on l'a vu. Néanmoins, ce n'est pas un ministre ou un gouvernement qui seraient seuls responsables de l'existence d'une « racaille » dans leurs cités. C'est d'abord le système social caractéristique de l'industrialisation forcée qui en est responsable au premier chef, puisqu'on a « importé » des milliers et des millions de gens, surtout d'anciennes colonies, on a importé la main d'oeuvre comme une marchandise qui paraissait alors bon marché, mais pour laquelle le système devrait payer le prix fort maintenant. Pourquoi ? Parce que, encore une fois, à l'époque de globalisation de la société industrielle on croyait qu'il coûterait moins cher d'automatiser les usines ou de les supprimer carrément pour les installer dans des pays où la main d'oeuvre semble encore moins cher. Plus besoin alors de la marchandise humaine importée massivement des colonies. Mais l'addition sociale paraît déjà salée et la main d'oeuvre chinoise ou autre, qui semble globalement bon marché aujourd'hui, coûtera encore plus cher demain à l'Occident, quand il devra se rendre à l'évidence que sa prétendue globalisation annonce la fin de sa domination, voire la fin de sa civilisation, alors qu'elle semblait d'abord annoncer sa victoire universelle. Quoi qu'il en soit, l'analyse de cet exemple montre que le « danger de l'immigration » qu'on nous brandit une fois de plus menace beaucoup moins la civilisation occidentale que sa propre recherche de profit cynique et bornée, ainsi que sa profonde hypocrisie qui ne veut pas payer le prix fort d'une main d'oeuvre qu'elle croyait bon marché et facile à exploiter par un calcul manifestement erroné. Quant aux immigrés actuels, qui ne sont plus « importés » en tant que main d'oeuvre pour une industrie qui tend à disparaître, eh bien, il ne fallait pas aller dire dans les pays du monde entier que le système occidental était le meilleur, le seul « monde libre et civilisé »... et faut pas s'étonner maintenant si les pauvres étrangers convaincus par ce marketing idéologique affluent dès lors pour venir s'installer dans un tel paradis terrestre, surtout qu'on leur a aussi montré leur état misérable chez eux.
Il est d'ailleurs intéressant de remarquer la nature symbolique des actes de violence d'une « racaille » qui s'avère d'une certaine façon plus civique que leur ministre qui les traite ainsi. En effet, ils ne s'en prennent pas à la vie humaine, ni même aux quartiers riches, mais ils s'attaquent surtout aux symboles de la république et de la société de consommation chez eux. Ils incendient les écoles républicaines, les commissariats de police, des vitrines et des voitures, qui sont les plus forts symboles de statut social dans notre société de consommation. Ils rejettent ainsi par des gestes symboliques très forts l'État et la civilisation qui les a engendrés et qui les rejettent ouvertement, lorsque leur ministre les qualifie de « racaille » pour toute représentation démocratique de ses malheureux citoyens. Ou lorsque, en raison d'une autre loi d'exception, il ne suffit pas dans leur cas de naître en France pour qu'ils obtiennent automatiquement la citoyenneté française.
En même temps, ils n'ont pas de revendications révélatrices d'un monde nouveau et ils n'ont pas d'autre idéologie que celle de la civilisation occidentale et sa violence. Ils ne font rien d'autre que ce que la société leur impose et leur vend avec une valeur normative dominante par ses médias, par ses films d'action et ses jeux vidéo, qui ont littéralement entraîné les jeunes aux combats de rue depuis des années. C'est l'industrialisation globalisée qui a fabriqué leur vie misérable et qui les a mis à la rue par une violence urbaine inavouable. De plus, ce qu'on qualifie communément de « violences urbaines » nous montre la violence profonde de l'urbanisme massif de la société industrielle. Ce ne sont pas ces jeunes qui ont voulu construire des cités totalement inhumaines, et ils n'ont pas inventé les valeurs de Mad Max fétichisées de leur vie totalement instrumentalisée avec ses idéaux technologiques, avec ses voitures et son « essence » tant fétichisée. « Essence » qui a pris feu maintenant, mais qu'on savait hautement inflammable de toute façon. Certes, on prétendait ne pas le savoir, mais on était censé savoir tout de même. Et le caractère incendiaire de l'« essence » hautement inflammable d'une telle société industrielle continuera à couver malgré toute mesure de couvre-feu. Il couvera même plus dangeureusement sous le calme apparent des couvre-feu et jusqu'au moment où finira par s'éteindre feu la société industrielle. La voiture est le symbole de confort essentiel de la civilisation industrielle, mais aussi le grand symbole de son hypocrisie écologique, qui véhicule la profonde agressivité d'une telle civilisation déguisée en « confort ». La fétichisation de la voiture participe largement à la fétichisation de l'urbanisme qui résulte de l'industrialisation forcée. N'oublions pas que ces voitures incendiées par les jeunes des cités étaient assemblées autrefois assez symboliquement par leurs parents, désormais licenciés et devenus indésirables comme eux, elles sont donc les symboles de leur misère qu'ils tentent d'exorciser par le feu. Quand on est scandalisé de voir les « violences urbaines » sortir et sévir ouvertement dans les rues, on est surtout profondément choqué de voir apparaître la violence inavouable de l'urbanisme de notre civilisation, la violence d'une urbanisation industrielle qui a violé la nature extérieure autant que la nature humaine. Cette violence reste là, même si on arrive à réprimer les « violences urbaines » apparues ouvertement dans les rues. Lorsqu'une civilisation se fonde et base sa prétendue richesse sur l'exploitation massive des ressources naturelles et de certaines populations de son pays ou d'autres pays maintenus dans un système de déséquilibre économique global qui reste tout de même l'héritage du colonialisme, bref : quand un système est basé sur une telle violence, qui s'exprime essentiellement dans son univers urbain, qu'on ne soit pas étonné alors de voir apparaître ouvertement des « violences urbaines ».
La société et le gouvernement ont d'ailleurs vite montré qu'ils ne sont pas en reste en matière de violence, lorsqu'on a sorti une loi d'exception héritée du colonialisme et de la guerre d'Algérie pour décréter l'état d'urgence, humiliant à l'extrême les jeunes « fabriqués » massivement par leur système. Lorsque ces jeunes détruisent désespérément leur cité et les symboles de la république comme l'école ou des centres sociaux qui sont là pour aider gratuitement leur intégration et qui subviennent même financièrement à leurs besoins courants, ils démontrent à quel point il se sentent rejetés et trahis par le système, qui, à son tour, ne manque pas de montrer sa profonde hypocrisie et sa profonde violence à leur égard, en appliquant une loi de guerre coloniale contre eux, originaires pour la plupart d'anciennes colonies. Certes, de manière agressive et négative, mais ils montrent tout de même leur attachement aux institutions dont ils reconnaissent la valeur symbolique en les détruisant pour manifester la profonde crise et l'hypocrisie non moins profonde de ces institutions au sein de la civilisation industrielle. En cela, leur comportement n'est en rien moins civique que celui d'un ministre rejetant des citoyens qui ne voteraient jamais pour lui comme des « voyous » (au lieu de les représenter conformémant à son mandat) ou la conduite d'un gouvernement qui montre son incapacité de maintenir l'intégrité de la loi et la paix sociale (ce qui resterait pourtant sa principale fonction) en décrétant honteusement une loi d'exception de guerre coloniale. Intervention plus violente sur le plan légal qu'en 68, quand on n'a pas appliqué cette loi d'exception. Le plus dramatique dans tout ce conflit, c'est de voir l'État faire preuve de plus de violence urbaine que sa propre « racaille » et que celle-ci se comporte dans le conflit à plusieurs égards plus civiquement que son gouvernement, notamment quand elle réclame la démission d'un ministre qui refuse ostensiblement de représenter tous les citoyens du pays, conformément à son mandat démocratique. En cela, le comportement des « voyous » s'avère plus démocratique que celui de leur ministre, ce qui montre la gravité de la sitution. La violence de l'État est plus grave, dans la mesure où elle est collective et impose sa violence ainsi à toute la société en décrétant l'état d'urgence. Les « voyous » agissent violemment au nom de leur groupe et ils doivent en assumer la responsabilité individuellement, mais l'État agit violemment au nom de tous et nous rend violents collectivement en tant qu'il nous représente. L'État nous rend donc tous personnellement responsables de sa violence. (La médiatisation du pouvoir et la boulevardisation de la politique par des méthodes de marketing tendent manifestement à faire oublier aux hommes politiques leur véritable fonction représentative et la responsabilité historique qu'elle implique. Les hommes politiques ont fini par croire à ce qu'on faisait croire aux masses que la politique reviendrait à peu près à des querelles de partis et à des histoires médiatiques débouchant périodiquement sur des campagnes de promotion électorale. Comme si le pays n'avait plus d'histoire, ni de destin au sens propre et comme si l'homme politique était réellement un personnage médiatique qui pouvait dire n'importe quoi sans conséquence historique. C'est donc en vain qu'on a transformé la démocratie en médiocratie, dotée de méthodes statistiques qui semblaient garantir sa stabilité, l'histoire reprend ses droits et fait apparaître la violence profonde du système.)
Quel est le sens d'une telle violence qui semble si insensée ? On comprend sans doute mieux ces étranges expressions violentes de « civisme » de part et d'autre quand on prend en compte les idéaux de la civilisation dont on voit la crise profonde et les premiers signes évidents de son effondrement. En effet, le héros idéal que cette civilisation présente à ses jeunes est un Terminateur élu gouverneur de Californie. Le rêve, quoi - devenu réalité. Assez cauchemardesque, certes, mais une réalité quand même. Une civilisation qui présente un tel idéal de réussite sociale aux jeunes, et surtout à ses déshérités appelés pudiquement « défavorisés », une civilisation de Terminateur où les ventes de jeux vidéo dépassent les ventes de films, une civilisation où « action » signifie destruction massive de tout ce qui bouge pour arriver à ses fins les plus solitairement égoïstes sous prétexte de « sauver le monde » ou plutôt les siens, une civilisation si profondément violente et si peu civilisée mène tout à fait logiquement aux pires « violences urbaines », puisqu'elle y pousse et elle y entraîne elle-même les gens.
Tout cela semble déjà assez difficile à avouer, mais le tabou par excellence reste encore à dire. On parle de l'échec de l'intégration socio-économique des jeunes « défavorisés ». (Soit dit en passant : défavorisés par qui si ce n'est par le système...) Mais de quel modèle d'intégration parle-t-on ? Car cette civilisation est assez hypocrite pour en avoir deux : une intégration républicaine « officielle » et le modèle d'intégration global des formes d'expression majeures de la civilisation globalisée et de sa société de consommation : pubs, tubes, films, jeux vidéo, etc. Or, il est parfaitement évident que les deux modèles d'intégration sont diamétralement opposés et les jeunes des cités vont suivre évidemment le modèle dominant, celui de la globalisation. En cela, une fois de plus, leur comportement est plus sincère et moins hypocrite que celui des représentants d'un idéal républicain largement bafoué par la globalisation dominante.
Regardons ce modèle d'intégration globale de plus près pour comprendre pourquoi il s'oppose si profondément au modèle d'intégration républicaine, voire à toute intégration sociale digne de ce nom. En effet, pour la première fois dans l'histoire humaine, on a vu apparaître un modèle de désintégration sociale présenté curieusement comme le modèle d'intégration globale d'une « société », d'une société de consommation qui évolue vers une « société » de masses solitaires désolidarisées dont seul le marketing forme une société, au sens de société de consommateurs solitaires, précisément. Ne soyons plus dupes. Le consommateur idéal est l'individu frustré et désespéré infiniment par sa solitude qu'il cherche à combler par tous les moyens, en fuyant dans la surconsommation de produits censés le rendre « heureux » et « libre » d'après l'idéologie béate des publicités, jusqu'à lui offrir le bonheur virtuel d'une famille idéale qu'il n'aura jamais réellement. L'objectif dominant d'un tel système sera donc de produire toujours plus de solitude, celle-ci étant le produit de consommation par excellence. Tout le système d'addiction propre au marketing de consommation commence par là : pour transformer un être humain en consommateur, il suffit de lui vendre l'idéal d'individualisme solitaire de la consommation et la personne va tout acheter par la suite, elle va consommer de plus en plus pour tenter de compenser vainement sa profonde solitude. Il est d'ailleurs extrêment étrange de voir une telle société réprimer le consommateur par excellence, à savoir le drogué. Le drogué et le dealer incarnent l'idéal inavouable de la société de consommation, vivant dans une totale communion avec les valeurs matérielles suprêmes et dans des rituels de consommation poussés à leur paroxysme. Ils vivent en même temps dans la solitude la plus totale qui résulte de leur addiction de consommateur. Les jeunes des cités s'identifient ouvertement à cet idéal de la société de consommation qui apparaît de manière plus ou moins voilé dans les films, d'autant plus que la carrière de dealer apparaît dans leur milieu « défavorisé » comme le seul modèle de réussite accessible, comme un véritable modèle d'intégration global, sachant qu'il y a mille fois plus de dealers que de footballeurs médiatiques, par exemple. Dealer signifie d'ailleurs à l'origine le négociant ou le représentant d'un système de marketing qui distribue les produits spécifiques d'une société et qui s'occupe aussi du marketing des produits distribués. Il est brutalement hypocrite de la part de la société de suivre un modèle de marketing visant généralement l'addiction massive des consommateurs qui doivent être « fidélisés » pour acheter régulièrement, voire surconsommer toute sorte de produits, alors même qu'on réprime et on tabouise violemment l'addiction la plus évidente dans le cas des drogues. Là encore, la « faute » impardonnable des jeunes des cités reste leur extrême soif de liberté qui fait qu'ils s'identifient trop ouvertement aux idéaux de consommation inavouables de leur société, divulguant le secret des tabous les plus jalousement gardés. Ils refusent l'hypocrisie dominante comme modèle d'intégration, au risque de se faire piéger par l'hypocrise de la marginalité aussi bien que par les marketings ciblés sur eux. Car ils sont paradoxalement les clients les plus fanatiques du système de consommation qu'ils rejettent et qui les rejette. Ils achètent au prix fort des vêtements et des gadgets produits massivement par des semi-esclaves dans des usines de type néocolonial, soutenant ainsi financièrement un système d'exploitation qui les rend misérables.
Le marketing vise à segmenter la société et surtout les jeunes à l'extrême, pour mieux « cibler » sa communication. On leur fait croire que leur individualité s'épanouit s'ils suivent massivement les tendances et s'ils achètent les produits qu'on leur fabrique massivement. L'idéal de réussite devient alors une carrière solitaire d'individualiste dont l'exemple achevé est le « single » qui apparaît comme celui ou celle qui gagne le plus et consomme le plus. Carrière d'individualiste débouchant dans la solitude la plus totale et dans une perverse « société de singles ». Société de consommateurs solitaires. Une telle « civilisation » nous endoctrine d'ailleurs au moins aussi totalement par sa propagande publicitaire ouverte et cachée que l'idéologie communiste, qui n'était qu'une autre forme idéologique collectiviste de la même industrialisation instrumentalisant totalement la société. Le communisme ambitionnait le contrôle total de l'économie pour arriver à un contrôle total de la société. Seulement, le modèle individualiste occidental semblait y arriver plus efficacement. Mais à quel prix ? Au prix de sacrifier la société comme telle à un « individualisme » solitaire. C'est pourquoi le modèle d'intégration de la globalisation est un modèle de désintégration sociale sans précédent dans l'histoire humaine. Que la société ne soit donc pas si hypocritement choquée quand on n'arrive plus à communiquer humainement avec les jeunes qu'elle a rendu elle-même totalement isolés dans un individualisme solitaire par ses publicités, par ses médias, ses jeux vidéo et par toute son idéologie de consommation individualiste.
Les jeunes des cités qui bien que les seules valeurs de cette civilisation sont des valeurs de consommation, étant donné que même les valeurs culturelles y deviennent des produits de consommation, de même qu'il réalisent plus sincèrement que le vrai héros de cette civilisation est Monsieur Terminateur élu gouverneur de Californie. Ils vont donc s'exprimer par le langage dominant de leur civilisation pour exprimer leur désarroi et leur colère : ils vont se prendre aux vraies valeurs (matérielles) de leur société, pour mettre tout à feu et à sang comme Terminateur, le vrai héros idéal de ce que leur civilisation appelle « action ». L'absence patente de revendications de type idéologique ou culturelle s'explique bien dans ce contexte : on mobilise seulement ce qui a une valeur réelle, c'est-à-dire matérielle, tandis que le baratinage intellectuel et ses valeurs culturelles sont rejetés et écartés par ces jeunes autant que la société de consommation les écarte par la domination totale des valeurs matérielles.
Bien entendu, aucun esprit raisonnable et aucun citoyen sensé ne pourrait jamais accepter les actes de vandalisme comme une expression légitime de mécontentement, ni la violence comme moyen d'expression de certains intérêts, que ces intérêts soient ceux d'un groupe ou de l'État. Aussi les « violences urbaines » médiatisées ne sont-elles pas l'expression la plus inquiétante de la profonde crise économique et sociale de notre civilisation, dans la mesure où la violence sociale n'y éclate que sporadiquement. En revanche, la violence collective et la dérive totalitaire d'un État décrétant l'état d'urgence montre, par sa logique de surenchère et d'engrenage systématique, la profondeur de la violence sociale et la gravité de la crise d'une civilisation qui, manifestement, ne croit plus à ses propres valeurs fondatrices de liberté, d'égalité et de fraternité. Sans parler de la représentation démocratique. Autant de valeurs devenues désormais les slogans du marketing politique de la civilisation occidentale. A la place de ses beaux principes fondateurs, elle ne croit donc plus qu'à sa violence foncière, qui finit par l'emporter. Tant pis, il était temps de trouver mieux. Et une civilisation plongée dans une crise aussi profonde tente vainement de sauver l'apparence en évoquant des complots islamico-intégristes pour occulter sa désintégration profonde dont les causes majeures sont intrinsèques.
A l'époque de la Terreur, doit-on le rappeler, on a érigé des tribunaux d'exception au nom d'une République qui dévoraient ses propres enfants, parce que l'État suivait un engrenage de violence sous prétexte de défendre la liberté et la République contre des menaces internes et externes. Aujourd'hui, on brandit à nouveau la menace globale de la Terreur et du terrorisme au nom de la liberté dans une logique de guerre mondialisée qui transforme la liberté en mot d'ordre. Reste à espérer que l'histoire ne se répète pas trop et qu'on sera capable de créer encore à temps une civilisation plus libre et plus humaine qui puisse succéder à celle qui a largement prouvé au XXe siècle qu'elle était d'une inhumanité sans précédent. En tout cas, plus on tardera à reconnaître la fin de la civilisation industrielle, plus terrible sera son effondrement global. S'il nous reste encore une chance d'agir pour commencer autre chose et pour tout refaire, le plus tôt sera le mieux. Il ne suffit pas de décréter l'état d'urgence pour en prendre la mesure et pour se rendre à l'évidence que la société était déjà dans un état d'urgence depuis assez longtemps. En effet, un état d'urgence peut en cacher un autre.
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