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L'organisation de l'intelligence collective
Lu sur Ecologie révolutionnaire : "L'intelligence collective ne peut pas se réduire aux mouvements de foule ou de mode mais exige organisation et médiations face à la complexité et compte tenu de notre rationalité limitée. Il n'y aura pas de saut cognitif ni d'alternatives aux marchés de masse sans une nouvelle organisation collective permettant l'instauration d'une difficile "démocratie cognitive" basée sur des minorités actives.



- La question de l'intelligence collective n'est pas nouvelle puisque c'est celle de la démocratie et de la science depuis Socrate, dans leur opposition à la démagogie et aux préjugés du sens commun.

- Il est d'autant plus étonnant que, sous l'influence du néolibéralisme, du néodarwinisme, des "théories de l'auto-organisation" et de l'idéologie des réseaux, on prenne désormais pour modèle d'intelligence collective les sociétés de fourmis alors que, ce qui constitue incontestablement une intelligence collective pour des fourmis n'est pour nous que la manifestation de la bêtise humaine (mouvements de foule, modes, bulles spéculatives, rumeurs, idéologies, etc.). L'intelligence collective humaine ne résulte pas d'une auto-organisation ou d'effets de masse (d'une "mémétique" folle), mais bien de l'organisation et de régulations actives, d'une optimisation du traitement de l'information par apprentissage collectif, complexification et division du travail où la sélection aveugle est remplacée par l'adaptation informée. L'organisation est le passage de l'histoire subie passivement à la construction active de notre avenir, la société par projets (partis, associations ou entreprises). L'autogestion n'est pas le laisser-faire et une société ne se réduit pas à l'interaction de ses membres car il y a une mémoire, une histoire, des institutions, des codes, des buts communs mais aussi l'interaction avec d'autres sociétés et d'autres finalités. L'intelligence collective est plus dans les organisations, les sciences et les techniques que dans les mouvements d'une opinion manipulée par les médias. Non seulement l'intelligence collective ne se réduit pas aux marchés de masse mais par rapport à nos capacités individuelles les mass-médias sont inévitablement bêtifiants, ce qui est l'obstacle auquel s'affronte la démocratie depuis toujours, tombée aux mains des sophistes, des communicateurs, des démagogues, des idéologues les plus simplistes ou extrémistes, au point qu'on peut légitimement désespérer de la politique. Il ne faut voir là aucune marque de mépris pour les autres alors que c'est tout simplement l'illustration que le tout n'est pas seulement plus que la somme de ses parties (propriétés émergentes), c'est aussi moins que la somme de ses potentialités individuelles. Les masses humaines ont bien moins d'intelligence et de réflexion que la plupart des hommes qui les constituent. C'est de faire groupe qui nous rend stupides.

- La théorie de l'information implique qu'un message doit être d'autant plus simple et redondant (répété) qu'il s'adresse à un plus grand nombre afin de surmonter le bruit ambiant, pour être tout simplement audible. Ainsi, dans la communication, les effets de masse sont inévitablement des effets de simplification, de raccourci, d'appauvrissement, de dogmatisation et de spectacle enfin. C'est le règne des petites phrases, des slogans, des outrances. Il faut en prendre acte, s'y plier, lancer ses propres slogans car ce sont les règles de la publicité, de la visibilité, des nouvelles, c'est-à-dire les règles de l'information tout simplement, mais c'est aussi l'exigence de l'action, de la décision quand il faut trancher par un oui ou un non (pour la guerre ou la paix). La pensée pratique ne peut avoir l'exactitude de la pensée théorique, pas plus que le discours politique ne peut être compris s'il est trop complexe et nuancé. A ce niveau on ne peut que mimer tout au plus l'intelligence. On a vu ce qu'une philosophie libératrice aussi solide et subtile que celle de Marx a pu donner au service de partis de masse. Les partis actuels ne valent guère mieux condamnés à répéter ce que leurs électeurs attendent d'eux et reprenant des mots d'ordre purement idéologiques sans commune mesure avec les exigences de la rupture historique que nous vivons. Contrairement aux fourmis, nos capacités collectives d'intelligence sont bien plus réduites que nos capacités individuelles, c'est un fait vérifié. C'est même pourquoi on confie le pouvoir à des individus plutôt qu'à une impossible démocratie directe permanente dès qu'on n'a plus affaire à de petits groupes.

Ce n'est pas prétendre pourtant que la rationalité de l'individu soit suffisante pour se passer d'intelligence collective, car aussi intelligents que nous soyons, nous ne le sommes guère plus que l'homme de cro-magnon et de toutes façons notre information est toujours imparfaite, notre temps disponible et nos capacités d'analyse très limitées. C'est ce que Herbert Simon appelle notre "rationalité limitée" (parasitée aussi par nos expériences passées, nos croyances, nos émotions, nos passions, notre partialité, notre narcissisme, etc). C'est d'ailleurs cette capacité limitée de traitement de l'information pour tout individu et l'étendue de notre ignorance qui a pour conséquence inéluctable la limitation des capacités de communication de masse et d'intelligence collective. Ce n'est donc pas une question de personne, il n'y a pas de sage omniscient. Si on peut être très compétent dans un domaine particulier, on ne peut être spécialiste en tout et même un grand scientifique sera tout aussi incompétent qu'un autre hors de sa discipline, ce qui montre toute la difficulté de la transversalité et donc de la politique qui doit synthétiser les dimensions multiples de la diversité sociale. Car cette trop réelle difficulté ne diminue en rien la nécessité d'une intelligence collective et de mouvements politiques ou de rétroactions sociales. On exige des citoyens qu'ils décident de ce qui les dépassent et qu'ils ignorent le plus souvent, faisant confiance en général à leurs organisations pour dire ce qu'il faut en penser. Impossible que tout le monde fasse le travail pour soi et sur tous les sujets mais, du moins, il faudrait reconnaître notre ignorance première et faire preuve de prudence en appliquant le principe de précaution (s'informer et débattre), tout autant que d'audace pour sortir des préjugés du moment et proposer des solutions nouvelles.

- Il est indispensable de partir de ce constat d'échec. Contrairement aux espoirs suscitées par ses nouvelles potentialités, on doit prendre acte de l'échec d'Internet à constituer spontanément une nouvelle intelligence collective. Au contraire, après les débuts où le nombre réduit d'internautes a permis l'émergence rapide de nouveaux mouvements et d'élaborations originales, on assiste désormais au renforcement des médias de masse et de l'homogénéisation, la créativité initiale étant submergée par le nombre. Ainsi, pour le PDG de TF1 plus il y aura de télévisions et plus il est assuré de garder la première place. Pire, l'existence d'une "information libre" théoriquement accessible à tous sur le réseau semble décomplexer les propagandes de Fox News ou de Berlusconi dont la force de frappe est sans commune mesure avec quelques sites alternatifs. Au-delà de ces exemples caricaturaux, il faut être conscient qu'on a affaire à des limites incontournables de la communication et qu'aucune bonne volonté ou transformation personnelle ne pourra résoudre. Il y a un véritable mur de la complexité qui ne peut passer la rampe d'un large public, de même que nous vivons tous dans une saturation de l'information qui est bien réelle : impossible de tout lire, de répondre à tous, de suivre toutes les évolutions en cours. Ce sont des contraintes cognitives et temporelles qu'il ne sert à rien de nier mais, s'il faut les reconnaître, ce n'est pas pour tomber dans le fatalisme ou l'utopie, c'est pour corriger le tir, surmonter nos échecs, s'organiser en conséquence.

- La solution de nos limites cognitives, n'est pas la production de nouvelles informations alors qu'il y a déjà une telle surproduction, c'est l'organisation au service de projets collectifs, comme le savent les entreprises et comme nous l'apprennent la théorie des systèmes ou la cybernétique : ce sont les finalités communes qui orientent les flux, sélectionnent les informations pertinentes et mobilisent les ressources dans une "direction par objectifs", objectifs impossibles à atteindre sans cela. Les organisations sont d'abord des structures de traitement de l'information, constituant une mémoire collective, permettant de rassembler, stocker, filtrer, valider, répartir l'information et optimiser son traitement, améliorer les temps de réaction en fonction de l'objectif commun. Pour cela, les processus cognitifs consistent à éliminer les informations inutiles (le bruit), raréfier, sélectionner, synthétiser et hiérarchiser l'information, amplifier les événements les plus pertinents. Cela suppose une division des tâches et une organisation en niveaux hiérarchiques avec des noeuds de concentration et de distribution de l'information, avec des médiateurs, des traducteurs, des facilitateurs, des "portails" mais aussi des décideurs.

Ainsi, pour qu'un projet comme celui de wikipédia (d'une encyclopédie libre) puisse fonctionner on est bien obligé de nommer des responsables de rubriques. Pour qu'une liste de discussion soit productive il faut un animateur ou des "modérateurs" au moins. La réussite des logiciels libres repose sur ceux qui coordonnent le projet. On préfèrerait bien sûr que tout ce fasse tout seul mais on ne peut entretenir l'illusion d'un égal accès pour tous et n'importe quel délire, d'ailleurs les processus d'intermédiation se multiplient et même des systèmes de recherche automatique comme Google proposent (en anglais) l'assistance de spécialistes de recherche documentaire. L'indice de popularité permettant de classer les réponses du moteur de recherche est souvent très juste mais il ne suffit pas à garantir la valeur d'un site ou la pertinence de l'information. Dans tous les domaines, l'égalité d'accès doit être construite ; le partage des savoirs est un objectif et non une situation de départ, de même que le savoir n'est pas donné une fois pour toutes mais résulte d'un travail de formation, de recherche, d'expérimentation, d'approximations, de modélisation et de confrontation de différentes théories à la réalité selon un processus cumulatif.

L'intelligence de l'individu est moins dans son vote, ses appartenances, sa participation au marché, que dans son expérience, ses savoirs spécifiques et sa capacité de dénonciation, de rétroaction, de vérification, de proposition, d'intervention sur son environnement et dans la construction de l'avenir commun. On a moins besoin d'améliorer l'individu (de sa transformation personnelle, de sa conversion morale voire d'un mythique homme nouveau) que de lui permettre de s'exprimer et lui donner l'occasion de mettre en oeuvre toutes ses capacités. Il s'agit plutôt de limiter les pertes entre la base et le sommet, entre la complexité du réel et les représentations sociales et, donc, entre les objectifs politiques et leur traduction concrète sur le terrain. L'autonomie de l'individu est absolument indispensable pour réussir un projet collectif mais son autonomie réelle ne peut être que le produit d'une organisation apprenante, fut-elle sa famille, valorisant la participation de chacun et favorisant décentralisation, innovation et diversification. Le développement humain, développement des capacités de l'individu et de son autonomie, est inséparable de la participation à l'aventure collective et de la reconnaissance sociale.

En d'autres termes, et à l'encontre des idéologies libérales ou libertaires (des multitudes), il n'y aura pas d'alternative, sans organisation politique, sans structuration de toutes les énergies militantes, une forme de "centralisme démocratique" qu'il vaudrait mieux appeler une "démocratie cognitive", avec toutes les difficultés soulevées ici. Cette intelligence collective qui ne peut procéder immédiatement de mouvements de masse devra donc s'appuyer sur des minorités actives (des petits groupes, voire des individus) mais coordonnées entre elles et intégrées en réseau dans la construction d'une alternative globale, à tous les niveaux du local au planétaire. On en est loin. Il serait bien temps pourtant de ne plus se satisfaire de notre bêtise collective, entre boucs émissaires et beaux discours, pour expérimenter cette si difficile organisation d'une véritable intelligence collective, d'une mise en commun de nos compétences et de nos savoirs afin de construire un autre monde, plus intelligent et plus collectif, ouvrant sur un nouveau stade cognitif pour l'humanité à l'ère de l'information, de la science et de notre responsabilité écologique envers les générations futures. Ce n'est pas gagné, pour l'instant, c'est le moins qu'on puisse dire (et ce texte est encore bien trop long et complexe sans aucun doute...)

Jean Zin 27/02/05
http://perso.wanadoo.fr/marxiens/grit/intelcol.htm
Ecrit par libertad, à 13:44 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  Edgar Morin
28-02-05
à 14:26

J’aime en général ce qu’écrit Jean, mais le sujet de la démocratie cognitive qu’il développe dans ce texte me paraît en décalage avec des définitions qui lui sont propres :

 

Pour Jean, l’autogestion n’est pas le style « laisser-faire » ou « laisser-aller », et cela lui paraît impossible autrement, alors qu’il me semble que si on en donne une résolution de type hiérarchique, par la division des tâches, à l’organisation du travail, elle inclus de facto des statuts aux individus ainsi qu’une spécialisation à chacunE…

 

Il est exact qu’il souligne qu’il n'y aura pas d'alternative sans organisation politique ; c’est son problème.

 

Pour prendre un contre-exemple, le site de l’En Dehors n’est pas hiérarchisé, les intervenants sont leurs propres modérateurs, et la règle de la politesse y est sensément reconnue. C’est donc une « organisation » plate, cellulaire, avec de multiple entrée et sortie… Et cela fonctionne ;-)

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  libertad
28-02-05
à 16:31

Re:

Cela fonctionne... en général mais pas toujours car comme webmasteur, je suis parfois amené à intervenir ou à enlever certains propos ( rarement mais quand même ) : insultes, propos racistes, fascistes, sexistes. il y a donc imperfection... mais comment pourrait-il en être autrement dans une société régie par des valeurs qui sont opposées aux notres et qui continuent à nous influencer qu'on le veuille ou non. Je dirais donc : ça fonctionne autant que possible.
Répondre à ce commentaire

  Cercamon
01-03-05
à 14:20

Dans cet article, Jean Zin oppose deux modèles de la cognition : le point de vue cognitiviste des années 70, qui voie les systèmes cognitifs comme une suite de processus de traitement de l'information, modulaires et spécialisés agissant sur des représentations bien localisées, avec "un administrateur central" pour coordonner le tout, et le point de vue émergentiste des années 80, caractérisé au contraire par des systèmes de représentation et de traitement distribuées, avec des unités de bases non-spécialisées, nombreuses et fortement interreliées entre elle, caractérisé pas une capacité d'auto-organisation donc sans système centrale charger de veiller qu'il se passe bien ce qu'on veut qu'il se passe. La lutte qui fut âpre, se poursuit toujours, eu égard aux implications "philosophique" que cela a en terme d'intention, du problème de la volonté, de la conscience etc.

Jean Zin s'interroge sur les conceptions politique qui découlent de ces deux approches, condamnant l'auto-organisation au motif que si celle-ci peut être séduisante (une société émerge de la "libre" interaction d'une collection d'individu), pour le moment, cette théorie n'est puissante que pour expliquer les phénomène de masse (c'est précisément son but) qui sont loin d'être les phénomènes les plus intéressant au point de vue politiuque (et de l'intelligence humaine). C'est le problème fondamental : si un système s'auto-organise, rien ne dit qu'il va le faire en se dirigeant vers un état qui soit bénéfique pour chacun de ses membres, ou encore désirable pour eux. On observe d'ailleurs plus un effet de facteur limitant par le plus petit dénominateur commun, que l'auteur rattache au concept de "rationalité limité", présenté par Simon (un cognitiviste parmi les plus fameux). L'organisation qui émerge alors est donc issue de l'interaction d'individus amputés de ce qu'ils ont de plus intéressant (et intelligent).

La remarque est excessivement pertinente.

Mais la réponse l'est beaucoup moins.

En invoquant la cybernétique (qui a nourri le cognitivisme), Zin oublie que c'est elle aussi qui est à l'origine de l'auto-organisation, en mettant en avant le concept de rétroaction. La boucle est le fondement de toutes ces théories de l'émergence. Ouroboros, le serpent qui se mort la queue, est la divinité tutélaire de tous les émergentistes.

"L'autogestion n'est pas le laisser-faire et une société ne se réduit pas à l'interaction de ses membres car il y a une mémoire, une histoire, des institutions, des codes, des buts communs mais aussi l'interaction avec d'autres sociétés et d'autres finalités."

La mémoire n'est pas émergente ? (c'est peut être la propriété la plus émergente qui soit !)
Les institutions n'ont pas émergées de l'interactions d'individus à un moment donné ?
Les codes ne sont ils pas émergents ?
Que devient le statut des "buts communs" et des "autres finalités" dans ces conditions (et de la volonté) ?

Difficile d'accepter la conclusion que cela implique : les fondements de tout ça ne sont pas aussi solides qu'on croit, pas aussi légitime qu'on croit, pas aussi rationels qu'on croit.

Je trouve son propos contradictoire : "l'intelligence collective humaine ne résulte pas d'une auto-organisation" mais on subit le fait que la masse humaine, bien moins intelligente que les individus qui la composent, légitime le pouvoir de ceux qui la manipule en démocratie.

Une hiérarchie peut très bien émerger d'une auto-organisation. Après les individus qui ont le plus de pouvoir peuvent très bien "stabiliser" cet état de fait par leur capacité plus élevée de modération sur les autres individus.

L'intérêt des systèmes "auto-organisateur" vient justement du fait que ils agissent comme s'il y avait des règles de traitement centralisées, alors qu'il n'y en a aucune.

Il confond deux domaines : le modèle qu'on peut calquer sur les phénomènes, sur les faits, et qui ne peut pas être remis en cause simplement parce qu'idéologiquement il ne permet pas de parvenir au résultat escompté, et le modèle politique qu'on juge souhaitable pour arriver là où on veut.

Connaissant les contraintes que pose le premier, on peut choisir un second adéquat. Au fond c'est ce que propose Jean Zin. Mais pourquoi je suis sceptique, et pourquoi je dis tout ça ?

Parce qu'en gros, il propose de doter la société d'un système nerveux central. Des "minorités actives" ce sont donc des cellules spécialisées, qui serait "coordonnées entre elle et organisées en réseau" (comme les neurones du système nerveux quoi !) dont le but avoué serait de piloter le changement social.

Ce système n'aurait pas de propriété émergente ? Comment un tel système échapperait au travers d'une hiérarchie émergente alors qu'il est de par sa fonction même une construction hiérarchique ?

Soit dit en passant, il existe des modèles émergentistes qui prennent en compte des groupes minoritaires comme "réservoirs" ou "mémoire" d'alternatives (qui peuvent par la suite devenir majoritaires) face à une opinion majoritaire.


Ouroboros, quand tu nous tiens !

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  Jean Zin
05-03-05
à 19:48

Réponses

Je suis tombé sur le site par hasard et je comprends tout-à-fait les réactions suscitées par mon texte.

Je pose des problèmes plus que je ne donne des solutions. Je ne fais que tirer les conséquences d'expériences répétées, de notre impuissance politique. Je ne prétends rien nier. Il y a bien sûr des émergences, il y a de l'auto-organisation, il y a des foules, des modes. La mémoire est un phénomène émergent mais qui est organisé, qui est même organisation et passe par différents filtres.

Je souhaiterais que tout s'arrange tout seul et qu'il n'y ait pas besoin de hiérarchies mais je pense que c'est une illusion (une hiérarchie ne signifie pas une domination, ni forcément une autorité mais des niveaux d'organisation et de flux). En fait je pense qu'à l'origine il y a là une erreur sur la conception de la liberté, ce qui oppose autogestion et libéralisme, libertaires et libéraux.

Je crois qu'on a absolument besoin de rétroactions mais la cybernétique se fonde d'abord sur un objectif à atteindre (comme la température pour un thermostat) ce qui implique de déterminer nos finalités sociales pour donner sens à la rétroaction. J'essaie de mettre en évidence que les "theories de l'auto-organisation" sont contaminées par le néolibéralisme et tirent de mauvaises conclusions de progrès réels dans la compréhension du vivant et de l'information.

Les institutions n'émergent pas de l'interaction des individus mais de statuts, de règles de droit et de traditions, d'une logique enfin et, j'y insiste, de l'interaction avec d'autres institutions. Les codes ne sont pas tant émergents qu'organisés, de même que les mathématiques ne sont pas émergentes. Voltaire disait de Locke qu'on voyait bien qu'il n'était pas mathématicien pour s'imaginer que tout était dans les sens.

Enfin non seulement je suis sceptique moi aussi mais il faut absolument l'être. Je répète que je pose des problèmes plus que je ne donne des solutions. Du moins je prétends qu'il faut essayer de s'organiser et de résoudre ces problèmes un à un. Pour l'instant on est mal parti et cela ne sera pas facile. L'objectif de la transformation sociale que nous voulons atteindre et pour lequel nous devons nous organiser pour piloter le changement social, c'est l'autonomie de l'individu (ce que Amartya Sen appelle le développement humain). Ce n'est pas évident mais il ne suffit pas de se laisser faire, ni de résister en ordre dispersé.

Sinon je répondrais à Edgar Morin qu'effectivement je pense qu'on a besoin d'avoir un statut et une spécialisation quitte à pouvoir en changer plusieurs fois dans la vie. Je renverrais bien à Kojève sur ce sujet du statut (Esquisse d'une phénoménologie du droit) mais je suis persuadé qu'il vaut mieux approfondir un domaine que d'être un touche-à-tout. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas d'accord avec Edgar Morin sur la nécessité de dépasser la spécialisation et d'une pensée transversale. C'est même ce que je pratique, seulement je suis trop conscient de mon ignorance et la transversalité doit s'appuyer sur des savoirs spécialisés, précis, rigoureux. Ainsi je me suis spécialisé à différents moments dans des domaines très différents que j'essaie de relier. Il ne suffit pas de se vouloir universel. Tout est dialectique et c'est bien compliqué (ce qui fait toute la difficulté). On a besoin à la fois de spécialités et du dépassement des spécialités, on a besoin à la fois d'organisation et de liberté. C'est le défi de l'auto-gestion.

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  Cercamon
05-03-05
à 23:17

Re: Réponses

D'abord une remarque sur mon intervention : si j'ai souligné l'importance de l'émergence et de l'auto-organisation, ce n'est pas parce que j'en suis le champion, mais bien pour situer qu'il n'est pas question d'être "pour" ou "contre" l'auto-organisation.

L'auto-organisation est un modèle, la manière dont on caractérise un phénomène si on le regarde "d'une certaine manière".

Je suis 100% d'accord pour faire une mise en garde contre le fait que l'auto-organisation qui n'est pas identifiable à l'auto-gestion et qu'elle ne doit pas justifier un laisser faire, et que cette confusion est excessivement dangereuse aux mains des ultra-libéraux / libertariens. D'accord pour dire que l'auto-organisation ne mène pas nécessairement à une issue favorable (bien sûr on s'entend sur le sens, vaste, que je donne à favorable)

Je ne nie pas non plus l'existence d'une pensée symbolique, etc.

Le problème qui se pose derrière tout ça est bêtement le problème du déterminisme, de la volonté et de l'intention.

D'accord aussi que l'on peut employer le mot "hierarchie" en désignant des niveaux, ou plutôt une structure, d'organisation (mais pourquoi ne pas employer le mot structure ?)

Ce qui me gêne dans ton texte, et c'est vrai que je ma première intervention ne mettait pas cela réellement en avant, c'est que ça reste sur l'opposition très classique : ou auto-organisation ou pensée symbolique, choisissez votre camp. Pour résumer : l'auto-organisation ne peut garantir une issue favorable donc, vu que nous avons la volonté de mener la société vers un endroit bien précis, notre seul issue est la pensée symbolique. Cela se traduit comme je l'ai souligné, par le projet de doter la société d'un système nerveux "concurrent" et subversif. Ce qui me gêne, ce n'est pas immédiatement l'idée d'un système nerveux central pour le pilotage de la société, mais c'est que ce système est conçu sur le modèle un peu, pardonne moi l'expression, "old school", calqué sur la conception qui a prévalu pendant longtemps (et même encore aujoud'hui) dont on a beaucoup de mal à se défaire : un système coupé de son milieu, avec un intérieur/extérieur, une interface bien définie etc.

Je ne dis pas que ce n'est pas efficace. Je ne dis pas que ce n'est pas la vision la plus optimiste (car elle l'est). Beaucoup de révolutions ont été menées selon ce modèle. Mais c'est une vision très classique avec laquelle mon intention à moi est en total désaccord.

Tu as raison, il ne faut pas nier la volonté, l'intention. La grande duperie actuelle, c'est de faire croire qu'il n'y en a aucune ou que celle ci est "naturelle" (donc indépassable), alors qu'elle n'est que celle qui arrange les puissants. Il ne faut pas nier l'expérience immédiate : fussent-elles un phénomène émergent, ma conscience et ma volonté, etc. sont bien là. Donc effectivement il y a bien une tendance nihiliste et trompeuse dans la conception de l'auto-organisation si on assimile "phénomène composé" avec "phénomène inexistant".

Mais n'y a-t-il pas une troisième voie ?

Même si tu ne prétends pas tellement répondre à la question, je te reprocherai dans ce texte de ne pas envisager ne serait-ce qu'une troisième voie, même non-définie.

sinon je ne suis pas sûr de comprendre totalement ce que tu veux dire par : "La mémoire est un phénomène émergent mais qui est organisé, qui est même organisation et passe par différents filtres."

D'autre part je ne comprends pas du tout la manière dont tu emploies le mot "statut".

J'ai vu que tu écrivais beaucoup, mais désolé, je n'ai pas le temps de tout lire pour voir quel est ton lexique...

Enfin tu opposes logique et auto-organisation. Je ne suis pas d'accord. Je répête : ce qui est intéressant dans les systèmes auto-organisés, c'est qu'il peuvent se dirigés vers des états d'une manière dont on pourrait croire qu'elle correspond à des règles logiques.




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  Edgar Morin
06-03-05
à 04:58

Re: Re: Réponses

La spécialisation reste pour moi une notion assez barbare et qui va à l’encontre d’un rapport généreux et de curiosité/désir de découverte. Justement, les pratiques d'apprentissages "non-programmée", non encadrées et non contrôlées par les institutions sont la vraie dénomination de l’"éducation" et de la "formation", qu'elles soient volontaires ou fortuites…

Jean, je te remercie de toute façon pour ton intervention suite à mon questionnement.

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  Jean Zin
07-03-05
à 19:04

Re: Re: Réponses


Je trouve tout-à-fait précieux ces échanges même si je pense qu'on touche aux limites du genre car il faut faire court alors que la plupart des questions mériteraient de longs développements. Je ne peux que renvoyer aux textes de mon site, par exemple "Auto-organisation ou laisser-faire" :
http://perso.wanadoo.fr/marxiens/sciences/autoorga.htm

Il y en aurait plusieurs autres à lire mais bien trop longs sans doute, surtout "Le monde de l'information" et "La complexité et son idéologie". En effet, mes critiques renvoient à l'analyse rigoureuse de ce qui oppose le matériel à l'immatériel, l'énergie et l'information, le continu et le discontinu. Je pense notamment que l'information est inséparable d'une organisation et d'un objectif, de même qu'il n'y a pas de biologie sans physiologie ni information. Je ne peux restituer ici cette complexité, seulement ses conséquences pratiques que tout le monde connait.

Car, ce qu'on découvre alors, c'est le caractère idéologique de la confusion entretenue entre physique et biologique, et surtout on voit bien que ce qu'on y oppose ce sont de pures idéologies, revendiquées comme telles, de nouvelles idées qui rendraient obsolète toute l'histoire ancienne ! C'est au nom de "découvertes scientifiques" qu'on devrait penser autrement en ignorant tout ce qui nous dément. A l'encontre je dis simplement qu'il n'y a pas à s'emballer sur la question. On y a cru mais ça n'a rien donné. On bute sur un mur de complexité. Il faut comprendre pourquoi et s'organiser pour le surmonter.

Est-ce à dire que je ne propose rien d'autre que les organisations du passé ? Ce n'est peut-être qu'une question de mots. Structure n'est pas suffisant car on n'y voit plus la fonction. Je préfère organisation qui est plus général et garde certains caractères de l'organisme mais on aurait pu parler d'une "fédération" de minorités actives, cela paraitra plus acceptable. Ce qui me parait s'imposer ce sont des groupes restreints autonomes reliés dans un objectif commun. On peut appeler cela une fédération. Avec des niveaux hiérarchiques ou des emboîtements. On peut dire aussi qu'il n'y a là rien de neuf mais je prétends que cela n'a plus rien à voir à l'ère de l'information, c'est une autre dimension et tout est à inventer maintenant. On n'y arrivera pas d'un coup mais par tentatives, par luttes, par échecs et capacité d'en tirer enseignement, à condition de garder en tête l'autonomie de l'individu comme objectif. Il y a des risques à chaque pas mais cela vaut mieux que de rester chacun dans son coin.

Il semble que le préalable soit de surmonter l'idéologie post-moderne qui prétend décourager toute organisation. Pour cela je souligne ce qui oppose l'effet de masse (statistique) qui procède par accumulation d'individus et la division du travail qui constitue l'organisation (et même la société pour Durkheim). Le symbolique procède par division, tout comme la complexification. On part d'une totalité qu'on divise pour en optimiser le fonctionnement, on se répartit les tâches. C'est le contraire de l'individualisme méthodologique, de l'individu type et d'une simple sommation publicitaire. Le langage procède par divisions (c'est la découverte de Saussure), ce n'est pas un code ni une simple accumulation de signes ou d'idées.

L'organisation cellulaire défendue par Edgar Morin n'empêche pas la spécialisation des organes et il y a une grosse différence entre les individus et les cellules. En premier lieu, si chaque cellule comporte en elle le matériel génétique du corps entier, tout comme un hologramme, on ne peut dire que les individus contiennent tout le savoir du monde. C'est ce qui complique les choses si on veut passer d'une sélection aveugle à une adaptation informée, de la guerre de tous contre tous à l'organisation démocratique.

On ne peut aborder ici la question de la liberté et de l'intervention de la finalité dans la chaîne des causes sinon pour dire que la liberté n'est pas l'arbitraire sans raisons mais au contraire le choix raisonné, argumenté, et donc l'objectif bénéfique. On peut dire que grâce à l'information on peut se délivrer du monde des causes, de l'entropie, en se fixant des objectifs anti-entropiques, en s'organisant pour les atteindre.

Enfin il me semble qu'avec Edgar Morin c'est une question de mot surtout qui nous sépare. Si au lieu de spécialisation on disait approfondissement avec prise de recul ensuite il serait d'accord. Avoir un métier n'est pas forcément une limitation quand on peut en changer plusieurs fois dans sa vie. Etudier à fond un auteur peut être plus enrichissant que d'en survoler plusieurs mais il ne faut pas s'y limiter bien sûr et s'ouvrir aux autres dimensions. Pour l'instant, il faut surtout lutter contre la trop grande spécialisation et donc mes nuances sont sans doute inopportunes...

Je m'arrête là, en m'excusant d'avoir été trop long. Je sais que je ne suis pas dans l'air du temps, j'ai donc sûrement tort. En tout cas je suis bien pessimiste, plus que mes interlocuteurs, même si j'ai beaucoup apprécié ce moment d'un trop rare dialogue.

http://perso.wanadoo.fr/marxiens/

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