--> Autoconsommation et intégration aux marchés.
Etant plutôt historien de sensibilité, la question de l'invention de l'économie dans la vie de la grande majorité des gens, m'intéresse particulièrement, et d'abord en " Europe ". Sans véritablement les rattacher comme il le faudrait à un discours analytique plus profond sur l'invention de l'économie comme certains d'entre nous s'y emploient, voici quelques notes de lecture un peu brutes à propos d'un texte stimulant :
Maurice Aymard, « Autoconsommation et marchés : trois modèles », in revue Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, n°6, nov-déc. 1983, Armand Colin. L’article commenté ici parce qu’il nous permet d’avoir je pense des outils de compréhension de la construction de notre monde actuel, nous parle justement, à l’époque moderne (1492-1789), de la marchandisation progressive du monde paysan (80% de la population en France [1]) dont la vie est peu à peu intégrée à ce qui sera la nouvelle organisation de la vie sur Terre : l’interdépendance échangiste totale, c’est-à-dire le Marché (quelle que soit sa forme : auto-régulée, régulée, un mélange des deux, étatisée, autogérée, etc.) et
sa Société (quelle que soit la forme prise : libérale, socialiste, communiste, conservatrice, altermondialiste, conviviale, totalitaire, fasciste, autonome - au sens de Castoriadis -, etc.).
Sa société, car la médiation économique qui va lentement réagencer la vie quotidienne de l’immense majorité paysanne de la population, est aussi un
nouveau type de relation sociale. Non seulement la relation sociale va désormais de moins en moins relever de ce qu'Alain Caillé appelle la " socialité primaire ", mais elle va, dans l'interdépendance de plus en plus grandes échelles de populations que provoque l'économie, relever de " socialités secondaires ", impersonnelles. De plus, c'est également un
nouveau type de relation sociale, puisque « la magie de l’argent – en tant qu’équivalent général - réside dans la possibilité qu’il offre à l’individu d’être quitte de toute forme de dette envers un donateur à partir du moment où le service rendu a été payé sur le champ. Ceci explique que l’échange marchand n’organise pas simplement la circulation économique des choses.
Il définit simultanément une nouvelle métaphysique des rapports humains » [2]. Cette médiation qu’est l’échange marchand s'est mise entre notre activité et notre besoin, et
a transformé complètement les deux éléments qu'elle relie et qu'elle détermine désormais. Cette médiation entre notre action et son besoin, qui sépare notre action de notre besoin, quand elle enserre l’ensemble des dimensions de nos vies, c’est l’économie. L’économie est comme un détour entre l’activité et le besoin qui la détermine. Mais à force de grossir et de grandir, le détour par l'économie est devenu pour nous tous à la fois notre point de départ et notre point d’arriver... Car le détour finit par déterminer à la fois l’activité et le besoin qui n’est alors plus seulement le sien (mais le besoin qu’a besoin le détour pour s’auto-accroître, le besoin fictif pour l'individu mais besoin réel pour l'auto-accroissement de l'économie), tandis que l’activité comme ses produits ne nous appartiennent plus, ils sont immédiatement posés comme des prolongements de la totalité interdépendandiste qui nous emploit, c'est-à-dire séparés de nous. Et dans
ce détour désormais infiniment recroquevillé sur lui-même, nous y tournons perpétuellement en rond en nous y consumant sans fin. Mais pour comprendre la part grandissante de cette médiation économique dans laquelle on vit, et ici trop brièvement décrite, plus que des analyses théoriques qui peuvent paraître parfois trop imbuvables, on peut aussi se pencher sur la construction historique précise et concrète de l’économie inventée. Qu'est-il arrivée à l'immense majorité de l'humanité disons depuis les trois derniers siècles de Modernisation, dans laquelle nous sommes désormais bien installés ?
Dans l’historiographie des sociétés rurales, il est coutume de faire la part belle à toutes les études sur le développement des échanges monétaires, et du renforcement des rapports de la paysannerie avec le marché [3] . Tous les historiens reprenant à leur compte l’opposition entre une " agriculture de subsistance " (je reviens pas sur les réticences de Clastres ou Salhins à propos de cette toute progressiste expression...) et une agriculture commercialisée. Mais l’auteur conteste le « modèle statique » de cette opposition auquel il veut apporter des nuances dynamiques, et surtout réviser sa chronologie. « Entre ces deux extrêmes idéaux de l’autoconsommation et de la commercialisation totales, on évitera d’admettre dès le départ comme une évidence l’idée trop simple d’une trajectoire historique linéaire et unique qui conduirait de la première à la seconde » (p. 1392). L’auteur, reste d’accord si l’on regarde la temporalité du mouvement général du schéma, cependant il tient à mettre en évidence entre ces deux extrêmes, des « seuils significatifs », des paliers, des retours en arrière, des itinéraires différents selon les régions et les produits, ou encore la coexistence de différents types d’exploitations selon le degré d’autoconsommation et de spécialisation commerciale, leur poids relatif, leurs capacités de résistance ou encore leurs rapports de force.
En réalité montre-t-il, « avant le XIXe siècle sinon le XXe siècle, il n’est pas d’exploitation qui échappe totalement aux contraintes, mais aussi aux avantages de l’autoconsommation. Aucune non plus qui ne puisse ou ne doive accéder, même indirectement, à des marchés ou ne soit obligée de les approvisionner ou de s’y fournir » (p. 1392). « Une gamme très variée d’exploitations paysannes joue sur des équilibres fragiles entre leurs propres consommations, les prélèvements qu’elles subissent, et les ventes volontaires ou nécessaires ». D’autant que l’auteur quand il parle de « marché », en distingue quatre qui ne sont pas forcément combinés entre eux, les paysans pouvant très bien être intégrés à un mais pas du tout aux autres : le marché de la terre à louer, à acheter et à vendre ; le marché des produits agricoles (la commercialisation de la production) ; le marché de la main d’œuvre agricole ; et enfin le marché du crédit. Le rapport de l’autoconsommation paysanne à leur intégration au Marché auto-régulé, ne peut donc se comprendre qu’au travers d’un regard complexe sur la situation de la paysannerie au regard de ces quatre marchés, en faisant varier également les différences régionales, locales et le temps.
Comme nous l’avons dit, l’auteur cherche à dessiner un vision complexe du passage d’une supposée autosuffisance à une commercialisation totale. Et ce qui l’intéresse plus particulièrement c’est l’époque moderne. A cette époque, la première, reste d’ailleurs un idéal [4], un « idéal fragile, inaccessible sauf quelques rares années au plus grand nombre », et le schéma historiographique classique du « seuil d’indépendance » d’une installation tient peu face à la réalité. La thèse en effet était que « au-dessus de ce seuil, [nous avions] les privilégiés qui accèdent au marché pour y vendre leurs excédents. Au-dessous, ceux qui doivent pour acheter leur complément de subsistance vendre leur travail, sur place ou en émigrant, et trouver des ressources d’appoint, dans l’artisanat à domicile notamment [la proto-industrie rurale] » (p. 1394). Seulement, « même fixé avec optimisme à des niveaux très bas, cet idéal [d’autoconsommation intégrale ou d’indépendance] n’est pourtant presque jamais confirmé dans les faits. Pas d’enquête [l’auteur parle toujours pour le seul cas de la France] un peu serrée qui ne fasse apparaître une majorité de paysans disposant de trop peu de terres ». Si on pourrait faire remarquer que l’auteur semble cependant réduire le phénomène d’autoconsommation à la seule superficie de la propriété pour en définir son degré, évitant d’aborder le domaine de l’autoconsommation liée à l’usage des communaux et des droits collectifs (dont la suppression semble pourtant induire l’exode rural selon l’historiographie, donc il pourrait s’avérer tout de même que la part d’autoconsommation qui leur était liée est du moins importante sinon vitale) sur lequel nous avons que très peu de sources et encore moins de chiffres, il conclue que « l’autosuffisance [autoconsommation intégrale] est le privilège d’une minorité, souvent même d’une poignée de ruraux à l’aise, et qu’elle reste, même en année normale, un rêve inaccessible pour la majorité des paysans. Ceux-ci ne peuvent tirer de la terre qu’ils possèdent de façon stable qu’une part, d’ailleurs variable, de leur subsistance, et se trouvent rejetés vers les marchés. Des marchés qui, à leur niveau, se définissent comme des compléments par rapport à cet idéal impossible d’autoconsommation. Des marchés marginaux où la loi de l’offre et de la demande joue sur une partie limitée – et non sur la totalité – de la production, de la force de travail et de la terre » (p. 1395). Pour compléter l’autoconsommation qui n’est que très rarement l’autosuffisance pour la majorité, Il y a donc constamment recours à « la force de travail qu’il faut vendre à tout prix – et à la limite à n’importe quel prix – pour compléter – mais seulement pour cela – les revenus familiaux », mais « qu’ils puissent s’en passer et ils n’hésitent pas à les bouder [les marchés de travail] ». Partout, le paysan démontre « la même volonté de ne travailler que le strict nécessaire et de refuser les contraintes et la discipline d’un labeur continu que l’on voudrait imposer (E. P. Thompson, 1967 [5]). Chacun travaille et produit selon ses besoins : soit un comportement de
target producers (ceux qui ‘‘ produisent pour un but ’’), classiquement opposé à celui des véritables
market producers (qui n’existent peut-être qu’à la limite). Une part croissante de la population rurale s’est ainsi trouvée, à l’époque moderne, engagée dans une économie monétaire : mais elle continue à lui tourner le dos ». Pour parler de cet argent obtenu en vendant sa main d’œuvre pour compléter l’autoconsommation, l’historien « préfère avec raison, avant 1800, ce terme de rémunération à celui de salaire, dont la connotation capitaliste impliquerait qu’il assure pour l’essentiel au moins la reproduction physique de la main d’œuvre. Ce qui n’est pas le cas » (p. 1398).
« Sur la ligne même de partage [le seuil d’indépendance], et en fait
tantôt au-dessus, tantôt au-dessous, les couches moyennes de la paysannerie, campées à même ce fameux seuil de l’autosuffisance. Vendant un peu, mais à bas prix, quand la récolte est bonne. Achetant au contraire, mais à des prix beaucoup plus élevés quand celle-ci est médiocre ou franchement mauvaise. Et louant toujours de la terre pour compléter leur bien, et des services au moment des labours quand ils ne disposent que d’un ‘‘ demi-attelage ’’. Leur relation négative au marché, quand elles n’ont pas pu développer des cultures plus spécialisées et mieux assurées de leurs débouchés et de leurs cours , fait pour elle de l’autosuffisance l’idéal, une fois payées toutes les redevances dues aux propriétaires, à l’Eglise, aux seigneurs et à l’Etat » (p. 1397).
On le voit, la finalité de l’activité paysanne garde pour base l’autoconsommation, la majeure partie de sa production a pour terme la satisfaction directe et immédiate du besoin de la famille concernée. L’activité pour l’échange, n’existe toujours que dans sa situation de complément à cette autoconsommation.
D’où vient cette production pour l’échange ? Il faut là considérer le poids des prélèvements féodaux, celui des prélèvements étatiques et enfin le poids du marché. « Parmi les premiers, une part est normalement calculée perçue en nature, certains étant proportionnels aux récoltes (dîmes ecclésiastiques), aux superficies cultivées (champarts et terrages) ou aux consommations (droits sur les moulins et les fours), d’autres étant au contraire stabilisés à un niveau constant de longue date. Une autre part est fixée et normalement perçue en argent (cens et droits seigneuriaux divers) et laisse aux paysans le choix des moyens pour en assurer le paiement : vente de produits de leurs champs, travaux et services rémunérés, artisanat à domicile, etc. » (p. 1399). Cependant il ne semble pas falloir affirmer que la monétarisation de la production se fait au travers des prélèvements. Au contraire, « ces droits en argent tendent à se dévaluer, ce qui en réduit encore la charge ». A l’inverse, ce sont les droits en nature qui forment l’essentiel du prélèvement, ils n’augmentent pas tout au long de la période, ils « s’indexent durablement sur la production, la population, les prix ». L’auteur estime que ce prélèvement en nature se situe vers 12 à 15 % de la totalité de l’autoproduction agricole. Cependant, malgré finalement ce qui pourrait paraître comme un faible taux de prélèvement, « il suffit à les faire peser d’un poids très lourd », et la disparition à la Révolution français des droits féodaux (mais non pas des prélèvements étatiques), permet à la paysannerie de se « libérer de cette contrainte qui amputait lourdement sa capacité d’autoconsommation » (cependant la disparition des droits féodaux n’auraient rien amené sur la longue durée, puisqu’il y a un phénomène de rattrapage, du fait que les prix de la location des terres augmentent).
Pour ce qui est de l’impôt d’Etat, on remarque que c’est lui qui est « toujours libellé et normalement perçu en argent, il constitue
un important facteur de commercialisation de la vie rurale. Car il faut vendre pour réunir les sommes nécessaires : soit une part de ses récoltes, soit du travail. Ou emprunter. » (p. 1400). Les individus ne se définissent ainsi plus seulement comme les enfants de Dieu et des sujets du Roi, mais se situent désormais, par leur rapport en quantité de travail-abstrait mesuré en argent et le genre de travail auquel ils se livrent, à un niveau de l’appareil social. Le travail-marchandise des sujets par la vente des produits ou celle de la force de travail,
parce qu’il constitue en dernier ressort l’assiette de la fiscalité étatique, devient le pourvoyeur du roi en ressources monétaires indispensables pour construire et affermir l’Etat moderne [6] . Cependant l’auteur remarque la « modicité de son taux », plus faible que le prélèvement seigneurial. Cependant avant la Révolution, l’impôt d’Etat touche plus lourdement la terre paysanne que les domaines privilégiés, c’est donc un impôt très impopulaire surtout en période difficile.
Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, l’inégalité va être corrigée et on va
établir une assiette fiscale égalitaire sur la base de la valeur cadastrale des terres. L’auteur révèle alors quelque chose d’intéressant au sujet de la modicité relative du taux de l’impôt d’Etat et la disparition des prélèvements féodaux, car avec ce nouveau seuil on voit « au total un recul probable de la charge pesant sur la petite et la moyenne paysannerie ». Cela entraîne chez eux, «
un nouveau renforcement de leurs capacités d’autoconsommation ou, si l’on préfère, une diminution de leurs obligations de vendre ». Mais si on considère au contraire, du côté des grands propriétaires, les conséquences de l’égalisation de l’assiette fiscale au début du XIXe siècle, cela a une l’effet inverse que cela a pu avoir dans la petite et moyenne paysannerie. En effet, comme l’impôt d’Etat leur demandait pour la première fois de solvabiliser une partie de leur production, sur un taux d’imposition fixé par la valeur cadastrale de l’exploitation, cela a poussé les grands domaines à renforcer leurs obligations de vendre. La production pour l’échange, prend donc son envol dans les grandes exploitations, et ce tout au long du XIXe siècle.
Mais la
production pour l’échange, ne vient pas seulement des prélèvements forcés, le marché des productions est aussi présent. Cependant, un lien existe entre la commercialisation obligée pour payer le impôts en argent et finalement l’intégration de plus en plus complète au marché des productions, car « à long terme le développement des possibilités de commercialisation stimule l’investissement, la spécialisation (mais aussi la diversification), la rationalisation – tous les facteurs de progrès de la productivité ». Quand on met un doigt dans le marché, on y passe donc rapidement tout le bras puis tout entier,
on passe de target producer à market producer. L’auteur perçoit cependant deux seuils importants dans la marchandisation de la production agricole à l’époque moderne, le XVIIIe siècle et les conséquences juridiques de la Révolution. Au XVIIIe siècle, « se serait mis en place et progressivement étoffé un véritable marché intérieur, décloisonné ou en tout cas moins cloisonné, et fonctionnant non plus au bénéfice exclusif des villes [les plus importantes], mais aussi des campagnes, des villages et des bourgs ». Le décloisonnement, c’est les premières tentatives parfois avortées de l’Etat (1754, 1763, 1775 et la « Guerre des farines ») de libéraliser le marché intérieur notamment des grains à l’échelle du territoire de l’Etat, en construisant de nouvelles routes entre les provinces et en supprimant les multiples fiscalités locales et régionales sur son transport. De manière générale, on voit également le marché des productions agricoles, « peser d’un poids toujours plus lourd sur l’organisation, la hiérarchie, et les choix productifs des exploitations agricoles. Par leur demande (économique), mais aussi leurs interventions directes, les villes ont été les principaux agents de cette lente transformation ».
Cependant l’auteur montre que si au XVIIIe siècle, « l’opposition entre les deux agricultures, travaillant
l’une surtout pour la vente, l’autre surtout pour la nourriture des familles paysannes, n’était sensible que dans quelques régions plus fortement urbanisées (Bassin parisien, Artois, Cambrésis, Flandre) : [c’est à partir des changements de la Révolution française qu’]
elle prend alors sa valeur pour l’ensemble du territoire ». Partout ce sont les marchés urbains qui transforment profondément les structures productives du monde rural et d’abord la nature de la production, qui devient une
production pour l’échange. Pour les paysans, « leur insertion dans le marché peut signifier rejet ou choix, et signifie souvent les deux à la fois. D’un côté, l’échec de l’autosuffisance, un accroissement des charges, une baisse du niveau de vie qui ne peut être compensée que par une auto-exploitation accrue. De l’autre, une augmentation et une diversification des possibilités de choix en matière de cultures, et de ressources complémentaires ». La paysannerie va donc s’insérer au XIXe siècle au marché des productions, en en revendiquant les avantages, mais en refusant ses contraintes.
Ce qui est intéressant dans cette étude est de voir aussi que si dans un sens, les campagnes vont au XIXe siècle commercialiser leur production agricole ou leur force de travail dans de l’artisanat à domicile ou du travail saisonnier,
ils ne participent pas encore à la société de consommation que leur propose la ville. Bien sûr il y a des exceptions, où l’on voit qu’ « elle est prête à acheter, à adopter de nouvelles habitudes de consommation, à remplacer ses écuelles de bois par de l’étain ou de la faïence, à entasser dans ses coffres, puis ses armoires, des toiles et des draps moins grossiers », « mais
ces exceptions, trop limitées en volume, n’ont qu’un faible effet d’entraînement ». En règle générale le
circuit de commercialisation est à sens unique, de la campagne vers la ville. La ville (qui est simplement la forme spatiale que produit l'économie) est le monde de l'invention de l'économie.
L’auteur vient aussi s’opposer à une vision malthusienne de la faiblesse des rendements agricoles à l’époque moderne (1492-1789), qui pensait les expliquer à les rapportant à la faiblesse de la technique et à une supposée dureté du climat (la période étant appelée jusqu’en 1850, le « petit âge glaciaire »). Dans cette vision très téléologique, seul évidemment le « Progrès » est amené à arracher l’histoire à sa répétition séculaire et cyclique pour la faire enfin décoller vers les astres de l’évolution. Hors, selon son étude et en suivant sa réflexion, la faiblesse des rendements serait bien plutôt à expliquer justement par
le poids de l’autoconsommation et la non-efficacité encore des marchés urbains à entretenir une véritable demande commerciale. En effet, d’une part, le fait que «
le poids majoritaire d’une agriculture qui travaille d’abord pour satisfaire les besoins de la paysannerie et ne cherche pas à accroître ses excédents au-delà d’un certain seuil », montre bien que l’activité appartient encore du mouvement du besoin sur lui-même cherchant à se satisfaire directement, prenant en lui son origine, son déploiement et son terme. En tant que prolongement immédiat du besoin,
l’activité s’arrête quand ce besoin est satisfait. Le temps de cette activité est donc « orientée par la tâche » (E.P. Thompson) satisfaisant immédiatement le besoin [7]. Ici, la production n’est donc en rien déterminée par l’échange, la recherche du surtravail, du surplus ou du rendement, est absente, ou simplement involontaire (une bonne récolte par exemple). De plus, l’auteur démontre « d’autre part, l’incapacité des marchés urbains, dont les mécanismes d’approvisionnement restent fondés sur la contrainte et les prélèvements forcés autant et plus que sur l’incitation économique, à entretenir, par le réinvestissement des profits dans la production, une croissance durable ».
L’auteur repère également des « réactions apparemment contradictoires » des paysans à cette époque. Ainsi d’un côté, les paysans font « tous les efforts de la société rurale pour masquer et codifier les échanges nécessaires de prestations, de services et de produits en termes non monétaires légitimés par la tradition ». Par exemple, le paysan cherche toujours à «
garder à tout prix sa terre, qui ne sera vendue qu’après avoir été hypothéquée, pour solder des dettes ». Il y a là une véritable
résistance au marché de la terre et un refus de la mise à la vente, qui reste toujours un ultime ressort. Cependant, s’ils le peuvent les paysans n’hésitent pourtant pas à utiliser le marché de la terre, justement pour louer des « surfaces nécessaires pour constituer une exploitation adaptée aux besoins et aux possibilités de la famille ». Là c’est
l’idéal de l’autoconsommation intégrale, donc d’un rejet d’une intégration au marché des produits agricoles, qui dicte l’intégration des paysans au marché de la terre. On le voit, la situation concrète d’invention progressive de l’économie est complexe et peut très bien avancer contradictoirement.
De plus, pour développer ces compléments monétaires nécessaires à une vie en autoconsommation, ils développent sur les terres en location ou sur des parcelles souvent minuscules et dispersées,
la culture des céréales ou des cultures spécialisées qui leur permettent justement d’obtenir sur le marché des produits, un revenu de suite très élevé par rapport à ce qu’ils auraient pu obtenir par la vente des cultures d’autoconsommation plus classiques. C’est ainsi qu’E. Le Roy Ladurie explique
la spécialisation progressive des paysans du Languedoc dans la viticulture. Mais sur cet exemple, il est intéressant de voir justement que ce sont au fil du temps, ces petites spécialisations complémentaires à forte valeur ajoutée, qui vont
peu à peu prendre de la place, pour au final ne plus être un complément monétaire à une base d’autoconsommation, mais devenir à l’inverse :
la base de vie dans laquelle l’autoconsommation sera elle en situation de complément. Quand la production devient majoritairement déterminée par l’échange, on passe alors
du paysan au viticulteur qui devient un rouage du Marché échangiste comme le remarque l’historien : « c’est au cours de cette phase [1750-1950] en effet que les agriculteurs languedociens, pour bon nombre d’entre eux,
avaient cessé d’être des paysans, ceux-ci traditionnellement caractérisés par la polyculture et l’auto-consommation familiale : ils étaient devenus des viticulteurs modernes, achetant leur nourriture, et travaillant exclusivement pour le marché » [8].
Autre contradiction, les paysans cherchent toujours à « développer au maximum les ressources d’appoint sur le lopin familial (jardinage, arbres fruitiers, basse-cour, porcs, lin et chanvre) et sur les communaux (élevage, bois, etc.). Mais aussi vendre si nécessaire et si possible du travail quand l’occasion s’en présente. Sur place, comme journalier, ou en pratiquant toute une gamme d’activités qui va du simple artisanat jusqu’à l’industrie rurale. Ou au loin, comme migrant saisonnier. En dehors de la période des travaux agricoles, la main-d’œuvre familiale est, à la limite, faute d’un débouché de substitution, ‘‘ sans valeur ’’, ce qui ouvre la voie à toutes les formes d’auto-exploitation [l’activité proto-industrielle à domicile], ou au contraire de refus de travail dénoncés par les employeurs éventuels comme autant de signe de paresse ».
C’est donc « un mélange de traditions et de décisions individuelles, de contraintes et de choix volontaires, de rémunérations codifiées et réglées en nature et de salaires en argent, [qui] sert de cadre à l’ajustement, difficile et toujours provisoire, entre besoins et ressources » (p. 1395).
Notes :
[1] Ce chiffre est un ordre d’idée que nous donnent généralement les historiens. Notons aussi qu’au sein de la communauté villageoise paysanne, on retrouve généralement entre 10 et 15% d’individus relativement spécialisés sur de l’artisanat commercial.
[2] Jean-Claude Michéa, « De l’ambiguïté de l’échange marchand », L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, Climats, 1999, p. 108-109.
[3] Il faut dire que l’archéologie des échanges monétaires a toujours été plus riche parce qu’il y a du support métallique qui résiste à l’épreuve du temps, mais c’est connu, les sources peuvent déformer notre vision de la réalité. Les sources et la réalité ne se confondent pas ; c’est là tout le débat historiographique depuis 200 ans entre les « modernistes » qui pensent que l’économie antique a déjà tous les traits de notre économie moderne, et les « primitivistes » qui pensent que cela n’a rien à voir.
[4] On peut dire aussi que d’après le récent livre de Alain Bresson, L’économie de la Grèce des cités. I. Les structures de la production, A. Colin, 2007, p. 205, qui fait la synthèse de l’historiographie contemporaine sur l’antiquité grecques du monde des cités, il est difficile de croire à une autoconsommation intégrale – l’autarcie -, puisqu’il montre que la production pour l’échange représente 15% du total de ce qui est produit, le reste c’est de l’autoconsommation.
[5] L’auteur fait référence à l’ouvrage de Edward P. Thompson, Temps, discipline de travail et capitalisme industriel, La fabrique, 2004, qui est paru une première fois sous forme d’article dans une revue en 1967.
[6] Voir l’article « Travail » de A. Poitrineau, dans L. Bély (sous la dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, PUF, 2006 (1996), p. 1224-1226
[7] Quand Edward P. Thompson dit que les résistances des ouvriers à la nouvelle organisation industrielle du travail prennent leur naissance dans l’attachement à la notion de mesure du temps « orientée par la tâche », opposée à celle de travail évalué en unités de temps mathématique comme dans le travail industriel et moderne, on peut dire qu’encore cette notion se rapporte quelque part à l’activité qui n’est que le corrélat immédiat du besoin. Cf. E. P. Thompson, op. cit.
[9] E. Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc, Champs, Flammarion, 1969, p. 8-9.