--> la naturalisation de l'invention de l'économie.
Dans le dernier tiers du Vème siècle avant J.-C. dans la Grèce antique est né un genre littéraire et philosophique nouveau, qui conduit au IVe siècle à la prolifération d’ouvrages traitant de la manière de gérer un grand patrimoine rural et agricole. C’est l’invention de la littérature économique. Le mot « économie » (« oikonomia » en grec) apparaît même pour la première fois vers 380 avant J.-C. dans un texte de Xénophon d’Athènes. On ne peut comprendre l’apparition de cette littérature sans comprendre son soubassement dans les pratiques concrètes qui l’ont précédée. En effet, c’est à la fin du Ve siècle suite aux Guerres du Péloponnèse, que la commercialisation et la monétarisation de l’économie va décoller. Mais cette soudaine progression de l’invention du phénomène économique est liée à des transformations importantes dans le phénomène guerrier. A la fin des très sanglantes Guerres du Péloponnèse de la fin du Vème siècle avant J.-C., le modèle du citoyen-soldat de part les transformations du phénomène guerrier (grande bataille, machines de guerre, etc) laisse place au modèle du mercenariat qui va être utilisé par les cités et les royaumes. Des personnes vont vendre leur corps et leur activité contre un solde. Ces gens vont alors par le détour de cet argent désormais finalité de leur activité, consommer, en achetant des produits (hormis le pillage lors des campagnes militaires). Ils vont contribuer à la progression de la commercialisation et de la monétarisation de la production jusqu’alors cantonnée dans une autoconsommation-base-de-la-vie où l'échange marchand n'est que complémentaire. Plus encore, quand Alexandre le Grand à la fin du IVe siècle défait les Perses, il fond le trésor du vaincu ce qui va solvabiliser d’énormes masses de mercenaires qui vont dès lors consommer de manière séparée de toute activité autoproductrice.
Xénophon d’Athènes est un grand aristocrate terrien déchu lors de la guerre du Péloponnèse, qui devient alors un simple mercenaire-soldat (un « soldat » par définition touche une « solde » en échange de son activité, c’est une des premières formes du travail-marchandise) et qui fit fortune de cette manière ce qui lui permit à la fin de sa vie de redevenir un grand propriétaire foncier en achetant un grand domaine à Scillonte (près d’Olympie sur le territoire de Sparte). Dans ce premier traité intitulé
L’Economique où apparaît donc pour la première fois le terme " oikonomia ", Xénophon nous parle de son expérience sur son domaine de Scillonte qu’il veut faire partager à tous les grands propriétaires, et où il a réalisé son idéal de grand propriétaire exploitant : son but, lui l’aristocrate ruiné, est de recouvrer sa fortune monétaire et il va utiliser son nouveau domaine pour réussir cette unique fin. Ce traité se présente alors comme un traité d’agriculture, d’où il ressort que l’agriculture devient rentable (retrouver sa fortune et son statut d’antan) si le propriétaire s’implique dans la gestion et sait gouverner sa femme, son régisseur et ses esclaves. Tout un programme. L’auteur rapporte une discussion fictive avec le propriétaire d’un domaine rural, Ischomaque, lequel raconte comment il règle sa production et apporte le plus possible de surplus au marché. A Scillonte en effet, Xénophon a pratiqué une agriculture orientée le plus possible vers la commercialisation et non pas seulement pour l’autoconsommation familiale comme à l’ordinaire dans les installations agricoles (de manière générale dans les installations agricoles grecques, seulement 15% de la production était échangée, le reste étant de l’autoconsommation. Cf. Alain Bresson,
L’économie de la Grèce des cités. I. Les structures de la production, A. colin, 2007). Pour accroître les capacités de commercialisation de son domaine il propose alors dans son traité ce qu’il a pratiqué chez lui et qui a bien marché : l’association de l’élevage des bovins et des chevaux à la polyculture. Il s’est inspiré là des « paradis » perses qu’il a connu en Asie Mineure (actuelle Turquie), des modèles d’ exploitations agricoles tournés complètement vers la commercialisation, et qui étaient tout à la fois manoir résidentiel pour l’aristocratie perse, très grande exploitation et réserve de chasse. Nous sommes là dans le très grande domaine. Ainsi quand le mot « oikonomia » apparaît pour la première fois, le sens assigné à ce mot pour sa première occurrence est donc celui de la gestion de l’ « oikos », c’est-à-dire ne nous y trompons pas, du grand domaine agricole que le maître de maison doit acquérir et administrer. Nous connaissons également un deuxième traité conservé également sous le titre
L’Economique, issu de l’Ecole d’Aristote, il se situe dans la même lignée que le traité de Xénophon (tout en réfléchissant également sur la distinction entre le politique et l’économique), c’est-à-dire un manuel de bonne gestion pour un propriétaire d’un grand domaine.
Dans la suite de ce IVème siècle, le mot « oikonomia » va rapidement quitter le sens que lui attribue les manuels pour les administrateurs agricoles des propriétés de l’aristocratie grecque, pour connaître une extension de sa signification au domaine public pour parler de la gestion financière des territoires royaux et des territoires des cités. C'est en quelque sorte, avant l'heure (quelque part entre le XVII et le XVIIIe siècle), l'invention de l'économie
politique. Le moment où la politique se fait économique et où l'économique se fait politique. C’est d’ailleurs ce même
Xénophon qui une fois de retour à Athènes, voyant le trésor de sa chère cité en 355 obéré par la « Guerre des Alliés » dont elle vient de sortir (échec de la seconde Ligue de Délos et fin de l’hégémonie athénienne dans le monde de la mer Egée), qu’il se décide à écrire un deuxième traité d’économie, les
Poroi (traduit pas Moyens de se procurer des revenus) pour influencer un homme politique en vue, Euboulos, qui va se retrouver au pouvoir. Vis-à-vis du pouvoir, notre Xénophon de l’époque est donc en quelque sorte notre Jacques Attali ou notre Serge Latouche national : l'éternel vendeur de salades sur les étals de " programmes politiques " rafraîchis par des jets automatisés de vapeur d'eau. Dans ce nouveau traité, les solutions proposées pour redresser les finances d’Athènes peuvent se résumer de cette façon : à l’empire thalassocratique d’Athènes désormais éclaté à cause de la guerre, il faut y substituer un système cohérent et rationalisé de relations économiques. Nous avons là la première économie politique de l’histoire qui apparaît de manière très claire et directement en lien avec sa transposition dans le pouvoir. Pour équilibrer les importations nécessaires au ravitaillement de la ville (300 000 personnes), il faut d’après notre proto-technarque d’une façon déjà toute proto-colbertiste, développer les exportations (marbre et minerai d’argent) grâce à un des principaux atout de la cité qui lui paraît la position centrale de son port, le Pirée. Il préconise alors aux hommes politiques en vue trois innovations pour procurer à la cité des revenus nécessaires à ses dépenses : c’est au Pirée qu’il faut attirer par des mesures attractives les créateurs de richesses monétaires, c’est-à-dire les métèques, car plus il y en aura, plus l’impôt sur les étrangers résidents donnera des revenus à la cité ; Il faut aussi rationaliser et intensifier l’exploitation des mines du Laurion en vue d’une croissance des exportations mais il propose aussi un début de « nationalisation » : la cité doit devenir propriétaire de la main d’œuvre servile nécessaire, dont la location lui procurerait un important revenu régulier. Let's Dance !
Cette extension du sens du mot « oikonomia » du grand domaine commercialisé de l’aristocrate aux finances publiques de la cité ou des royaumes, s’observe également dans un autre traité, le texte du
Pseudo-Aristote, Les Economiques vers 340 avant J.-C. Nous avons là le premier manuel non plus pour une cité mais pour un royaume, et plus particulièrement pour un administrateur d’une subdivision (la satrapie dirigée par le satrape et son administration, bref une sorte de gouverneur régional) du territoire administratif du royaume séleucide, où on lui apprend comment lever des impôts monétaires, comment dégager les plus grands revenus des domaines agricoles et établissement miniers et artisanaux du roi, comment asseoir l’assiette fiscale des communautés villageoises, etc.
Les Economiques sont si on veut une sorte de manuel obligé pour ceux qui préparent l'ENA de l'époque. On voit là surtout l’influence des traités pour les domaines des aristocrates sur la littérature de l’administration, la littérature du « bon gouvernement ». Dans ce célèbre manuel, l’auteur distingue quatre types d’ « oikonomia » : il distingue l’ « oikonomia » du grand roi (perse) à l’échelle de l’Etat, celle du satrape à l’échelle de sa circonscription régionale, celle du territoire de la cité (soumise au roi), celle de l’individu à l’échelle de l’ « oikos ». Chacune des quatre « oikonomia » a son rôle et une fonction dans le système d’interdépendance : l’économie royale s’occupe des émissions monétaires, gère les contributions reçues des satrapies et les dépenses. De l’économie satrapique relèvent les prélèvements fiscaux et les revenus miniers. L’économie de la cité libre gère les revenus fiscaux locaux et ceux qui proviennent des ports et voies de passage, tandis que l’économie des particuliers est définie au critère de la poursuite de la monétarisation de leur production, comme gestion des revenus monétaires tirés de la terre, de l’artisanat et du commerce. La préoccupation principale de ce traité étant que le roi dispose le plus possible de revenus monétaires (prosodoi) en levant les impôts aux différentes échelles des quatre « oikonomia », il ne fait donc pas de différence entre l’économie royale et l’économie du domaine agricole individuel qui toutes deux, du point de vue du roi, doivent dégager le plus de revenus monétaires. Donc passer par la commercialisation et la monétarisation.
« Oikonomia » n’a donc pas à l’origine le sens général et actuel du mot « économie » tel que nous l’entendons aujourd’hui. L’ « oikonomia » c’est l’art de bien administrer le domaine familial en vue de vendre le maximum de surplus sur le marché, le territoire civique et le royaume. Ce sens grec du mot « oikonomia » qui écarte tout ce qui n'est pas du travail-marchandise pouvant donner lieu à la création de richesses monétaires, va être exactement repris en 1616 dans le
Traité d’oeconomie politique d’A. de Montchrétien, où cet auteur définit le mot économie comme les moyens d’accroître la richesse du souverain et la quantité de métal précieux qu’il détient. Au XVIIIe siècle, le grand siècle de la mise par écrit de la « science économique », on va définir l’économie de la même manière, comme la « science des richesses ». Nous sommes là dans une conception chrématistique de l’économie. L’économie est un art, c’est-à-dire au sens étymologique une « techné », un savoir-faire pour acquérir des « richesses » réduites à des richesses monétaires, à leur production et à leur accumulation dans des coffres, bref tout ce qui concerne les affaires d’argent, le négoce et l’entreprise. L’économie n’est pas comme aujourd’hui « l’ensemble des moyens et des conditions de productions, de consommation et d’échange » comme on voudrait nous le faire croire, réduisant par là la définition de l'économie à un système où se répondent mécaniquement et naturellement " production ", " consommation " et " échange " comme les trois bouts d'une même ficelle à relier sur elle-même, mais la science qui cherche à résoudre cette question :
comment créer plus d’argent ? Car dans la définition actuelle, comme " ensemble des faits relatifs à la production, à la distribution et à la consommation des richesses dans une collectivité " (dictionnaire
Le Petit Robert), on recouvre le sens originel du mot " économie " comme savoir-faire pour produire plus d'argent, pour mieux naturaliser, substantiver sa définition moderne. Comme si forcément depuis tout temps, en tout lieu et par tous les vents, la " production ", la " distribution " (comprenons l'échange marchand pour l'essentiel) et la " consommation ", n'étaient que les éléments séparés d'un même ensemble formant le système naturel et transhistorique de " l'économie ".
Pour voir l'opération monstrueuse de ce recouvrement généralisé, il suffit encore de voir, que comme au temps des Jacques Attali de l'antiquité, les premiers économistes du XVIIe et XVIIIe siècles sont d’abord des hauts-fonctionnaires d’Etat qui cherchent à accroître les revenus du royaume et à optimiser ses dépenses. Le concept d’ « oikonomia » qui réapparaît à l’époque moderne découle directement de sa signification dans l’antiquité grecque. L’homme d’Etat Adam Smith, influencé par les idées d’un « ordre naturel » qui imprégnaient son époque, propose lui sa solution personnelle (dans son livre d’ailleurs intitulé sans aucune ambiguïtés,
La Richesse des Nations) : découvrir des « lois économiques » d’un ordre naturel, pour les intégrer à la solution qui reste de dégager le plus possible de revenus à l’Etat. Sa solution est que si l’Etat favorise un « Marché autorégulé » où chaque individu suivant la pente de son intérêt égoïste créera le plus de richesses monétaires possible, dès lors le volume du prélèvement fiscal s’en trouvera accru. Finalement le « libéralisme économique » dans sa forme smithienne, est tout dévoué à la croissance infinie des moyens instrumentaux de l’Etat. Le libéralisme économique comme notre actuel antilibéralisme franchouillard, sont deux formes possibles d'un même culte à l'Etat et à la vie organisée par un Marché (autorégulé ou régulé).
Une fois que cette économie en tant que véritable nouveau mode de vie [1], est bien installée dans nos vies (au terme de trois siècles de " modernisation " dans l'hémisphère Nord, et encore un bon siècle de plus pour " développer " l'hémisphère Sud), point besoin de garder la vieille définition grecque du terme " économie ", toutes nos vies sont désormais des " vies économiques ". Sur les murs solides de l'ancienne définition qui a réagencé entièrement le monde au fil des siècles, l'opération de naturalisation de l'économie peut dès lors être lancée par sa définition actuelle : " ensemble des faits relatifs à la production, à la distribution et à la consommation des richesses dans une collectivité ". L'activité vivante des individus nous dit la propagande idéologique, comme la
propagande par le fait qu'exprime aujourd'hui chaque moment de notre propre vie quotidienne, est dès lors saucissonnée en " production ", " distribution " et " consommation ". Et les catégories réelles comme idéelles de ce modèle de vie là, sont désormais transposées à l'ensemble de la planète comme à toute l'histoire passée.
Ad nauseam.
Pour aller plus loin, voir les deux premiers numéros de Sortir de l'économie. Bulletin critique de la machine-travail planétaire : http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/
Note :
[1] C'est-à-dire une vie individuelle saucissonnée en des moments de travail-marchandise où l'on se vend, un échange marchand des produits de ce travail là séparée de l'activité qui l'a crée, et la consommation solvabilisée des produits répondants aux besoins réels comme fictifs : elle est pas belle la définition naturalisée et transhistorique de l' " économie " !