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L’Esprit Prêtre laïque

            J’appelle ainsi les survivances de l’esprit prêtre dans notre esprit moderne, qui se veut pourtant areligieux ou antireligieux. Est-ce bien survivances qu’il faut dire ? Ce mot implique l’idée d’un sentiment en régression. On peut trouver au contraire que l’esprit prêtre est plutôt en progrès. On sera du moins de cet avis si l’on considère l’extension de l’esprit prêtre en surface. Autrefois, l’esprit prêtre était le privilège d’une caste. Aujourd’hui, il s’est répandu, diffusé, dilué dans nos classes dirigeantes, dans ces élites intellectuelles, politiciennes, administratives, qui forment notre aristocratie démocratique.

            Des exemples de cet esprit sont faciles à trouver dans le langage et dans les mœurs. On peut citer la rage de vouloir conférer un caractère sacré à sa profession, de l’ériger, comme on dit, en sacerdoce. Toutes les fois que vous entendez un monsieur appliquer ce vocable à sa profession ou à celle des autres, vous avez devant vous un homme plus ou moins imbu de l’esprit prêtre. C’est surtout à propos des carrières de l’enseignement et de la magistrature qu’on parle de sacerdoce ; mais on pourrait étendre ce mot au fonctionnarisme tout entier, à toute hiérarchie, conformément à l’étymologie de ce dernier mot [1]. En ce sens tout fonctionnaire serait un prêtre ou un demi-prêtre. On parle également du sacerdoce de l’avocat et du médecin. Quand il s’agit d’un avocat ou d’un médecin politicien, le sacerdoce est double et se trouve porté en quelque sorte à la seconde puissance.

            Une autre survivance de l’esprit prêtre est la qualification de renégat dont on flétrit l’homme qui change d’opinion ou de parti. L’épithète de renégat est d’origine religieuse. Cela n’empêche pas les anticléricaux de l’employer comme les autres. Tout le monde connaît le monsieur qui se dit libre-penseur, qui revendique hautement pour chacun le droit de changer, d’évoluer, etc. Au besoin, il vous citera le vers connu :

            « L’homme absurde est celui qui ne change jamais. »

            Mais qu’il vienne à apprendre une volte-face d’un de ses amis politiques, le voilà qui s’indigne et accable son ancien coreligionnaire de l’épithète flétrissante et redoutée de renégat. Redoutée, pourquoi ? Parce que nous sommes imbus de l’esprit prêtre, parce que nous tremblons tous devant l’anathème et l’excommunication. Pourtant, si l’on admet la liberté e penser, il la faut entière. Il n’y a pas de renégat qui tienne. Chacun est libre à chaque instant de secouer sa croyance d’hier. Mais la plupart des gens ne l’entendent pas ainsi. Un parti est une église, il prétend tenir les siens sous sa coupe, il veut prévenir les défections et les schismes et terrifier le renégat éventuel par le geste d’anathème.

            Une autre expression cléricale est le mot même de laïque, que l’on met à toutes les sauces. Morale laïque ! Conscience laïque ! Idées laïques ! Croyances laïques ! Ces expressions nous reportent au temps de la bulle Clericis laïcos, où l’on opposait les clercs aux laïques. C’est du pur Moyen-Âge. Dans une société où les clercs n’existent plus ou ne comptent plus, du moins intellectuellement, il ne devrait plus être question d’idées laïques. Un esprit indifférent aux controverses théologiques n’attachera pas une signification intellectuellement valable à cette expression. Il faut être soi-même pontife, vouloir opposer une église à une autre.

            On parle aussi de fêtes laïques. On en a institué récemment – fêtes de l’Amour, de la Jeunesse, du Printemps, du Travail – avec programme approprié : lecture de vers e circonstance par des messieurs en habit noir, processions de jeunes couples célébrant l’amour, d’ouvriers portant leurs outils et célébrant le travail, etc. Au fond de ces cérémonies laïques on retrouvait aisément une préoccupation toute religieuse, toute cléricale : celle de faire communier les hommes dans une même idée, dans une même foi. Pour un esprit religieux, un sentiment, une joie, un souvenir, une espérance n’ont de valeur qu’à la condition d’être mis en commun, d’être solennisés et consacrés par le groupe.

            Une autre expression religieuse et évangélique est l’expression aller au peuple, si fort à la mode, il y a quelques années, parmi les jeunes tolstoïens et adeptes des U.P. [2].

            Du même ordre est l’expression de devoir social, surtout prononcée d’une certaine façon et avec la componction voulue. L’esprit de groupe sous toutes ses formes, l’esprit de corps, l’esprit de chapelle prennent aisément la nuance religieuse. Nous avons entendu un jeune inggénieur, frais émoulu de l’École Polytechnique, parler avec dévotion de l’esprit de corps polytechnicien comme d’une religion d’initiés, inintelligible aux profanes. Ce même sentiment a été très souvent exprimé par des militaires, au moment de l’affaire Dreyfus.

            Tout cela n’est pas bien grave ni bien profond, si l’on veut. Cela est capable tout au plus d’agacer ceux qu’horripile la « nuance religieuse », comme dit Stendhal. L’esprit prêtre est aujourd’hui à fleur de peau. Il a perdu en profondeur c qu’il a gagné en surface. Il n’a plus la profondeur de psychologie, la ténébreuse volonté de puissance, l’implacable persévérance dans le ressentiment qui conféraient une majesté sombre à l’âme sacerdotale d’autrefois, et que Nietzsche a si fortement décrites dans sa Généalogie de la Morale. Nous assistons à un embourgeoisement et à une démocratisation de l’esprit prêtre. Nous ne voyons que prêtres autour de nous. Mais quels humbles, quels modestes pontifes, auprès de ces grandes figures ascétiques qui se vouèrent à ce que Nietzsche appelle la « médication sacerdotale de l’humanité » , et poursuivirent une œuvre tant de fois séculaire de pandomination spirituelle et temporelle. L’esprit prêtre laïque est l’héritier et le pâle imitateur de l’autre. Il emprunte au catholicisme sa mise en scène, son décor impressionnant et jusqu’à sa musique sacrée, qui fit généralement les frais des panthéonisations et autres cérémonies religioso-laïques, telles que statufications de pontifes laïques, mariages civils rehaussés de pompes laïques et mondaines, etc. Voyons ce qu’il a retenu de sa psychologie.

            Notons tout d’abord que l’esprit prêtre doit être distingué de l’esprit religieux. Cela est si vrai qu’il y a eu de tout temps un épanouissement de l’esprit religieux qui n’a rien de commun avec l’esprit prêtre. C’est le mysticisme, qui est une sorte d’individualisme religieux.

            L’esprit prêtre, c’est l’esprit religieux socialisé, cléricalisé ; c’est l’esprit religieux aux mains d’un clergé chargé de le représenter officiellement. Par suite, l’esprit prêtre est un esprit de caste, ou tout au moins un esprit de corps, avec les sentiments qui s’y rattachent : esprit de domination spirituelle et temporelle, ou tout au moins orgueil et vanité de caste ou de corps, sentiment d’une supériorité morale et sociale, d’une autorité à exercer, d’un certain decorum à sauvegarder, de certains rites à observer. Ces sentiments, qui sont à leur maximum dans un clergé, peuvent exister à l’état plus ou moins diffus et atténué dans les diverses corporations et catégories sociales qui, à un titre quelconque, aspirent à représenter une idée morale, à remplir un apostolat ou une mission sociale, à se poser en modèles (les honnêtes gens), à donner le ton et l’exemple, à imprimer une direction morale au reste de la société, bref à exercer un sacerdoce.

            Ajoutons que l’esprit prêtre peu être uni au sentiment religieux ou en être séparé. Sous ses formes supérieures, il est vivifié par une croyance religieuse ou tout au moins philosophique et morale ; mais à son degré le plus bas et le plus pauvre, il tend à se vider de tout contenu intellectuel et idéal, à se réduire à un simple formalisme extérieur, à un pur pharisaïsme. L’esprit prêtre laïque peut, comme l’autre, présenter à cet égard bien des degrés et des nuances.

            À son degré supérieur, et tel qu’il se rencontre chez nos intellectuels – philosophes, moralistes, sociologues, professeurs de vie spirituelle et d’action morale – l’esprit prêtre laïque se trouve uni à un certaine conception de la philosophie entendue comme la servante d’un finalisme éthique et d’une foi morale laïque.

            Croire et faire croire, dit M. Jules de Gaultier, voici quel sera le but du plus grand nombre des philosophes, après comme avant La Critique de la Raison pure. Bacon de Vérulam constatait que de son on enseignait à croire dans les universités. Cela est vrai encore du nôtre.

            Mais ce n’est pas seulement dans les universités que cet enseignement est prodigué, c’est dans tout livre capable de trouver un public de lecteurs. Ce que les hommes demandent à la philosophie, c’est de leur donner à croire, de leur donner un premier principe sur lequel fixer leur conduite, un but vers lequel avoir l’illusion de s’orienter : car le nombre des esprits à qui la joie de comprendre suffit en elle-même ne peut être jamais qu’insignifiant et négligeable [3].

            Ici, l’esprit prêtre laïque se fait le serviteur d’une idée. Il suppose, comme l’esprit prêtre catholique, un credo doctrinal, une idéologie dont il s’institue le gardien. La différence est que, dans un cas, le credo est révélé par Dieu ; dans l’autre, il est révélé par la raison. Mais les ressemblances entre les deux idéologies sont nombreuses. L’idéologie rationaliste, comme l’a parfaitement montré M. J. de Gaultier, n’est que le prolongement de l’idéologie chrétienne ; c’est une véritable religion laïque. Un écrivain marxiste, M. Édouard Berth, rapproche les deux idéologies sous le même signe de paresse intellectuelle et de routine autoritaire, et les oppose à la fièvre de travail et d’innovation qui agite les milieux industriels. «  La plupart des hommes ne ressentent nullement ce besoin de nouveau qui travaille l’industriel : ils préfèrent une bonne routine où l’on vit tranquille, sans soucis, sans tracas, sans efforts… Les systèmes intellectualistes sont très commodes pour la plupart des paresseux que sont les hommes. Ils forment une sorte de bureaucratie de la pensée où l’on s’installe commodément pour toute la vie, où l’on s’assied bien confortablement pour regarder le spectacle immuable des choses. L’Église pour avoir horreur du nouveau, et par conséquent de la liberté. C’est le cas, je le répète, de tout intellectualisme, et il y en a dans le monde moderne des variétés innombrables. Beaucoup de gens demeurent étrangers aux pratiques industrielles, vivent loin de l’industrie : le monde, la bureaucratie, l’université, les carrières dites libérales constituent des cercles sociaux que la pensée industrielle a aussi peu pénétrés que l’Église [4]. » Ces « innombrables variétés d’intellectualisme », plus ou moins imbues de l’esprit prêtre laïque, détiennent les « usines où se fabrique l’idéal » ; elles monopolisent les personnalités de respect, elles produisent des valeurs idéologiques et phraséologiques, dont le prix s’établit sur le marché selon de toutes autres lois que celui des produits manufacturés. Ce n’est donc pas sans raison que M. Berth rapproche à cet égard l’Église catholique et les modernes églises laïques, et qu’il oppose à l’esprit prêtre dogmatique et routinier, l’esprit industriel vivant, actif et novateur.

            Il est juste pourtant de reconnaître que l’esprit prêtre laïque a quelque peu évolué en France depuis une cinquantaine d’années. On peut y distinguer deux formes correspondant à deux périodes de la philosophie officielle en France. L’Église laïque de Victor Cousin, dominée par la tradition littéraire gréco-latine et par la tradition religieuse catholique romaine, est encore très voisine du catholicisme qu’elle veut supplanter, autoritaire comme lui et étroitement conservatrice des institutions traditionnelles – religion, famille, propriété – imbue comme lui de cette prudence ecclésiastique qui fait de l’utilité sociale le critérium des croyances, qui divise les doctrines en nocives et salutaires et réfute une philosophie par ses conséquences morales et sociales – procédé de réfutation que Taine a ridiculisé de façon si plaisante dans ses Philosophies classiques en France. La nouvelle Église laïque, dominée par la tradition kantienne, protestante et rationaliste, repousse le pragmatisme catholique à la Brunetière, élargit son idéal social dans le sens du socialisme et de l’humanitarisme, et tend vers une religion de plus en plus intellectuelle, de plus en plus abstraite, finalement universelle et humaine, religion de la raison, de la science, de la justice et de la conscience universelle. Chez ses plus hauts représentants, elle rappelle les rêves généreux que Renan a symbolisés dans son Prêtre de Némi.

            Autre transformation : l’ancien idéal catholique et ascétique s’est mué en un idéal progressiste, optimiste, eudémoniste et humanitaire, aspirant au bonheur universel et aux paradis laïques. (Le salut de l’humanité par la science, par la raison.)

            Les deux courants qu’on peut constater dans toute religion, le courant rationaliste et le courant mystique, se retrouvent dans cette moderne religion laïque : un Renan y représente l’intellectualisme scientiste ; un Quinet, un Michelet, un Guyau, apôtres de l’amour, y représentent le mysticisme démocratique et révolutionnaire.

            Ajoutons que la foi rationaliste, scientiste et humanitaire peut être plus ou moins dogmatique. Elle se trouve à son maximum de dogmatisme chez le Renan de L’Avenir de la Science, et chez le Guyau de L’Irréligion de l’Avenir. Dans les derniers livres de Renan, la foi rationaliste et scientiste s’estompe d’incertitudes, s’atténue de points d’interrogation : l’humanité arrivera-t-elle ? Echouera-t-elle dans son voyage vers le divin ? Toutefois, en dépit de ces nuances de pensée, il est permis de dire que Renan est resté fidèle jusqu’au bout à sa foi scientiste. Dans L’Eau de Jouvence, le vieux Prospero, mourant, comme Faust, chargé d’années et d’œuvres, symbolise l’idéal de science et de puissance qui reste le point culminant de la pensée renanienne.

            Quelles que soient les écoles et les nuances de pensée, il est un second trait commun à tous les représentants de la moderne religion laïque : c’est la foi en la puissance des idées. Tout esprit religieux est disposé à accorder une énorme influence à la foi transmise, à la morale enseignée. Tout prêtre croit à l’efficacité de son prêche. Le fameux : « Vous êtes orfèvre, Monsieur Josse », trouverait ici son application. Un exemple comique de cette foi naïve se rencontre dans la pièce de Shaw, Candida, en la personne du pasteur Morell. Ce pasteur – qui est bel homme et parle fort bien – fait, sans le savoir, des passions nombreuses parmi ses auditrices. Toutes, jusqu’à la jeune femme qui remplit auprès de lui les fonctions de secrétaire dactylographe, sont amoureuses de lui. Le pasteur Morell attribue (car il est l’innocence même) à la vertu de la parole sainte l’affluence des belles dames à son prêche, et tombe de son haut quand sa femme lui révèle la maladie qui tient ses ferventes auditrices.

            « Candida : – James, elles sont toutes amoureuses de to. Et toi, tu es amoureux de ta prédication parce que tu prêches très bien… Et tout cela, tu le mets sur le compte de l’enthousiasme en faveur du royaume des cieux sur cette terre ; et elles aussi d’ailleurs. Ah ! Chéri ! Quel nigaud tu fais !

            Morell : – Candida ! En voilà un cynisme ! Quel terrible destructeur d’idéal tu es ! »

            Nos pseudo-prêtres à nous, philosophes, professeurs de vie spirituelle, moralistes, sociologues, prédicateurs de tout acabits, tombent dans la même illusion que le pasteur Morell, sans d’ailleurs obtenir toujours un succès aussi flatteur. Tous sont éperdument platoniciens, fervents de l’idée et amoureux de leur prêche. C’est pour eux un blasphème que de mettre en doute la vertu de l’idée, comme l’ont fait de grands esprits peu sacerdotaux, un Bayle, un comte de Gobineau. Leur maître Renan lui-même en a dû scandaliser plus d’un quand il a mis dans la bouche de son Prospero ces paroles légèrement sceptiques :

            « Quand je dis ces choses-là, je sens bien que nul de mes auditeurs ne sera tellement frappé de mes preuves que cela le porte à se priver d’aucune sensation douce. Sans cela, j’aurais des scrupules d’avoir été cause que quelque brave homme eût diminué, pour avoir trop pris au sérieux mes raisonnements, la somme de jouissances qu’il aurait pu goûter [5]. »

            Ce culte du verbe s’explique. Comme le prouve l’exemple du pasteur de Shaw, l’esprit prêtre est généralement associé au tempérament oratoire, je veux dire à la faculté de débiter des lieux communs philosophiques. Types représentatifs : Victor Cousin, aujourd’hui M. Jaurès. – M. Jaurès est le Victor Cousin de l’Église socialiste. On pourrait lui appliquer l’ingénieuse comparaison de Taine à propos du grand pontife de l’école éclectique : « Comme un phare coloré et commode qui tour à tour reçoit cinq ou six lumières et en transmet au loin la splendeur, il fait briller sur l’horizon philosophique leurs rayons un peu déviés [6]. »

            L’esprit prêtre laïque, comme l’esprit prêtre catholique, a en horreur les douteurs, les sceptiques, les dilettantes. Victor Cousin lançait ses foudres sacerdotales contre le scepticisme. Michelet n’aime pas Montaigne, il l’écarte comme malsain et débilitant. « Pour ma part, dit il, ma profonde admiration littéraire pour cet écrivain exquis ne m’empêchera pas de dire que j’y trouve, à chaque instant, certain goût nauséabond, comme d’une chambre de malade où l’air peu renouvelé s’empreint des tristes parfums de la pharmacie. Les délicats, les dégoûtés, les fatigués (et tous l’étaient) s’en tinrent au mot de Pétrone traduit, commenté par Montaigne : Totus mundus exercet histrionem, le monde joue la comédie, le monde est comédien [7]. »

            L’esprit prêtre laïque a également en horreur les esprits précis, à la Stendhal, qui ne sont pas dupes du style noble et de l’éloquence de la chaire.

            Un autre trait commun à l’esprit prêtre catholique et à l’esprit prêtre laïque est la haine et le mépris de l’individu en tant que tel. Le plus pénétrant analyste de l’âme sacerdotale, Stirner, l’a bien noté. Aux yeux du prêtre, l’individu c’est l’égoïsme, c’est le mal. L’individu est ce qu’il y a de plus méprisable. Il ne devient un peu propre, un peu présentable et un peu intéressant qu’à partir du moment où il se fait serviteur de l’idée morale, c’est-à-dire prêtre. Tous nos sociologues officiels et moralisants en sont là. Tous sont de petits Brunetières, pour qui l’individualisme est l’ennemi. Pour eux aussi religion et sociologie sont synonymes. L’offre de la sociologie est, comme celui de la religion d’unir les âmes (religare), d’en faire un grand tout spirituel.

            Le prêtre laïque se veut l’ouvrier d’une œuvre désintéressée. Rien d’égoïste ne doit se mêler à sa mission. Il travaille pour l’idée pure ; du moins il le prétend, et parfois il le croit. Nietzsche a noté chez nos libres-penseurs et athées le dévouement à la vérité, dernière incarnation de l’idéal ascétique.

            La moderne foi laïque n’est pas une foi morte. C’est une foi qui agit. « Enrôler des jeunes gens, dit M. Charles Péguy, est la plus vieille et la plus chère ambition, la plus secrète convoitise ecclésiastique [8]. C’est celle du prêtre laïque. Il aspire au gouvernement des consciences, à l’unité morale et s’applique à réaliser par la double voie pédagogique et politique.

            C’est une loi bien connue que tout pouvoir spirituel tend à se doubler d’un pouvoir temporel, et qu’inversement tout pouvoir temporel éprouve le besoin de s’auréoler d’une idée morale, de s’ériger en règne de la raison et de la vérité. Cette double aspiration s’est incarnée dans ce parti pédantocratique que M. Charles Péguy a appelé « le parti intellectuel moderne », et dont il a si vigoureusement et si finement campé la psychologie.

            Elle s’incarne encore (et c’est tout un, à vrai dire) dans la moderne religion de l’État.

            Cette religion n’est pas neuve. Elle est un legs de l’Ancien Régime transmis par les hommes de 1789, dont beaucoup, suivant la remarque de M. Georges Sorel, étaient d’anciens hommes de loi, d’ex-basochiens demeurés fanatiques de la légalité et de l’État. Aujourd’hui, l’idée de l’État garde tout son prestige dans les milieux intellectuels où règne l’esprit prêtre laïque, notamment chez les adeptes du socialisme parlementaire à la Jaurès. Il y a quelques années, le débat parlementaire sur le monopole de l’enseignement a mis aux prises les politiciens professoraux, purs adeptes de la pédantocratie étatiste, tels que MM. Jaurès et Lintilhac, et les politiques moins sacerdotaux, plus libérés de l’idéologie pédantocratique, tels que M. Clémenceau [9].

            L’idée de l’État est une idole exigeante, jalouse et redoutable. Ses grands-prêtres de 1793, les Robespierre et les Saint-Just, se crurent les exécuteurs d’un mandat métaphysique et moral au service duquel ils déployèrent un zèle terrible. Leur exemple vérifie le mot de Stirner : « La foi morale est aussi fanatique que la foi religieuse. » L’esprit prêtre étatiste est naturellement enclin à la cruauté. Il se satisfait, quand les circonstances l’y portent, par une violence froide, théorique, implacable.

            M. Georges Sorel croit que la violence prolétarienne ne sera pas si vindicative ni si cruelle que la violence jacobine parce qu’elle ne sera plus étatiste, ni sacerdotale. « Plus le syndicalisme se développera en abandonnant les vieilles superstitions qui viennent de l’Ancien Régime et de l’Église – par le canal des gens de lettres, des professeurs de philosophie et des historiens de la Révolution – plus les conflits sociaux prendront un caractère de pure lutte semblable à celle des armées en campagne. On ne saurait trop exécrer les gens qui enseignent au peuple qu’il doit exécuter je ne sais quel mandat superlativement idéaliste d’une justice en marche vers l’avenir. Ces gens travaillent à maintenir les idées sur l’État qui ont provoqué toutes les scènes sanglantes de 1793, tandis que la notion de lutte de classes tend à épurer la notion de violence [10]. » Cela n’est pas sûr. On peut craindre que sur ce point M. Sorel ne se fasse illusion. Il prend des exemples de récits de guerre pour montrer que les mœurs de la guerre excluent la violence froidement cruelle. C’est oublier que la guerre a eu, elle aussi, ses fanatiques et ses mystiques. Qu’on se rappelle de Moltke saluant en 1871 la chute de Paris « réceptacle des vices de l’univers. » Le mouvement prolétarien aura vraisemblablement, comme les autres, ses prophètes et des prêtres fanatiques.

            Il nous reste à dire un mot des formes les plus vulgaires, les plus basses et les plus grossières que revêt l’esprit prêtre laïque. Ce sont celles qu’il revêt chez beaucoup de gens à qui leur situation sociale ou leur propre sottise donnent l’illusion d’une dignité, d’une respectabilité et d’une moralité supérieures. Ici, nous trouvons la tribu des honnêtes gens infatués de pose morale, des philistins pontifiants, des fonctionnaires confits dans leur sacerdoce. Ici, bien entendu, l’esprit prêtre laïque se vide de tout contenu intellectuel ou idéal. Il se réduit à un plat pharisaïsme, à un fétichisme et à un tabouisme idiots. Ici aussi les exemples abondent. Nous connaissons un fonctionnaire, assez aimable garçon et sans pose quand on le rencontre au café ou au cercle. Mais un changement à vue s’opère en lui quand il sort pour faire des visites en compagnie de sa femme et de ses filles. Il se fait une tête spéciale, qu’il porte comme un saint sacrement. On sent qu’il va officier comme prêtre de la religion de la famille et de la religion du monde, ces deux religions socro-saintes aux yeux de certaines personnes.

            Ces deux religions sont tabouistes. Elles rendent tabou certaines choses, certains rites, certaines personnes, certaines idées. Ainsi, dans une administration de fonctionnaires, le mariage rend tabou. Un fonctionnaire marié, s’il est fautif, est frappé moins sévèrement qu’un autre ; par exemple, il ne sera pas déplacé. L’observance des rites mondains rend aussi tabou. La note la plu importante pour un fonctionnaire est la note mondaine. Un fonctionnaire dont le dossier porte cette note : « Excellentes relations en ville » (ce qui signifie qu’il fait des visites dans le monde fonctionnaire), est tabou.

            Le dévot de la religion du monde, comme celui de la religion de l’État, est généralement intolérant et vindicatif. Ne touchez pas à ses idoles. Ne vous attaquez pas à lui, car en lui vous attaqueriez la morale, la société et autres choses respectables. Dans toutes les catégories sociales on trouve de ces « ‘soutiens de la société » comme dit Ibsen, de ces Tartuffes de morale,

« D’autant plus dangereux, dans leur âpre colère,

Qu’ils prennent contre vous des armes qu’on révère

Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,

Vient nous assassiner avec un fer sacré. »

            L’esprit prêtre laïque, sous ses différentes formes, répand sur notre époque ce sérieux et ennui prédits par Stendhal et signalés par lui comme la caractéristique de la future bourgeoisocratie. Le prêtre laïque a la plupart du temps ce « caractère de Genève » dont parle Stendhal, qui « calcule et ne rit jamais. » Stendhal se consolait de n’être pas venu cinquante ans plus tard par la pensée qu’il lui aurait fallu vivre en compagnie de prêtres laïques, de « marguilliers d’église puritaine. »

            En somme, nous voyons que l’esprit prêtre laïque a tenu une grande place au cours du XIXème siècle, et qu’il garde encore une grande influence au début du nôtre. Lamennais déplorait l’indifférence de ses contemporains en matière de religion. Il avait tort. Le XIXème siècle a été un siècle de foi : foi scientifique, foi politique, foi sociale, foi morale. On y a eu un culte pour toutes sortes de choses : culte du peuple (Michelet, Quinet), culte des héros (Carlyle), culte de la femme, culte de la famille, culte de la science, du progrès, de l’humanité, des grands principes, etc., – avant tout, culte du verbe, qui reste le maître du monde.

            Ce n’est pas que l’esprit qui est l’antithèse de l’esprit prêtre – l’esprit d’incroyance, d’ironie et d’irrespect, l’esprit de scepticisme et d’immoralisme – ait manqué parmi nous de représentants. Il a suscité des œuvres vigoureuses, profondes ou subtiles ; il s’est incarné dans la verve antisacerdotale d’un Stirner, dans les diatribes d’un Nietzsche contre les « trafiquants de l’idéal », dans l’immoralisme lucide et dédaigneux d’un Stendhal, dans l’ironie souriante d’un Anatole France. Mais cet esprit n’a pas de prises sur les foules crédules, il n’a pas pénétré l’âme bourgeoise et l’âme populaire, sur lesquelles la manie respectante et la manie pontifiante gardent toute leur puissance. Ce qui fait la force de l’esprit prêtre laïque, c’est qu’il échappe au ridicule. Et il échappe au ridicule parce qu’il est très généralisé. De plus, il n’est pas très apparent : le prêtre laïque passe inaperçu, n’ayant pas de costume spécial. La raillerie de Voltaire, si redoutable aux talapoins de son temps, serait désarmée contre ceux du nôtre. Le prêtre laïque est légion ; c’est ce qui le rend intangible.

            Peut-être ne faut-il pas le regretter. Peut-être l’esprit prêtre tient-il aux conditions les plus essentielles de la société humaine. Peut-être l’homme est-il un animal religieux comme il est un animal social. En tous cas l’esprit prêtre laïque ne semble pas prêt de disparaître. Il ne manque pas de fidèles pour l’honorer, ni de pontifes pour le cultiver.

 

Georges Palante,

Mercure de France,

1er septembre 1909, n°293, LXXXI, 52.

 

[1] Stirner remarque que le mot hiérarchie veut dire organisation sacerdotale et sacrée.

[2] Universités Populaires.

[3] Jules de Gaultier, De Kant à Nietzsche, p. 178.

[4] Édouard Berth, Anarchisme individualiste et Marxisme orthodoxe. Mouvement Socialiste, 1er mai 1905.

[5] L’Eau de Jouvence, acte III.

[6] Hyppolite Taine, Les Philosophes classiques en France au XIXème siècle.

[7] Michelet, Histoire de France.

[8] Charles Péguy, De la Situation faite au Parti intellectuel dans le Monde moderne, p. 48.

[9] Voir Clémenceau, Discours pour la Liberté, Cahiers de la Quinzaine.

[10] Georges Sorel, Réflexions sur la Violence, p. 81.

Ecrit par Cercamon, à 19:09 dans la rubrique "Pour comprendre".

Commentaires :

  stephane
27-09-04
à 09:09

On a parfois reproché à Palante son manque d’engagement dans l’histoire de son temps. La question est plus complexe que cela. Tout tend à démontrer que Palante, lecteur infatigable et curieux de tout, était parfaitement au courant de tout ce qui se passait au niveau social, politique, idéologique etc.
C’est justement son refus de sacrifier aux engouements (ou aux dégoûts) collectifs qui l’a empêché de prendre part aux grands débats de son temps. Comment parler objectivement de l’affaire Dreyfus ? Comment parler objectivement du communisme, des mouvements populaires, etc, quand on sait d’avance que les dés seront pipés et que les vraies questions seront toujours éludées au profit des querelles de chapelles ?
Le problème et la limite de cet « à quoi bon » c’est qu’il met celui qui l’adopte en position d’être suspecté de se foutre de tout. Ernst Jünger avait très bien compris que même le non engagement est un engagement et, qu’avec le temps, même celui qui n’a rien fait devra un jour rendre des comptes pour son inaction.
Le problème reste entier : Où est la voie ? Rester intègre et se taire ou accepter de jouer avec des dés pipés ?
Répondre à ce commentaire

  Anonyme
27-09-04
à 13:40

Re:

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