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Il est des gens qui, pleins de bonne volonté dans le libertarisme qu'ils professent, mais d'esprit étroit, voudraient répudier toute éducation ou, au moins réduire au minimum inévitable son influence sur l'Individu. Pour eux, éducation, instrument de sujétion, et individualité, expression de la liberté dans l'unité humaine, sont deux termes opposés et absolument inconciliables.
Comme pour confirmer cette opinion, les professionnels de l'éducation, pédagogues et moralistes, s'attachent à entourer l'esprit humain des ténèbres qui faciliteront la mise en esclavage de l'être entier. Tartufes d'ailleurs, ces personnages assurent à leurs victimes bénévoles que l'éducation qu'ils leur octroient leur donnera la liberté, la vraie, l'unique, la liberté qui résulte d'une autorité bien comprise - et bien subie !
Nos gens de bonne volonté et de pensée étroite doivent à leur simplicité de ne voir que le côté néfaste de l'éducation. Il en est un autre cependant. L'éducation peut être assimilée à une force. Or, toute force, en soi, est neutre.
C'est le tour qu'on lui imprime, la direction qu'on lui donne, le but qu'on lui fait atteindre, qui font d'une force une chose bonne ou mauvaise pour l'homme, et ce suivant qu'elle a des effets favorables ou défavorables à sa nature, selon qu'elle lui procure joie ou douleur.
De même, l'éducation est bonne pour l'individu si elle se fait dans les conditions favorables à son incessant développement, c'est-à-dire si l'on lui donne pour objet l'autonomie de l'individu et si l'on use à cet effet des moyens de liberté.
Elle est mauvaise si elle se fait dans les conditions qui amènent l'amoindrissement ou l'annihilement de l'individu, c'est-à-dire si l'on emploie les moyens d'autorité et si l'on se propose l'esclavage, sous quelque forme que ce soit, de l'individu.
L'erreur gît donc dans ce qu'on ne fait aucune distinction entre les deux genres d'éducation qu'il est possible d'appliquer à l'homme : l'éducation libertaire et l'éducation autoritaire, correspondant aux deux grands principes sur lesquels sont basées les actions humaines : la liberté et l'autorité.
Il est évident que, par définition - et l'examen, l'expérience l'attestent -, éducation autoritaire et individualité s'excluent tandis qu'éducation libertaire et individualité s'accordent entièrement. Or, les conditions du bonheur, pour l'homme, résident en grande partie dans la qualité d'individu, dans l'intégralité de son individualité. C'est une vérité philosophique trop amplement démontrée par les penseurs libertaires pour que nous nous étendions sur ce point.
Il s’ensuit qu’il n’est de meilleure et plus sûre tâche pour l’atteinte d’un bonheur relatif que l’éducation libertaire de l’homme.
Autant que de la stagnation préconisée et imposée par le bourgeoisisme régnant, on commence à se lasser de la rhétorique des marchands d'utopies et des trafiquants de l'idéal ainsi que des excitations à la révolte collective et sanglante de certains révolutionnaires de profession. Tous versent aux hommes l'espoir en l'avenir, - l'espoir, cet endormeur d'énergies.
C'est une besogne stérile, quand elle n'est pas nocive. Nous voulons du bonheur immédiatement, et c'est à nous-mêmes, seulement à nous, qu'il appartient de nous en donner.
C'est pourquoi les esprits de valeur, qui, sans distinction de classes, travaillent à la renaissance sociale, vont vers les solutions positives et immédiates. Ils sont d'accord pour reconnaître que c'est par l'enseignement scientifique, conjointement à l'apprentissage de la liberté morale, que l'homme parviendra à se libérer définitivement aux divers points de vue économique, moral et intellectuel, et à constituer ensuite avec ses semblables un milieu d'individus libres, rationnellement égoïstes et solidaires, aptes à faire éclore cette fleur aujourd'hui de luxe, la Justice.
Procéder ainsi c'est vraiment commencer l'œuvre sociale libertaire par le commencement, c'est pour se servir d'une typique expression populaire, ne plus placer la charrue devant les bœufs, ainsi que le font ces prétendus libertaires qui préconisent l'emploi des moyens révolutionnaires violents avant que les individus n'aient accompli leur propre évolution, chose indispensable pour faire œuvre durable socialement.
Dans une société basée sur l'autorité, la Loi et l'Opinion publique, - cette dernière pervertie par la Morale et l'éducation autoritaire - s'emploient à faire respecter cette autorité et ses représentations. Il est par suite impossible à la minorité consciente de tenter l'immédiate réalisation, pacifique ou belliqueuse, du milieu social basé sur la liberté, toutes les forces gouvernementales et la majorité ignorante elle-même étant prêtes à exercer leur besogne de répression, dès le premier geste de destruction ou de construction.
La pierre d'achoppement de toute tentative de réalisation d'une société libertaire consiste dans les effets de l'éducation néfaste jusqu'à ce jour reçue par l'homme dès l'enfance. Celui-ci, sa vie entière, supporte le fardeau des préjugés, des cultes, des respects, des enseignements faux ou incomplets qu'on lui inculqua alors qu'enfant. Tous ces actes sont à jamais liés à la mentalité monstrueuse qu'on lui a faite.
Un aveugle de naissance n'a pas la notion de la lumière : ilote dès la naissance l'homme actuel ne conçoit pas la liberté.
Déjà, dans la famille, l'éducation de l'enfant est faite autoritairement. Les familles sont extrêmement rares où le père, homme intelligent, a su se débarrasser de la croyance en la légitimité de l'autorité paternelle et en l'absolue nécessité de la violence ou de la coercition pour faire de son enfant un homme. Peu nombreux soit les pères qui ne considèrent pas leur enfant comme leur propriété, leur chose, et moins encore ceux qui lui apprennent à penser, examiner, raisonner, critiquer et décider en toute indépendance.
Pourquoi le père est-il généralement le contraire de cet idéal ? Pourquoi, il l'ignore, mais c'est évidemment parce qu'il a lui-même subi les violences et les volontés impérieuses de son propre père qui a ainsi réfréné jusque dans le tréfonds de son âme juvénile son désir d'aimer et de comprendre la vie, sa curiosité et son affectuosité naissantes.
C'est par l'esprit de liberté répandu à profusion dans les jeunes cerveaux, au cours de l'évolution, que l'autorité paternelle perdra graduellement de sa force pour enfin s'annihiler absolument dans la floraison d'un milieu de justice.
De leur côté, les éducateurs de l'enfant, étrangers à la famille, ont été et demeurent de curieux éleveurs de monstres, à l'instar de ces gens qui s'amusent à savamment déformer des animaux en leur supprimant des organes ou en leur ajoutant des membres. Ce que ceux-ci font pour le corps, ceux-là l'ont fait pour l'intellect, et ils l'ont fait non par plaisir, mais bIen par soumission aux dirigeants, à qui l'ilotisme des ignorants, des faibles, des mal-éduqués confère le pouvoir, les profits, les privilèges et tant d'autres choses. C'est ainsi qu'ils ont confectionné dans leur tristes laboratoires : écoles laïques, écoles congréganistes ou boutiques de marchands de soupe, cet être répugnant qu'abhorrent les hommes sains subsistant encore.
C'est donc dès maintenant un point où s'accordent tous les gens de bonne foi qui savent penser et qui désirent une vie meilleure que, pour qu'elle soit efficace, pour qu'elle hâte la venue du monde nouveau dont les bases possibles ont été indiquées par maints sociologues, l'éducation à donner à l'homme en vue de ce résultat doit être commencée dès la prime jeunesse. Il est indispensable que dès l'âge où son esprit s'éveille à la l'existence, l'enfant soit préservé du mensonge et que le chemin de la vérité lui soit clairement montré.
Vers dix-huit ans, époque à laquelle le jeune homme intelligent commence à fréquenter les réunions et conférences d'éducation sociale, à rechercher les journaux spéciaux où il sait trouver une nourriture intellectuelle plus saine que les écœurantes pornographies, plus substantielle que les histoires stupides où sont dilués les préjugés asservisseurs, affirmés les dogmes qui courbent l'homme, font de lui la machine à prier, à voter et à suer et la bête à tuer des champs de bataille, - vers dix-huit ans il est bien tard pour qu'une tâche aussi ardue soit couronnée de brillants résultats. D'ailleurs, pour un intelligent qui s'arrête à ces sortes d'auditions et de lectures, cent autres s'en écartent et ne songent qu'au café-concert, à la société de gymnastique, à la maison de tolérance, enfin à toutes les trivialités coutumières du peuple.
En ce qui concerne ce jeune homme intelligent qui s'éduque seul et librement dans le sens de la vérité et de la raison, il est, disons-nous, bien tard pour que la direction qu'il donne à sa pensée soit de quelque influence sur le reste de son existence, car il faut comprendre que l'éducation libertaire et l'enseignement intégral ne doivent pas être donnés dans l'unique but de faire le bonheur des hommes à venir par la préparation exclusive d'une aléatoire et lointaine société harmonieuse, mais aussi et surtout dans le but de contribuer au bonheur de l'homme de la société actuelle, en lui apprenant à vivre immédiatement et dans la plus large mesure possible : librement, naturellement, rationnellement, - résultat qui ne peut être acquis par l'individu que s'il a été nourri des principes de liberté, de vérité, de raison dès l'époque propice où le cerveau malléable et impressionnable au plus haut degré, prend à jamais la marque de l'éducation première, c'est-à-dire dès l'enfance.
Car, qu'il ait été élevé à l'école religieuse ou à l'école laïque, vers dix-huit ans le pli qui le rendra malheureux et, de plus, entretiendra, perpétuera le mensonge social et l'ancestral enchaînement des faibles par les forts, est depuis longtemps donné à son cerveau : c'est l'esprit d'autorité, le fameux sens de la hiérarchie, dont fort peu d'individus parviennent à secouer ensuite le joug. D'autre part, ses intérêts matériels sont déjà en jeu qui le contraignent à s'engager plus profondément dans la voie de l'obéissance passive aux maîtres, à leurs lois et à leur morale ; ils l'y maintiendront avec une dureté progressive, l'empêcheront toujours de se libérer.
Enfin, il est, à cet âge, sur le point d'accomplir les trois années de service militaire qui lui sont imposées. Il les passera dans la promiscuité la plus dégradante, en compagnie de l'ignorance, de l'alcoolisme, de la lubricité, voire du sadisme, enfin des nombreux vices qu'engendre l'autorité. C'est l'enlisement final. Il sera, ce laps de temps écoulé, l'être soumis et grossier que nous coudoyons à chaque pas dans la vie et à l'inertie et l'incompréhension duquel se heurtent nos désirs de Beauté et de Justice.
A cette époque de sa vie, l'homme est déjà perverti : l'éducation libertaire est un vaccin, mais il faut que ce vaccin lui soit inoculé avant que la maladie ne l'ait envahi.
En le préservant dès l'orée de la vie de toutes les croyances fausses suscitées par le mensonge intéressé des dirigeants et des possédants, des adorations et des respects avilissants, en lui apprenant à dédaigner toutes lois et règles coercitives de la Nature, à mépriser qui se courbe dans l'esclavage volontaire, on lui fera connaître le chemin de la dignité et de la Joie.
Jeune, encore enfant, on lui indiquera qu'un homme libre ne considère pas les dogmes comme des vérités, qu'il envisage la réalité naturelle avec force et assurance, qu'il recherche la cause et la fin de tous les phénomènes, qu'il contrôle, discute les opinions et les principes émis, brise la tyrannie des préjugés, des morales contre nature, des lois faites au profit de certaines classes, qu'enfin il ne respecte pas servilement les institutions établies par celles-ci pour comprimer toute velléité d'émancipation de la part de leurs esclaves.
Au lieu de cela que voyons-nous actuellement ? Comment, dans les écoles où l'on prépare à la vie les enfants et les jeunes hommes, le système d'éducation et d'enseignement tant vanté de la bourgeoisie est-il pratiqué ?
Hélas ! tous les pédagogues bourgeois auront beau chanter la louange de l'école telle qu'ils l'ont faite, et particulièrement de l'école primaire, qui s'adresse plus spécialement aux classes pauvres et ignorantes, ils ne convaincront pas les hommes de bon sens que le résultat acquis est merveilleux, car les effets sont présents qui témoignent du contraire.
Certes, l'instruction est plus largement répandue de nos jours qu'elle ne l'était sous l'ancien régime ou même il y a quelque trente ans. Mais de quelle sorte d'instruction s'agit-il ? D'une instruction qui, tout paradoxal que ce puisse paraître dès l'abord, n'est destinée et ne réussit effectivement qu'à former des esclaves et non des hommes libres.
Au lieu que ce soient, comme au temps de la féodalité et de la monarchie, des esclaves physiquement attachés à la glèbe seigneuriale et dociles sujets du roy, ce sont des esclaves économiquement et moralement asservis à la Société, à l'Etat, entités derrière lesquelles se dissimule la minorité dominatrice et spoliatrice. On ne parle plus comme autrefois au nom du Roy, mais au nom de la Société, de l'Etat. On n'invoque plus le droit divin ou le droit féodal, mais le droit légal et celui-ci n'est pas plus l'expression de la volonté de la majorité de la nation, ou même seulement des individualités d'élite, que les « droits » de l'ancien régime n'étaient en harmonie avec les désirs et les aspirations du peuple. Ce ne sont plus les seigneurs et les prêtres qui frustrent le travailleur du produit de son labeur, mais ce sont les patrons, les capitalistes, les propriétaires, les agioteurs, les fonctionnaires et cent autres sortes de parasites.
Les esclaves ne s'appellent plus des serfs, mais des citoyens. Il existe toujours des prêtres chargés d'enseigner les mêmes mensonges, des faiseurs de lois, des jugeurs et des gendarmes et une armée servant à défendre la propriété des attaques des misérables volés et à garantir le pouvoir des tentatives des enchaînés.
Nous savons que si l'étiquette, non pas même sociale, mais gouvernementale, a changé, la marchandise donnée au peuple est demeurée la même, aussi détestable qu'auparavant sous des apparences trompeuses. L'enseignement officiel est créé pour perpétuer cet état de choses. Instrument des classes où sont, régnant par l'argent et les fonctions, les véritables maîtres du Peuple, il est organisé et pratiqué de telle manière que l'ilote reste toujours un ilote tout en se croyant un homme libre.
Emile Bergerat écrivait, préfaçant Tolstoï : « Je suis de ces philosophes qui estiment que la question sociale se réduit à un problème d'éducation. Il serait aisé de prévoir et de prédire le sort d'une génération sur les données pédagogiques de l'instruction qu'elle a reçue. »
Bien que paraissant un peu exclusive cette observation est très juste. Elle est si bien fondée que c'est par l'éducation et l'enseignement donnés à l'enfance, à la jeunesse, dans les écoles primaires, les lycées et les collèges, que la société s'est faite ce qu'elle est présentement et qu'elle prolonge la précaire existence que lui accordent la stupidité, l'ignorance et la veulerie de la masse, qualités chères aux maîtres qui, maintes fois, ont exprimé, en des moments de sincérité, le regret d'avoir donné à leurs esclaves une instruction encore trop forte et un amour de la liberté encore trop grand, à leur gré.
A cet effet, d’une manière implicite, l’Etat cultive deux genres d’enseignement : celui destiné aux enfants des pauvres, des travailleurs, au Peuple enfin, - et celui destiné aux enfants des classes riches.
Dans les écoles primaires, laïques et congréganistes, on apprend aux enfants que si l'homme est pauvre il doit se contenter de la situation qui lui est faite par le sort, ou par Dieu, suivant l'endroit, - se conduire dans la vie conformément aux règles de la morale établie, se soumettre aux lois, égales pour tous naturellement, - autrement dit qu'il doit obéir à celui qui possède le pouvoir ou la richesse et qui daigne le faire vivre en lui donnant le travail.
Comme fiche de consolation, on lui accorde qu'il aura la liberté, pourvu toutefois qu'il obéisse aux lois, - qu'il ne rencontrera dans la société que fraternité, - et surtout qu'il sera l'égal de plus haut placé, du plus grand, flatterie souveraine qui endort tous les désirs de révolte possibles du bon peuple : il est l'égal de son maître, il a les mêmes droits que lui et celui-ci a des devoirs identiques aux siens. De subtils distinguo et de poignantes réalités sont là pour lui retirer les droits et ne lui laisser que les devoirs, tandis que le phénomène contraire se produit dans la situation de son maître. Mais on l'a dès le premier âge si parfaitement abruti qu'il mourra sans jamais s'en être aperçu.
L'école primaire est l'école de la résignation et de la veulerie. Chez les congréganistes on asservit au nom de Dieu, chez les laïques au nom de la Société. Le même respect des mêmes dogmes, étiquetés différemment est inculqué aux deux endroits. Dieu et la Société commandent aux hommes du Peuple les mêmes devoirs qu'ils sont tenus d'accomplir, sous menace chez les premiers des foudres divines, des peines éternelles de l'enfer, et chez les seconds des tortures de la conscience. D'ailleurs, pour appuyer ces châtiments qui, à la longue, pourraient sembler aléatoires, la Loi, ainsi qu'on a soin de l'indiquer, se chargera de leur faire accomplir ces prétendus devoirs sous des peines plus appréciables.
En somme, dans les écoles primaires, laïques et congréganistes, on fait des enfants du Peuple de bons citoyens aptes à travailler pour le plus grand profit des capitalistes et des propriétaires, à défendre la propriété de ceux-ci pendant un servage de trois années dans l'ergastule régimentaire ou par la mort sur le champ de carnage, - de bons citoyens, doux moutons soumis aux bergers qui les tondent, patriotes, et votant bien pour un candidat de nuance quelconque qui battra sur leur peau le rappel des pots-de-vin et se servira de leur naïve confiance pour bien vivre, tout en renouvelant les lois qui, sous le masque des réformes, éternisent la turpitude sociale.
On fait de l’homme, à l’école primaire, un être sans volonté ni dignité. Inapte à la vie de pensée, de par l'étroitesse de son intellect, ne connaissant rien de l’existence réelle, incapable d'initiative, dépourvu de convictions profondes et raisonnées, il est désormais voué à toutes les exactions que pourra exercer sur lui l’égoïsme de son maître.
Ce maître, ce sera l’enfant qui a été élevé dans les lycées et collèges laïques et congréganistes. D'entrée praticable, pour des raisons pécuniaires faciles à concevoir, aux seuls enfants des riches, ces établissements sont des pépinières de dirigeants et de possédants, Là aussi on parle bien aux enfants, aux jeunes hommes, de Dieu et de la Société, du respect dû à ces abstractions, des devoirs à remplir, de la Patrie à aimer et à servir, mais, par les habiles distinctions de la philosophie et de l'économie politique, on leur fait ensuite comprendre que s'il est bon qu'ils aient connaissance de ces diverses choses, il le serait moins qu'ils les prissent au sérieux et que ce sont simplement des moyens de gouvernement.
Que devenus hommes, gens de pouvoir et de richesse, ils contribuent à les inculquer au Peuple afin de dresser les bons citoyens qui leur seront nécessaires, à eux, bourgeois, pour satisfaire leur cupidité, leur vanité, leur lubricité, leur paresse et toutes les concupiscences qui peuvent s'éveiller en eux sous la double influence de l'oisiveté et de la puissance, - qu'il feignent d'y croire, qu'ils les invoquent lorsque ce leur sera utile, rien de mieux. Mais qu'ils n'y prêtent pas foi, tels ces menteurs faibles qui finissent par croire à la véracité de leurs mensonges, ou ils seraient broyés comme de simples prolétaires.
Cette éducation si joliment hypocrite, cette morale à double face dont les Jésuites avaient autrefois le secret et le monopole, n'est plus l’apanage exclusif de cette confrérie. Bien que laïques, les établissements d'enseignement secondaire de l'Etat, les écoles pour riches de la République, élèvent les enfants de leur bourgeoise clientèle suivant un esprit dont le jésuitisme pourrait rendre jaloux les disciples de Loyola !
Dans les écoles pour pauvres comme dans celles pour riches une seule chose est bien enseignée également : c'est que la Société et toutes ses institutions reposent sur ce principe sacré : l’Autorité. « Hors elle point de salut » dit-on au pauvre aussi bien qu'au riche. Aussi à chaque individu nourri de la foi en ce principe dogmatique semble-t-il ensuite qu'il soit impossible de rien faire socialement et individuellement sans le secours de l'Autorité. Nous en avons journellement la preuve devant les yeux.
L'autorité est enseignée également, avons-nous dit, mais par la différence d'éducation que nous signalions plus haut, les enfants des écoles de pauvres y apprennent à subir cette autorité, tandis que les enfants des écoles de riches y apprennent à en user et abuser. Ainsi, dès l'enfance, à l'école de même que dans la famille, l'homme est enserré dans les réseaux de l'Autorité. Riche ou pauvre, il ne pourra, à moins d'une virilité extraordinaire et souvent au péril de sa vie, se séparer d'elle, qu'il soit contraint à s'y soumettre ou contraint à la faire subir à autrui, seconde contrainte à la vérité moins pénible que la première.
L'école est autoritaire par ses résultats. Elle l'est aussi dans son organisation. L'éducateur de l'enfant y est dénommé le Maître. Le personnel scolaire est hiérarchisé et les élèves à leur tour le sont par les classements. Parmi les élèves, les maîtres en choisissent quelques-uns, les mieux doués en méchanceté, en sournoiserie et en soumission et ils leur assignent le rôle de « moniteur». On fait de cette façon leur éducation de mouchards, de caporaux et de contremaîtres. On leur apprend à aimer le commandement et par suite à le respecter. « Diviser pour régner» est une formule vieille comme l'Autorité ; tout bon système autoritaire l'applique sur une plus ou moins grande échelle, selon que les dirigeants sont plus ou moins roublards. Le Maître ordonne et l'élève doit obéir sans attribuer d'autre raison aux ordres du Maître que la volonté indiscutable de celui-ci. La discipline règne. C'est le régiment en miniature !
Les matières enseignées forment autant de petits dogmes, pour ainsi dire, que l'élève n'a qu'à apprendre et retenir fort souvent par cœur. Inutile qu'il réfléchisse, pense et raisonne sur la chose enseignée ; tout au contraire il doit simplement graver dans sa mémoire l'opinion du Maître, laquelle doit lui tenir lieu d'opinion personnelle. C'est ainsi que se forment ces cerveaux étroits meublés de préjugés, de formules creuses, de phrases redondantes et de proverbes idiots. Un élève qui discute l'opinion émise par le maître est un enfant subversif que l'on punit de quelque manière d'une telle audace et que l'on s'efforce de dompter, de mater à force de persécutions ; on l'humilie, on le rend haineux et hypocrite et aussi incolore que ses camarades - à moins que ne se développe en lui l'essence de la révolte, de la révolte qui le sauvera de l'enlisement et fera de lui un homme malgré les pédagogues.
Par contre, le brave cancre incapable de raisonnement, mais doué d'une mémoire fidèle, est l'excellent élève que l'on approuve et récompense. Enfin on supprime dès l'école chez l'homme toute possibilité d'initiative, tout désir d'investigation, toute faculté de critique, tout sentiment personnel, c'est-à-dire qu'on étouffe dans son germe l'individualité humaine. La Société n'est-elle pas là pour assigner à l'Individu le rôle qu'il devra jouer dans l’existence ? Il n'a par suite nullement besoin d'apprendre à librement agir et à examiner avec indépendance.
Ainsi, par les moyens mécaniques de renseignement on annihile dans l’enfant la liberté qui peut y être à l'état virtuel. On ne fait pas œuvre moins néfaste par la nature choisie avec soin de la matière d'enseignement. Nous avons vu quelle morale jésuitique on lui inculque. Prenons maintenant comme exemple l'Histoire, qui est une des parties de la matière d'enseignement concourant à l'éducation supérieure de l'Homme. Au point de vue purement individuel comme au point de vue social elle possède la plus haute importance ; son développement rationnel peut être d'une extraordinaire fécondité et donner des résultats presque immédiats.
Mais pour que son enseignement contribuât à l'énergique impulsion qui doit actionner les cerveaux d'aujourd'hui comme de demain vers un toujours plus noble devenir, il faudrait qu'il fût fait dans de tout autres conditions que les présentes. Car, pour n'être pas dirigé par le père Loriquet en personne il pourrait néanmoins être placé sous ce saint patronage en ce sens que si la matérialité des faits est à peu près fidèlement rapportée, les déductions qui en sont tirées, - quand il en est tiré, - en vue de l'éducation, sont, selon la plus élémentaire logique, erronées ou plutôt sciemment faussées.
Déjà, à plus d'un esprit sensé la manière d'enseigner l'Histoire semble détestable en ce sens qu'elle commence par la nuit des temps, par l'imprécis, partie qu'on expose avec minutie au détriment de notre époque contemporaine cependant pour nous plus intéressante puisque notre vie est en somme liée aux événements récents, à tout le mouvement du XIX siècle. On pourra objecter que les manuels d'histoire de France en usage dans les écoles relatent les événements qui se sont produits en ce siècle jusqu'à 1889 environ. Cela est vrai, mais dans le développement oral, - soit mauvaise distribution des programmes, soit plutôt parti-pris des professeurs de ne point dévoiler aux élèves le mystère qui pour eux entoure l'époque des révolutions de 1830 et de 1848, le coup d'état de Louis-Napoléon, la Commune et le mouvement républicain, socialiste et anarchiste de ces trente dernières années, - on ne dépasse pas l’avènement de Charles X quand toutefois on ne s'arrête pas à la chute du Premier Empire. De toute façon on glisse sur les faits révolutionnaires et en général sur tout ce qui peut contribuer à la formation de la conscience de l'homme libre, sous prétexte de ne pas faire de « politique » !
De même lorsque le professeur traite du moyen âge et des temps appelés modernes, il ne donne pas la véritable signification des Jacqueries, du mouvement des Communes, des révoltes de Flandre, de la Réforme, de l'agitation intellectuelle des Encyclopédistes et de la Révolution elle-même. Or, ce qu'il faudra dire à l'enfant, au jeune, dans toutes les écoles, sans distinction, c'est la vérité entière et il la faudrait commenter dans le sens de la Liberté. Et surtout dans les écoles fréquentées par les enfants des travailleurs, des prolétaires, ce qui serait nécessaire c'est dresser devant l'esprit du Peuple, encore enfant, sa propre histoire, l'histoire de sa classe en quelque sorte, beaucoup plus importante pour lui au point de vue de son émancipation que le côté anecdotique de l'histoire, le récit des batailles, la date des guerres et des traités et autres choses secondaires sur lesquelles on exerce la mémoire tandis qu'on néglige la pensée.
Mais il serait indispensable pour cela que les professeurs ne fussent point des valets d'Etat ou de dirigeants quelconques, préposés au culte de l'ignorance, ce capital de tous les exploiteurs. Ce qu'il faudrait, par exemple, ce serait ne plus susciter l'émerveillement du jeune à l'étalage du faste d'un Louis XIV mais lui faire comprendre que cette prétendue gloire était bâtie sur une multitude de misères populaires. Ce serait ne plus dire simplement qu'un Louis XV, monarque frivole, s'écria en présence du mécontentement général : « Après moi le déluge ! » mais à ce propos faire saisir le rôle véritable d'un maître, de quelque titre qu'il s'affuble, de quelque « droit » qu'il se réclame, montrer la répercussion sur autrui de son égoïsme et de sa volonté appuyés par une liberté illimitée pour lui-même et par la sujétion de tous.
Ce serait ne plus mentionner sèchement la mort d'un Louis XVI, mais expliquer qu'on exécuta le 21 janvier 1793 le symbole de la tyrannie monarchique et du « droit divin » bien plus qu'une simple humanité. Ce serait ne plus enseigner le culte de l'assassinat sous le fallacieux prétexte du patriotisme, chanter la louange d'un Napoléon, mais communiquer l'horreur que fait naître dans tout esprit sain le récit du règne de l’impérial directeur de massacres et par suite inspirer la détestation de la guerre. Et tant d'autres choses d'un intérêt primant toutes considérations, d'ailleurs le plus souvent hypocrites ! Enfin, enseigner l'Histoire au Peuple, ce devrait être à toute occasion procéder à l'éveil de sa pensée sur ce qu'il a été, ce qu'il pourrait être. Ce serait, sinon préparer une définitive révolution, si ce mot effraie l'étroitesse d'esprit de la classe dirigeante, au moins hâter l'évolution des hommes vers un milieu de liberté et par conséquent de justice naturelle. Mais la méthode de direction des hommes subsiste identique à elle-même à travers les âges, depuis les temps plus lointains. C'est toujours, d'un côté, le même mensonge inculqué aux pauvres, aux asservis, et de l'autre la même profusion de vérité alliée au même esprit de duplicité, répandue parmi les riches et les dirigeants. C'est ainsi que se fondent et se maintiennent les sociétés basées sur l’exploitation de la faiblesse par la force, de l'ignorance par la roublardise.
L'Histoire elle-même, l'Histoire véridique, est sur ce point d'une clarté précieuse. Au plus loin qu'on aille dans le passé, on retrouve ces moyens qui diffèrent peut-être dans le détail, mais non dans le principe.
Nous autres, de pensée libre, nous ne voulons pas former de bons citoyens mais bien des individus et si l’éducation autoritaire, son but et ses moyens, ne nous indiffèrent pas, ce n'est qu'au point de vue de la critique et surtout de la destruction à laquelle nous l’avons vouée et que nous nous efforcerons de réaliser avec toute l'ardeur de notre passion et de notre raison unies dans un même vouloir de liberté intégrale.
II.
Deux hommes, deux pédagogistes de valeur, ont, chacun d'une manière différente, fait effort pour instaurer la liberté dans l'éducation - et dans la vie par l’éducation. Ce sont Léon Tolstoï et Paul Robin.
L'étude de la théorie et de la pratique de leur système nous conduira, soit par voie d'élagage, soit par voie d'assimilation, à la connaissance des moyens d'action mis au service d'une œuvre d'éducation libertaire (1). Tolstoï est le créateur d'un système pédagogique par la liberté, qu'il professe et applique depuis 1862. C'est dans la province russe de Toula, à YasnaÏa Poliana, village d'environ 600 habitants qu'il en a fait l'application. Là il a organisé une école type, gratuite et libre, qu'il dirige en personne assisté de deux professeurs, et que fréquentent une cinquantaine d'enfants, filles et garçons.
(1) Ayant essayé, dans cette deuxième partie de L'Education et la Liberté, de donner un aperçu synthétique des systèmes pédagogiques de Tolstoï et de Robin, j'ai dû puiser les renseignements nécessaires à cette fin dans les documents que ces deux novateurs ont mis à la disposition du public. En ce qui concerne Tolstoï, ces renseignements ont été empruntés à L'Ecole de Yasnaïa Poliana. Le Rapport du Cercle d'Etudes sociales de Paris, 1870 (P. Robin, rapporteur), m'a fourni ceux relatifs à Robin. On retrouvera donc ici, quelquefois intégralement cités, parfois condensés, résumés, les dires mêmes de Tolstoï et de Robin. Rendons à César…
Regardons-la fonctionner.
Déjà, hors l'école, l’élève est absolument libre. Il n'a pas comme ailleurs ce bagage matériel de livres et de cahiers et ce fardeau intellectuel non moins pesant de leçons et de devoirs qui prolongent la journée scolaire jusque dans la famille et font de l'étude une torture.
Dans l'école l'enfant est encore libre, même de ne rien faire. Emile Bergerat nous apprend que « le maître n'y joue d'autre rôle que celui de renseignement permanent, de dictionnaire vivant, accessible à tous et toutes, que chaque curiosité consulte ou même néglige, selon le tempérament propre de l'enfant, son caprice ou sa bonne volonté. » Le maître, pour employer le terme consacré, n'y est pas un maître au sens précis du mot, car il ne dispose nullement du pouvoir dont il est investi ailleurs.
Selon Tolstoï le maître doit avoir pour unique but de proposer au choix de l'élève tous les moyens connus et à connaître susceptibles de lui faciliter l'étude et de rendre l'enseignement attrayant par la liberté du choix. De cette liberté naît et s'établit entre l'élève et le maître des rapports où règnent à la fois et dans la plus large mesure : sincérité, simplicité et confiance. Le maître devient pour l'enfant comme un père bienveillant ou un frère qui possède l’expérience et lui fait partager avec joie la science qu'il a acquise. C'est indiquer qu'aucune des violences basées sur le mépris de la personnalité humaine n'a cours à Yasnaïa Poliana. On en a reconnu non seulement l'inutilité, mais aussi la nocuité. Les punitions non corporelles sont également bannies. « Notre monde d'enfants, d'êtres simples, francs, dit Tolstoï, doit rester pur de ce mensonge, de cette criminelle croyance en la légitimité du châtiment, d'où il suivrait que la vengeance est juste dès que nous l'appelons punition. »
Par suite, les récompenses sont également supprimées. Chose inconnue de nos écoles, et qui étonne, l'unique récompense de l'élève est toute morale et repose dans la satisfaction qu'il donne à son désir de savoir, désir que Tolstoï sait faire naître par l'attrait dont il entoure son enseignement en liberté. Arrivés à un certain âge, les élèves de cette école parviennent à être animés d'une telle passion d'apprendre qu'ils se fâchent lorsque de plus jeunes viennent interrompre leur travail.
Le grand argument les pédagogistes autoritaires contre la liberté de l'école est le même que celui produit par les sociologues autoritaires contre la liberté dans la société. La liberté, disent-ils également, engendre le « désordre ».
En ce qui concerne l'école, de l'avis de Tolstoï, qui parle après expérimentation, ce qu'ils appellent désordre, ce désordre tout extérieur, cet ordre en réalité puisqu'il est naturel, ce désordre donc est une forme utile et même indispensable de l'activité des enfants, si étrange, si gênant qu'il apparaisse dès l'abord au maître.
Ce « désordre ou ordre libre » ne semble d'ailleurs si effrayant que parce que nous avons été éduqués selon le système autoritaire et que, par suite, il nous est difficile de concevoir son contraire, comme, pour une raison identique, il est presque impossible à l'Homme de la société actuelle de concevoir ex abrupto l'idée d'anarchie et le milieu social qui peut résulter de sa mise en pratique.
Tolstoï a observé que si le désordre croît d'instant en instant, ne connaît bientôt plus de limite, au point qu'on pourrait croire que rien ne l'arrêtera, sinon la force brutale, il suffit d'attendre quelque peu pour voir ce désordre, ou cette fougue, s'apaiser de lui-même et produire un ordre bien meilleur et plus stable que celui qu'on lui substituerait par la contrainte. Comme complément à l'abrogation des punitions et des récompenses, le classement, que Tolstoï employait encore dans les premières années de la création de son école, a été définitivement supprimé. Cet usage tomba d'ailleurs de lui-même en désuétude après quelques années du régime de liberté, les élèves devenaient capables de prendre conscience de leur valeur réelle et parvenaient ainsi à juger eux-mêmes leur travail et à baser sur cette appréciation personnelle leurs efforts subséquents.
Quantité d'autres moyens nouveaux de transmission du savoir, basés sur la liberté et nés de l'expérience et de déductions logiques, ont été apportés par Tolstoï dans le fonctionnement de son école. Il n'en a récolté, suivant son propre témoignage, que des succès au point de vue de la somme de science acquise par l'élève et de l'assouplissement de ses facultés intellectuelles et morales.
Ainsi, usant d'une méthode de transmission par la liberté, Tolstoï fait des individus sciencés et familiarisés avec l'usage d'une certaine liberté. Mais cette liberté - partielle, on va le voir - n'est pas la liberté intégrale. Si Tolstoï préconise l'emploi de la liberté à l'école comme moyen de transmission du savoir, en revanche il continue comme ailleurs d'inculquer à l'enfant des croyances fausses, à l'élever, notamment, dans les religions pervertissantes du déisme et du patriotisme.
Il y a dans ces circonstances éducatives singulières une contradiction flagrante et déplorable d'où résulte plus tard, pour les individus ainsi élevés, une funeste confusion dans la conception et la pratique de la vie. Peut-être deviennent-ils aptes à ne pas subir la contrainte présentée d'une façon directe par les représentants de l'autorité ou par le milieu social ambiant, telle qu'elle s'affirme dans certaines coutumes morales ou certaines lois dont ils réprouvent l'acceptation et la pratique, mais ce à quoi ils deviennent certainement aptes, c'est à subir la contrainte indirecte, la contrainte par persuasion, qui est surtout la grande force de gouvernement des dirigeants et des possédants.
Les Doukhobors, peuplade russe du Caucase dont Tolstoï a tant parlé durant ces dernières années nous offrent un frappant exemple de cette situation morale si néfaste. Les Doukhobors refusent au Tzar le service militaire, mais ils acceptent la croyance en Dieu et pratiquent le christianisme. Par le fait de leur religion, ils perdent tout le bénéfice de leur attitude antimilitariste, puisqu'un des enseignements du Christ, qu'ils suivent à la lettre : « Tu ne tueras point » les contraint à se laisser emprisonner ou massacrer plutôt que de tuer les Cosaques qu'on envoie contre eux dans le but de les forcer à accomplir leur service militaire.
Les hommes élevés par Tolstoï sont condamnés à de telles attitudes contradictoires. La raison en est que, à l'école de YasnaÏa Poliana, seule est bonne, seule est libertaire, seule développe l'individualité, la méthode de la transmission du savoir, tandis que mauvaise, parce que autoritaire et génitrice d'esclavage, est la matière d'enseignement dans les parties servant à l'éducation supérieure de l'individu, telles que l'histoire, la morale, la philosophie, etc., qui sont enseignées selon un esprit antiscientifique.
Aller contre la Science, c'est piétiner toute vérité et toute raison.
Ainsi Tolstoï combat le matérialisme et l'athéisme, il est spiritualiste et déiste. Et s'il se montre antimilitariste, il est néanmoins - ô antithèse - patriote ! Son enseignement est donc religieux et nationaliste. Dans L'Ecole de Yasnaïa Poliana, ouvrage où il a exposé son système pédagogique, il dit lui-même (page 254) que par l'histoire russe il cherche à éveiller dans le cœur de l'enfant le « sentiment national ». Et il affirme (page 208) ne connaître de meilleure lecture à faire aux enfants et même aux gens du peuple que celle de la Bible.
« Je le répète, dit-il, ma conviction, déduite peut-être d'une expérience exclusive, c'est que sans la Bible dans notre Société, le développement de l'enfant et de l'Homme est impossible. La Bible est le seul livre de lecture élémentaire et enfantine. La Bible, par la forme comme par le fond, doit servir de modèle à tous les manuels enfantins et aux livres de lecture. Une version vulgaire de la Bible serait le meilleur livre populaire. »
Or, la Bible est, poétiquement orné, un tissu d'inepties, de mensonges absurdes et d'erreurs grossières dont la Science a depuis longtemps fait bon marché. Question de férule mise à part, l'école de Yasnaïa Poliana n'a donc rien à envier à nos écoles d'ignorantins. Sans pour cela faire preuve du moindre sectarisme, nous pouvons par conséquent dire qu'élever à l'aide de moyens de liberté les individus dans l'erreur et le mensonge du déisme et du nationalisme, contre la science et la raison, n'est pas précisément faire œuvre d'émancipation. C'est pourquoi, pour notre part, approuvant la méthode de transmission, mais réprouvant la nature des matières enseignées, - chose essentielle, - nous ne pouvons partager l'engouement dont d'aucuns font montre pour le système éducatif de Tolstoï. Cet engouement relève plus, selon nous, du snobisme et de l'imparfaite connaissance de cette œuvre que de l'admiration raisonnée.
Ce défaut capital du système de Tolstoï, Paul Robin l'avait évité. Avec lui nous atteignons un degré dans l'éducation sensiblement supérieur à celui que nous venons de franchir. Le système de Robin eût réalisé l'idéal pédagogique libertaire s'il eût moins subordonné l'activité de l'Individu à la Collectivité. Car l'éducation, suivant l'esprit de Robin, n'est donnée à l'Individu que dans le but d'en faire un fonctionnaire social.
Le rôle de l'Individu dans la Société et celui de l'éducation dans la vie de l'Individu sont ainsi définis par lui :
« L'Homme est à la fois un être isolé, un tout incomplet et un organe de la collectivité. Considéré au premier point de vue il est consommateur, il a des droits ; au second il est producteur, il a des devoirs.
Au début il est incapable de produire, il consomme uniquement, il n'a encore que des droits, droits au développement physique et intellectuel.
Mais, un peu plus tard, l'Homme commence à avoir des devoirs à remplir ; la possibilité de production apparaît et va sans cesse en augmentant. A ce moment, l'organe de la collectivité doit être exercé, de manière à être, le plus tôt possible, capable de remplir dans le monde une fonction déterminée, ou mieux un certain nombre de fonctions.
L'instruction intégrale a pour but de rapprocher l'homme de la perfection à ces deux points de vue. »
L'esprit qui présidait à l'éducation dans le système de Robin était donc autoritaire, - non peut-être aussi stupidement et férocement que chez les bourgeois, mais néanmoins autoritaire. Les moyens de transmission étaient eux-mêmes en grande partie autoritaires. Cependant une relative familiarité avait cours entre maîtres et élèves. On s'efforçait de faire naître et d'exciter la curiosité du jeune au lieu d'imposer dogmatiquement le savoir à son cerveau. La police des réunions scolaires, que le maître fût ou non présent, était dévolue aux élèves.
L'émulation était organisée d'une manière absolument différente de celle employée ailleurs et beaucoup plus sensée. Reconnaissant que le classement n'est jamais l'expression de la justice, (puisqu'il consiste en une comparaison illogique entre des êtres différents d'âge, de tempérament, de facultés), Robin le considérait comme funeste : l'enfant possède déjà en lui le sentiment de la justice ; le classement, toujours injuste, nous venons de le voir, froisse en lui ce sentiment et développe la jalousie et la haine. Il proscrivait donc le classement et lui substituait une émulation personnelle qui naissait de la comparaison des travaux de l'élève de l'époque présente avec ses travaux précédents. Aucun parallèle n'était fait entre lui et ses camarades. Ce mode d'émulation donnait à l'élève une idée réelle de ses progrès ou de ses défaillances et l'incitait à croître en science tout en le préservant de l'infériorité stérilisante qui est la conséquence de la jalousie.
Rationnel, le système d'éducation de Robin ne pouvait mieux proclamer son désir d'aller vers l'émancipation totale de l'humanité que par l'érection en principe pédagogique et la mise en pratique de la coéducation des sexes. Si l'on considère que c'est surtout à la femme qu'incombe dans la famille la tâche « éducative », on se rendra compte de la puissante utilité d'un tel enseignement donné aux mères futures.
La coéducation des sexes seule est capable de donner à la femme la liberté qui découlerait de l'égalité des sexes enfin conquise. Ce n'est pas le mouvement dit féministe qui peut nous donner seul ce résultat. Il est à ce point de vue d'une importance médiocre, ayant incarné jusqu'aujourd'hui bien plus une idée mesquine de lutte de la femme contre l'homme, de l'être féminin contre le masculin, qu'une idée de révolte de la femme contre la Société qui l'asservit à l'égal de son congénère mâle, qu'une idée enfin d'affranchissement intégral, ainsi que les hommes en quête de justice le veulent pour tous les êtres du genre humain sans distinction de sexe.
Outre que la femme est mère et prend la plus grande part à l'éducation de son enfant, elle est compagne de l'homme. Il est donc logique que les hommes et les femmes devant vivre ensemble dans la Société soient habitués à se connaître par la vie, les études et les travaux en commun pendant leur jeunesse.
Une difficulté semble se présenter : celle de l'immoralité qui peut naître de la réunion d'enfants, de jeunes gens différents de sexe, Robin avait prévu cette objection et seuls les adversaires de mauvaise foi, les calomniateurs cléricaux et nationalistes purent lui reprocher d'avoir favorisé l'immoralité à l’orphelinat de Cempuis, où il expérimenta son système. Il est possible qu'au début du fonctionnement d'un tel système, surtout ayant pour éléments les enfants de la société actuelle, des désirs prématurés puissent naître dans l'esprit des élèves. Des mesures préventives, non corporelles mais d'ordre moral, sont nécessaires, mais peu à peu elles sont rendues inutiles par la connaissance des vérités naturelles substituée à l'ignorance, au mystère, dans le cerveau des élèves et par la science des besoins et des aptitudes de la jeunesse possédée par les éducateurs.
Cette immoralité n'étant d'ailleurs pas imputable à la Nature, mais bien à la corruption de notre Société mal organisée ainsi qu'au système irrationnel et antinaturel en usage dans les écoles actuelles, qualifiées à juste titre par Robin de « casernes-séminaires », la possibilité de sa manifestation disparaîtra dans la coéducation des sexes faite au sein d'une société basée sur la raison.
C'est en ne dissimulant plus rien au jeune homme et à la jeune fille, contrairement à ce que font les éducateurs autoritaires, en leur facilitant la compréhension, avant que de les subir aveuglément, des réalités qui les différencient et des lois naturelles, par l'enseignement des fonctions sexuelles, (enseignement auquel il ne doit être donné ni plus ni moins d'importance qu'à celui des autres branches de l'activité humaine), qu'on supprimera l'état malsain du cerveau des enfants qui ont atteint l'âge de la puberté. C'est ainsi, également, qu'on supprimera la différence morale et intellectuelle qui existe actuellement entre l'homme et la femme et que grossissent sciemment les partisans de la prépondérance masculine, différence qui met la femme en état d'infériorité vis-à-vis de l'homme devenu son adversaire et son tyran.
On contribuera à détruire cette fausse pudeur et cette fausse sentimentalité qui engendrent par la suite tant de maux physiques et moraux durant la vie des individus ainsi contrefaits.
Toute facilité est donnée au jeune homme, avant l'époque conventionnelle de la majorité, de connaître ces réalités. L'hypocrisie de la Société et du monde la refuse à la jeune fille, qui est amenée à l'âge matrimonial dans la plus complète ignorance des obligations naturelles de son sexe et est ainsi vouée à toutes les exactions et à toutes les maladies du mari. La connaissance entière de la Nature progressivement donnée, dans la coéducation des sexes, à toutes les femmes, détruit dans leur germe ces monstruosités qui sont actuellement du domaine de la vie courante.
Qu'on ne dise pas, comme cela est d'usage, qu'une telle éducation détruit l'amour et la beauté de la vie. Nous ne croyons pas que la sujétion de la femme à son mari, que la prostitution à laquelle il peut la livrer sans grand danger pour lui, que la syphilis qu'il peut lui apporter en guise de dot, que le sadisme, la lubricité maladive et la brutalité auxquels il peut donner libre cours sur elle, que le vol de son avoir autorisé par la loi, que tout cela et d'autres calamités encore constituent l'amour et la beauté de la vie pour l'être féminin.
D'ailleurs, à tous ceux à qui on a préalablement appris à aimer et à comprendre la Nature, ce que l'on pourrait appeler actuellement les mystères de la génération ne peut qu'apparaître noble et grand.
Enfin Robin ne restait pas, au point de vue de la question religieuse, dans cette sorte de neutralité très bienveillante que professent les éducateurs laïques à l'égard du mensonge et de ses soutiens. Il enseignait l'athéisme. Il enseignait ce que tout homme de bon sens connaît aujourd'hui ; à savoir : que Dieu est un mythe créé par les premiers autoritaires intelligents pour asseoir leur domination et que ceux qui servent le culte de cet être imaginaire sont des parasites rusés exploitant l'ignorance. Il chassait donc du cerveau humain le fantôme de Dieu pour y instaurer la vériste et vivifiante Science.
Quant au patriotisme, il l'annihilait par l'internationalisme résolument enseigné. Il savait le mensonge Patrie inventé pour des raisons analogues à celles qui ont faIt imaginer Dieu et par des individus de même caractère. Il préparait à la féconde et bienheureuse fraternité des peuples, à la réalisation de la République terrestre.
Crimes abominables ! Le parti des enténébreurs de toutes catégories ne les lui a point pardonnés et il les expie encore aujourd'hui dans l'infortune.
Il était peut-être laissé, avons nous dit, dans le système de Robin, un peu trop de place à l'autoritarisme, encore que cette place soit assez restreinte comparativement à celle qui lui est donnée dans l'éducation bourgeoise, - mais, cependant, tout bien considéré, on doit reconnaître que, pour l'époque où il était conçu, le plan de ce système représentait ce que l’on pouvait imaginer de plus sensé et de plus proche de l'idéal pédagogique libertaire. Quoi qu'il en soit, le système de Robin demeure celui que mettra en usage la dernière société à base d'autorité, le Collectivisme, état transitoire inéluctable qui sera demain et précédera le milieu libertaire de l'avenir. On sait que Robin, cette puissante volonté, parvint à expérimenter son système à l'orphelinat de Cempuis, mais la coalition des cléricaux et des nationalistes, ces soutiens du Dogme, parvint à faire destituer cet ennemi irréconciliable de l'erreur et du mensonge et à modifier l'esprit de son école qui, maintenant, se distingue peu des autres établissements d'enseignement.
Toutes les tentatives de régénération de l'Individu par l'éducation ont abouti à une conception supérieure à celles de Tolstoï et de Robin, en ce sens qu'elle prend ce qu'il y a de bon, de libertaire dans chacune d'elles et laisse de côté ce qu'il y a de mauvais, d'autoritaire. Du système de Tolstoï elle possède les moyens de transmission, la manière libertaire d'éduquer et d'instruire, - et du système de Robin la matière d'enseignement, le fonds de science, de vérité et de logique, outre qu'elle est pourvue de caractères propres, inhérents à l'idée anarchique.
Cette conception, c'est l'Ecole libertaire, qu'ont réaliser à Paris une poignée d'hommes et de femmes de pensée libre, pendant trois ans.
L'Ecole libertaire devait s'élever et croître, pacifique menace à l’adresse de l'enseignement officiel, tant laïque que religieux, et continuer dans un sens plus large le labeur incomplet de ses devanciers.
Elle devait élever des individus libres au lieu de pétrir des esclaves sociaux, faire des individus autonomes au lieu de modeler des citoyens. A l'abri de tout programme officiel, de toute intrusion autoritaire, les initiateurs de cette école libre eussent appris à l'Homme à se conduire lui-même dans la vie, à développer son initiative, à ne relever que de sa conscience, à ne point espérer de récompense de ses actes autre que sa propre satisfaction.
La discipline, la violence, le classement, les punitions et les récompenses, ainsi que l'enseignement dogmatique, eussent été bannis de cette école. Mais, manquant de concours financiers, cette libre institution a limité son enseignement à de simples cours du soir, puis a sombré définitivement. Néanmoins, par elle un jalon est posé plus avant sur la route de l'évolution.
Certains sociologues prévoient que le changement social se produira sous l'influence des conditions économiques. C'est une vérité, mais ne doit-il pas être aussi, dans une proportion au moins égale, l'œuvre de l'éducation ? A notre avis, il ne sera durable que s'il a cette double origine.
L'évolution doit précéder la révolution, laquelle est sa conséquence logique, sa sanction.
Des révolutions que nous avons vu se perpétrer aucune n'a eu de résultat réellement émancipateur ; elles consommées, les hommes qui les avaient faites et leurs descendants retournaient aux mêmes errements, l'esclavage changeait seulement de forme. Les révolutions étaient stériles parce que l'évolution n'était pas accomplie chez les individus. L'Homme veut toujours conquérir ce qu'il pense être le mieux, le meilleur. Son égoïsme, qui n'est en somme que l'expression individuelle de l'instinct de conservation de l'espèce, le conduit à cela. Mais que peut-il faire, sinon stagner, s'il ne connaît ce mieux et ce meilleur ?
C'est précisément parce que son égoïsme a été élevé dans un mauvais sens qu'actuellement il ne se dirige pas d'une façon plus rapide vers la Liberté, source féconde de bonheur. Il ne voit pas ce qu’il peut y avoir de préférable à l'actuelle pour son bien-être. Il souffre, mais il ne connaît pas le remède guérisseur de son mal. Eduquez-le sérieusement, largement, ouvrez ses yeux à toutes les vérités, à toutes les lumières, et son activité s’aiguillera vers la Liberté.
Mais, ne cessons de le répéter, il est indispensable que cette éducation soit commencée dès l'enfance, afin de ne laisser aucune prise à l'esprit autoritaire.
C'est par l'éducation libertaire que l'on parviendra à former des individus - hommes et femmes - intelligents, bons, forts et justes, des individus libres, aptes à faire vivre la Société de libre Justice.
Manuel Devaldès - 1900. Editions Pensée et Action, Paris - Bruxelles, 1958