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Lu sur Bureau of Public Secret :
Chapitre 4: Renaissance
Les utopistes n’envisagent pas la diversité post-révolutionnaire
Décentralisation et coordination
Quelques garanties contre les abus
Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables
L’élimination des racines de la guerre et du crime
L’abolition de l’argent
L’absurdité de la plupart des emplois actuels
La transformation du travail en jeu
Les objections des technophobes
Questions écologiques
L’épanouissement de communautés libres
Des problèmes plus intéressants
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4. Renaissance
“On objectera certainement que le projet qui est présenté dans ces pages est tout à fait impraticable, et va à l’encontre de la nature humaine. C’est parfaitement vrai. Il est impraticable et il va à l’encontre de la nature humaine. C’est bien pourquoi il mérite d’être mis en oeuvre, et c’est bien pourquoi on le propose. Car qu’est-ce qu’un projet praticable? Un projet praticable est soit un projet déjà réalisé, soit un projet qui pourrait être réalisé dans les conditions existantes. Mais ce sont précisément ces conditions existantes qu’on trouve inadmissibles; de sorte que tout projet compatible avec ces conditions est mauvais et stupide. Ces conditions disparaîtront et la nature humaine changera. La seule chose qu’on sache vraiment sur la nature humaine, c’est qu’elle se transforme. Le changement est le seul prédicat qu’on puisse lui affecter. Les systèmes qui échouent sont ceux qui reposent sur la permanence de la nature humaine, au lieu de parier sur son développement et sur son progrès.”
—Oscar Wilde, L’âme humaine sous le socialisme
Les utopistes n’envisagent pas la diversité post-révolutionnaire
Pour Marx, il était présomptueux d’essayer de prédire la manière dont les gens vivraient dans une société libérée. “De toutes façons, ce sera l’affaire de ces gens-là, dans la société communiste, de savoir si, quand, comment ils le feront et quels moyens ils emploieront dans ce but. Je ne me considère pas comme compétent pour leur faire des propositions ou pour leur donner des conseils là-dessus. Ces gens-là seront bien aussi intelligents que nous” (lettre à Kautsky, 1 février 1881). Son humilité sous ce rapport fait raison des accusations de ceux qui le qualifient d’arrogant et d’autoritaire, mais qui n’hésitent pas à projeter leurs propres fantasmes en déclamant de manière péremptoire sur ce qu’une telle société doit ou ne doit pas être.
Toutefois, il faut reconnaître que si Marx avait été un peu plus explicite sur ce qu’il envisageait, il aurait été d’autant plus difficile pour les bureaucrates staliniens de prétendre réaliser ses idées. Il n’est ni possible ni nécessaire de faire le plan détaillé d’une société libérée, mais les gens doivent avoir une idée de sa nature et de sa faisabilité. La croyance qu’il n’y a pas d’alternative pratique au présent système contribue à entretenir la résignation.
Les spéculations utopiques peuvent nous aider à nous libérer de l’habitude qui consiste à considérer le statu quo comme inévitable, nous faire penser à ce que nous voulons réellement et à ce qui est possible. Ce qui les rend “utopiques” au sens péjoratif qu’ont employé Marx et Engels, c’est le fait qu’elles ne prennent pas en considération les conditions présentes. On n’y trouve généralement aucune indication sérieuse sur la manière dont nous pourrions parvenir à cette utopie en partant des conditions présentes. Ne tenant aucun compte des pouvoirs répressifs et des capacités de récupération du système, les auteurs utopistes n’envisagent généralement que quelques changements cumulatifs simplistes, imaginant que la multiplication des communautés utopiques ou la propagation des idées utopistes va entraîner la participation d’un nombre croissant de personnes, et que cela aboutira rapidement à l’effondrement de l’ancien système.
J’espère que ce texte a donné des idées plus réalistes sur le processus par lequel une nouvelle société peut advenir. Quoi qu’il en soit, je vais maintenant faire un saut dans l’avenir pour faire moi aussi quelques spéculations.
Pour simplifier, admettons qu’une révolution victorieuse se soit propagée partout dans le monde, et sans provoquer trop de destruction d’infrastructures essentielles, de sorte que nous n’aurions plus besoin de prendre en considération les problèmes de guerres civiles, la menace des interventions extérieures, les confusions semées par la désinformation ou les retards causés par d’importantes reconstructions d’urgence, et que nous puissions examiner quelques-unes des questions qui se présenteraient probablement dans une société fondamentalement transformée.
Bien que, pour la clarté de l’exposé, j’emploie souvent le futur au lieu du conditionnel, les perspectives que je présente dans ce texte ne sont que des possibilités à envisager, et non des prescriptions ou des prédictions. Si jamais une telle révolution arrive, quelques années d’expérimentation populaire changeront tant des variables que même les prédictions les plus hardies sembleront peu imaginatives et ridiculement timides. Nous ne pouvons au mieux que tâcher d’envisager les problèmes qui se poseront à nous tout au début, et quelques-unes des tendances principales qui se manifesteront dans les développements ultérieurs. Mais plus nous aurons exploré d’hypothèses, mieux nous serons préparés pour faire face aux nouvelles possibilités et moins nous risquerons de retourner inconsciemment aux habitudes anciennes.
En réalité, la plupart des utopies ne pêchent pas par extravagance, mais par étroitesse, se limitant le plus souvent à une projection monolithique des marottes de l’auteur. Comme l’a remarqué Marie-Louise Berneri dans la meilleure étude existante sur ce sujet (Journey Through Utopia), “toutes les utopies sont, bien sûr, l’expression de préférences personnelles, mais leurs auteurs ont généralement la vanité de supposer qu’on doit donner force de loi à leurs goûts personnels. Si ce sont des lève-tôt, tous les membres de leur communauté imaginaire devront se lever à quatre heures du matin; s’ils n’aiment pas le maquillage, son emploi sera considéré comme un crime; si ce sont des maris jaloux, l’adultère sera puni de mort.”
Mais s’il y a une chose qu’on peut prévoir avec certitude quant à la société nouvelle, c’est qu’elle sera bien plus diversifiée que ce que tel ou tel individu peut l’imaginer. Les différentes communautés seront l’expression de toute sorte de goûts — esthétiques ou scientifiques, mystiques ou rationalistes, high-tech ou néo-primitifs, solitaires ou communautaires, industrieux ou paresseux, spartiates ou épicuriens, traditionnels ou expérimentaux —, évoluant continuellement en toutes sortes de nouvelles et imprévisibles combinaisons.(1)
Décentralisation et coordination
Il y aura une forte tendance à la décentralisation et à l’autonomie locale. Les petites communautés favorisent les habitudes de coopération, facilitent la démocratie directe et rendent possible une expérimentation sociale plus riche. Si une expérience locale échoue, cela ne nuira qu’à un petit groupe (et d’autres peuvent l’aider). Si elle réussit, elle sera imitée et l’amélioration se diffusera. Et un système décentralisé est moins vulnérable aux accidents ou au sabotage. Quoique ce dernier danger sera probablement négligeable: Une société libérée aura bien moins d’ennemis que la société actuelle qui les produit en masse et en permanence.
Mais la décentralisation peut aussi favoriser le contrôle hiérarchique en isolant les gens les uns des autres. Et il y a certaines choses qui sont plus faciles à organiser sur une grande échelle. Une seule grande aciérie est plus efficace et plus écologique qu’une petite fonderie dans chaque ville. Le capitalisme a eu tendance à trop centraliser dans certains domaines où davantage de diversité et d’autarcie auraient été plus raisonnables, mais la concurrence irrationnelle qu’il a favorisée a aussi fragmenté bien des choses qu’il sera plus raisonnable de standardiser ou de centraliser. Comme l’a dit Paul Goodman dans People or Personnel (ouvrage plein d’exemples intéressants sur les avantages et les désavantages de la décentralisation dans différents contextes), où, quand et à quel degré décentraliser sont des questions empiriques qui nécessiteront d’expérimenter. À peu près tout ce qu’on peut dire, c’est que la nouvelle société va probablement décentraliser autant que possible, mais sans en faire un fétiche. Des petits groupes ou des communautés locales peuvent presque tout régler. Les conseils régionaux ou mondiaux limiteront leur intervention à des questions de grande portée et à celles qu’il vaut mieux traiter sur une grande échelle pour des raisons d’efficacité, telles que la restauration écologique, l’exploration spatiale, le règlement des conflits, la lutte contre les épidémies, la coordination de la production, de la distribution, du transport et de la communication au niveau mondial, et le maintien de certaines activités spécialisées (hôpitaux de pointe ou centres de recherches, par exemple).
On dit souvent que même si la démocratie directe marchait assez bien dans l’assemblée municipale ou la section de quartier d’autrefois, l’étendue et la complexité des sociétés modernes la rendent désormais impossible. Quand il s’agit de millions de gens, comment peuvent-ils exprimer chacun leur propre opinion sur chaque question ?
Ils n’en ont pas besoin. La plupart des questions pratiques se ramènent en définitive à un nombre limité de choix, et une fois que ces choix ont été explicités et que les arguments ont été exposés, on peut parvenir à une décision sans plus de cérémonies. Les observateurs des soviets de 1905 et des conseils ouvriers hongrois de 1956 étaient frappés par la brièveté des interventions et la rapidité des décisions. Ceux qui allaient droit aux faits étaient souvent délégués, tandis que ceux qui ne débitaient que du vent ne recevaient que des huées pour avoir gaspillé le temps des gens.
Quelques garanties contre les abus
Quand il s’agit de questions plus compliquées, on peut élire des comités pour examiner les différentes possibilités et présenter aux assemblées les implications et les conséquences des différents plans proposés. Dès qu’un plan est adopté, des comités plus petits peuvent continuer à contrôler les développements de l’affaire pour avertir les assemblées de tout nouveau facteur significatif qui pourrait rendre une modification opportune. Pour régler les questions controversées, les gens peuvent former plusieurs comités reflétant des perspectives opposées (pro-technologiste et antitechnologiste, par exemple) de manière à faciliter la formulation de diverses solutions et des points de vue dissidents. Comme toujours, les délégués n’imposeront aucune décision (sauf sur l’organisation de leur propre travail) et seront révocables et soumis à rotation pour s’assurer qu’ils fassent du bon travail et que leurs responsabilités ne leur montent pas à la tête. Leur travail sera soumis à l’examen minutieux du public et les décisions finales reviendront toujours aux assemblées.
L’informatique et la télécommunication modernes permettront à n’importe qui de vérifier à n’importe quel moment les données et les projections avancées et de communiquer ses propres propositions. Malgré le battage publicitaire actuel, ces technologies ne favorisent pas automatiquement la participation démocratique. Mais elles en ont la potentialité, si elles sont adaptées convenablement et mises sous contrôle populaire.(2)
Les télécommunications rendront aussi les délégués moins nécessaires qu’ils ne l’étaient dans les mouvements radicaux du passé, quand ils servaient en grande partie de simples messagers porteurs d’informations. Des propositions diverses pourront être diffusées et discutées à l’avance, et pour les questions vraiment importantes, il sera possible d’organiser un duplex entre une réunion de délégués et les assemblées locales, pour permettre à celles-ci de confirmer, de modifier ou de rejeter immédiatement les décisions des délégués.
Mais si les questions ne sont pas particulièrement controversées, les mandats seront probablement assez libres. Étant parvenue à une décision d’ordre général (par exemple, “ce bâtiment doit être aménagé en garderie”), une assemblée pourra se limiter à demander des volontaires ou élire un comité pour la mettre en oeuvre, sans forcément exercer un contrôle rigoureux.
Des puristes désoeuvrés peuvent toujours se figurer les abus éventuels. “Ah! Qui sait quelles subtiles manoeuvres élitistes ces délégués et spécialistes technocratiques vont réussir à mettre en oeuvre!” Il n’en est pas moins vrai qu’un grand nombre de gens ne peuvent surveiller directement tout les détails à tout instant. Aucune société ne peut éviter de compter à un degré ou à un autre sur la bonne volonté et le bon sens. Il faut seulement reconnaître que les abus sont bien plus difficiles sous le régime de l’autogestion généralisée que dans n’importe quelle autre forme d’organisation sociale.
Les gens qui ont été assez autonomes pour inaugurer une société autogérée seront naturellement vigilants par rapport au retour de la hiérarchie. Ils veilleront sur la manière dont leurs délégués exécutent leurs mandats, et les soumettront aussi souvent que possible au roulement. Pour certaines fins ils imiteront peut-être les anciens Athéniens en les désignant par tirage au sort, de telle manière à éliminer les concours de popularité ou la conclusion de marchés. Quand il s’agit des questions qui exigent des compétences techniques, ils garderont l’oeil sur les experts jusqu’à ce que les connaissances nécessaires soient plus répandues ou que les techniques en question soient simplifiées ou dépassées. Des observateurs sceptiques seront désignés pour donner l’alarme au premier signe de fourberie. Un spécialiste qui donne de faux renseignements sera vite démasqué, et il sera discrédité publiquement. Le moindre soupçon d’un complot hiérarchique ou d’une pratique exploiteuse ou monopolisante entraînera une protestation générale et sera éliminée par l’ostracisme, la confiscation, la répression physique ou tout autre moyen qui s’avèrera nécessaire.
Ceux qui s’inquiètent des abus éventuels peuvent toujours recourir à ces moyens de sauvegarde et à d’autres, mais je doute qu’il y en aura souvent besoin. Quand il s’agit de questions importantes, les gens peuvent mettre en place toute sorte de surveillances ou de contrôles, s’ils estiment que c’est nécessaire. Mais dans la plupart des cas ils laisseront probablement à leurs délégués une assez grande liberté pour exercer leur propre jugement et leur propre créativité.
L’autogestion généralisée évite à la fois les formes hiérarchiques de la gauche traditionnelle et les formes les plus simplistes de l’anarchisme. Elle n’est liée à aucune idéologie, pas même une idéologie “antiautoritaire”. S’il s’avère qu’un problème exige une compétence spécialisée ou une mesure d’autorité, les personnes intéressées le découvriront bientôt et prendront toutes les mesures qui leur semblent convenables, sans s’inquiéter de savoir si ces mesures auraient reçu l’approbation des dogmatistes radicaux d’aujourd’hui. S’agissant de fonctions non controversées, ils pourront trouver plus commode de désigner des spécialistes pour des durées indéterminées, ne les renvoyant que dans le cas fort improbable où ils abuseraient de leur position. Dans certaines situations d’urgence où il est nécessaire de prendre des décisions rapides et qualifiées (la lutte anti-incendie, par exemple), ils accorderont naturellement temporairement aux personnes désignées tout le pouvoir et l’autorité qui seront nécessaires.
Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables
Mais de tels cas resteront exceptionnels. Autant que possible, la règle générale sera le consensus, et au besoin la décision majoritaire. Un personnage de Nouvelles de nulle part de William Morris (une des utopies les plus raisonnables, charmantes, insouciantes et réalistes qui soit) donne l’exemple de la question du remplacement éventuel d’un pont de fer par un pont de pierre. On la propose au “Mote” (assemblée des habitants). S’il y a un consensus net sur le principe, les gens discutent pour savoir comment s’y prendre. Mais
si quelques-uns des habitants désapprouvent, s’ils estiment que le méchant pont de fer peut encore servir un peu et s’ils ne veulent pas se donner l’embarras d’en construire un autre pour le moment, on ne passe pas au vote cette fois-là, on renvoie le débat officiel jusqu’à la prochaine assemblée. Cependant, les arguments pour et contre circulent, certains d’entre eux sont imprimés, si bien que tout le monde est au courant; et quand l’assemblée se réunit à nouveau, il y a une discussion en règle, enfin suivie d’un vote à mains levées. Si les deux partis se tiennent de près, la question est une fois de plus ajournée pour plus ample discussion. Si le vote est net, on demande à la minorité si elle consent à se rallier à l’opinion générale, ce qui souvent, que dis-je? ce qui le plus communément, est le cas. Si elle refuse, la question est mise en discussion une troisième fois, et si alors la minorité n’a pas augmenté de façon appréciable, elle se rallie invariablement; quoique je crois bien me rappeler qu’il existe une loi à demi oubliée, d’après laquelle elle peut pousser l’affaire encore plus loin. Mais je vous l’ai dit, ce qui arrive toujours, c’est qu’elle se laisse convaincre, non pas peut-être de la fausseté de son opinion, mais de l’impossibilité qu’il y a de la faire adopter par la communauté, ni par la persuasion, ni par la force.
Notez que ce qui simplifie énormément les choses dans de tels cas, c’est qu’il n’y a plus d’intérêts économiques contradictoires — personne n’a ni les moyens ni les raisons de suborner ou d’embobiner des gens pour qu’ils votent d’une façon ou d’une autre, parce qu’il lui arriverait de posséder beaucoup d’argent, ou des médias, ou une compagnie de construction, ou un terrain aux alentours d’un emplacement proposé. En l’absence de tels intérêts en jeu, les gens tendront vers la coopération et le compromis, ne serait-ce que pour apaiser les adversaires et se rendre la vie plus facile. Certaines communautés adopteront des dispositions explicites pour satisfaire les minorités (par exemple, si, au lieu de seulement voter “contre” une proposition, 20% expriment une “objection ardente”, elle doit être soutenue par 60% pour passer). Mais il est peu probable que l’un ou l’autre des partis en présence abusent de tels pouvoirs formels, de peur d’être traité de la même façon quand les situations sont renversées. En ce qui concerne les conflits inconciliables qui pourraient subsister, la solution se trouve dans la grande diversité des cultures: Si des gens qui préfèrent les ponts de fer se trouvent constamment mis en minorité par des “artisanalistes” à la Morris, ils pourront toujours déménager dans une communauté voisine où prévalent des goûts plus proches de leurs.
Privilegier à tout prix la règle de l’unanimité n’a de sens que si une question n’est pas urgente et si le nombre de personnes concernées est limité. L’unanimité est rarement possible entre un grand nombre de gens. Il est absurde, au nom de la peur d’une éventuelle tyrannie majoritaire, de soutenir le droit d’une minorité à entraver continuellement la majorité; ou d’imaginer que de tels problèmes disparaîtront si nous “évitons toute structure”.
Comme l’a signalé un article bien connu publié il y a un certain nombre d’années (“The Tyranny of Structurelessness” de Jo Freeman), il n’y a pas de groupe sans structure, il n’y a que des structures différentes. Un groupe “non-structuré” finit généralement par être dominé par une clique qui, elle, a bien une structure. Les membres inorganisés n’ont aucun moyen de contrôler une telle élite, surtout quand ils se réclament d’une idéologie antiautoritaire qui les empêche d’en reconnaître l’existence.
À défaut de reconnaître la décision majoritaire comme recours alternatif dans le cas où on ne peut parvenir à l’unanimité, les anarchistes et les consensistes se révèlent souvent incapables de prendre des décisions pratiques, sauf en suivant les chefs de facto qui savent manoeuvrer les gens pour parvenir à l’unanimité, ne serait-ce que par leur capacité à supporter des réunions interminables jusqu’à l’épuisement de toute l’opposition. Rejetant avec une délicatesse ostentatoire les conseils ouvriers et tout ce qui est entaché d’une apparence de coercition, ils finissent habituellement par se contenter de projets consensuels qui sont bien moins radicaux.
Il est facile de stigmatiser les défauts des conseils ouvriers du passé, qui, après tout, n’étaient que des improvisations hâtives de gens engagés dans des luttes désespérées. Mais si ces tentatives éphémères n’étaient pas des modèles parfaits à imiter aveuglément, ils représentent néanmoins une avancée dans la bonne direction. L’article de Riesel sur les conseils (I.S. n° 12) examine les limitations de ces vieux mouvements, et souligne à juste titre que le pouvoir des conseils doit être compris comme la souveraineté des assemblées générales toutes entières et non pas seulement des conseils des délégués qu’ils ont élus. Certains groupes d’ouvriers radicaux en Espagne, voulant éviter toute ambiguïté sur ce point, se sont qualifiés d’ “assembléistes” plutôt que de “conseillistes”. Un des tracts du C.M.D.O. précise les traits essentiels de la démocratie conseilliste:
- La dissolution de tout pouvoir extérieur;
- La démocratie directe et totale;
- L’unification pratique de la décision et de l’exécution;
- Le délégué révocable à tout instant par ses mandants;
- L’abolition de la hiérarchie et des spécialisations indépendantes;
- La gestion et la transformation conscientes de toutes les conditions de la vie libérée;
- La participation créative permanente des masses;
- L’extension et la coordination internationalistes.
Dès que ces traits sont reconnus et réalisés, peu importe que la nouvelle forme d’organisation sociale s’appelle “anarchie”, “communalisme”, “anarchisme communiste”, “communisme conseilliste” “communisme libertaire”, “socialisme libertaire” “démocratie participative” ou “autogestion généralisée”, et que ses divers composants s’appellent “conseils ouvriers”, “conseils anti-travail”, “conseils révolutionnaires”, “assemblées révolutionnaires”, “assemblées populaires”, “comités populaires”, “communes”, “collectifs”, “kibboutz”, “bolos”, “motes”, “groupes d’affinité” ou n’importe quoi d’autre. Le terme “autogestion généralisée”, s’il n’est certes pas très exaltant, a l’avantage de s’appliquer à la fois au moyen et au but, tout en étant dégagé des connotations trompeuses que comportent des termes comme “anarchie” ou “communisme”.
De toute façon il faut se rappeler que l’organisation formelle à grande échelle sera l’exception. La plupart des questions locales se règleront directement et sans cérémonie. Les individus ou les petits groupes se mettront tout simplement à faire tout ce qui leur semble opportun (“adhocratie”). La décision majoritaire ne sera qu’un dernier ressort pour les cas, de plus en plus rares, où il n’y aura pas d’autre solution.
Une société non-hiérarchique ne signifie pas que, par magie, tout le monde devienne talentueux au même degré ou doive participer également à tout. Elle signifie que les hiérarchies fondées et renforcées matériellement auront été abolies. Certes les différences de capacités diminueront dès lors que tout le monde sera encouragé à développer ses propres potentialités. Mais ce qui importe, c’est que les différences qui subsisteront ne se traduiront plus en distinctions de richesse ou de pouvoir.
Les gens pourront prendre part à une gamme d’activités beaucoup plus large qu’aujourd’hui, mais il ne sera pas nécessaire que chacun tient toujours à tour de rôle et tous les postes. Si quelqu’un a un penchant ou le chic pour une certaine tâche, les autres seront probablement contents de lui permettre de s’y livrer autant qu’il le souhaite — à moins que quelqu’un d’autre ne veuille lui aussi tenter le coup. Les “spécialisations indépendantes” (à savoir le contrôle monopoliste des informations ou des techniques essentielles) seront abolies; des spécialisations ouvertes et non dominatrices fleuriront. Comme aujourd’hui, les gens solliciteront l’avis de personnes plus informées s’ils en ressentent le besoin (bien qu’ils seront toujours encouragés à se livrer à leurs propres investigations s’ils se méfient). Ils seront également libres de se soumettre volontairement comme étudiants à un enseignant, comme apprentis à un maître, comme joueurs à un entraîneur ou comme interprètes à un metteur en scène — restant tout aussi libres de cesser la relation à tout instant. Dans certaines activités, telles que la chanson populaire en choeur, n’importe qui peut se mettre immédiatement de la partie. D’autres, comme l’interprétation d’un concerto classique, peuvent exiger une formation rigoureuse et une direction cohérente, certaines personnes jouant les rôles principaux, d’autres des rôles secondaires, d’autres encore étant heureux de seulement écouter. La critique situationniste du spectacle est la critique d’une tendance excessive de la société actuelle, elle n’implique pas que tout le monde doive être un “participant actif” vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Mis à part le domaine des soins nécessaires pour les handicapés mentaux, la seule hiérarchie forte inévitable sera celle qui s’impose dans l’éducation des enfants tant qu’ils ne sont pas capables de s’occuper de leurs propres affaires. Mais dans un monde plus sain et plus sûr, on pourra donner aux enfants bien plus de liberté et d’autonomie qu’aujourd’hui. En ce qui concerne l’ouverture d’esprit envers les nouvelles possibilités ludiques de la vie, les adultes apprendront peut-être autant de choses des enfants qu’inversement. Ici comme ailleurs, la règle générale sera de laisser les gens trouver leur place: Une petite fille de dix ans qui participe à un projet pourrait avoir la même voix au chapitre que les participants adultes, tandis qu’un adulte non-participant n’en aura aucune.
L’autogestion n’exige pas que tout le monde ait du génie, mais seulement que la plupart des gens ne soient pas de parfaits imbéciles. C’est plutôt le système actuel qui met en avant des exigences irréalistes, en faisant comme si les gens qu’il imbécillise systématiquement étaient capables de choisir entre les programmes des politiciens rivaux ou entre les prétentions publicitaires des marchandises rivales, ou de s’engager dans des activités aussi délicates, risquées et lourdes de conséquences que celle d’élever un enfant ou de conduire une voiture sur une autoroute encombrée. Avec le dépassement de toutes les fausse questions politiques et économiques actuelles qui sont sciemment maintenues dans un état d’incompréhensibilité, la plupart des questions pratiques se révéleront finalement assez simples.
Quand les gens auront pour la première fois l’occasion d’être maîtres de leur vie, ils feront sans aucun doute beaucoup d’erreurs. Mais ils les découvriront et les corrigeront bientôt parce que, contrairement aux hiérarques, ils n’auront aucun intérêt à les dissimuler. L’autogestion ne garantie pas que les gens prendront toujours les décisions justes. Mais toute autre forme d’organisation sociale garantie que quelqu’un d’autre prendra les décisions en leur place.
L’élimination des racines de la guerre et du crime
L’abolition du capitalisme éliminera les conflits d’intérêts qui servent actuellement comme prétexte à l’État. La plupart des guerres actuelles se basent en définitive sur des conflits économiques. Même quand il s’agit d’antagonismes prétendument ethniques, religieux ou idéologiques, une grande part des motivations réelles provient de la concurrence économique, ou des frustrations psychologiques qui sont liées en définitive à la répression politique et économique. Tant que règne la concurrence désespérée, il est facile de manipuler les gens pour qu’ils retournent à leurs communautés traditionnelles et se disputent à propos de différences culturelles qui leur sembleraient sans intérêt s’ils vivaient dans des conditions plus aisées. La guerre génère bien plus de travail, d’épreuves et de risques que n’importe quelle forme d’activité constructive, et des gens qui auront des véritables possibilités de jouir de l’existence auront bien des choses plus intéressantes à faire.
Il en va de même pour le crime. Si l’on met de côté les “crimes” sans victime, la grande majorité d’entre eux sont liés directement ou indirectement à l’argent et perdront donc toute signification avec l’abolition du système marchand. Les communautés seront alors libre d’expérimenter différents moyens pour venir à bout des rares actions antisociales qui pourraient encore se produire.
Il y en a de toutes sortes. Les personnes intéressées pourraient plaider leur cause devant la communauté locale ou devant un “jury” tiré au sort, qui s’efforcerait de trouver les solutions les plus conciliatrices et rédemptrices. Une personne reconnue coupable pourrait être “condamnée” à une sorte de service social — non pas à une sale besogne rendue intentionnellement désagréable et humiliante sous le commandement de petits sadiques, ce qui ne produit qu’un surcroît de colère et de ressentiment, mais à des projets valables et potentiellement stimulants qui pourraient l’amener à des activités plus saines (la restauration écologique, par exemple). Il resterait peut-être quelques psychotiques incorrigibles qu’il faudrait détenir humainement d’une façon ou d’une autre, mais de tels cas deviendraient de plus en plus rares, la prolifération actuelle de la violence “gratuite” n’étant qu’une réaction normale à l’aliénation sociale, qui permet à ceux qui ne sont pas traités en personnes réelles d’obtenir au moins l’amère satisfaction d’être reconnus comme des menaces réelles. L’ostracisme exercera un effet préventif simple et efficace: le voyou qui se moque de la menace de la punition, qui ne fait que le renforcer dans son machisme, sera dissuadé bien plus efficacement s’il sait que tout le monde se montrera froid envers lui. Dans les rares cas où cela se révèlerait insuffisant, la variété des cultures pourrait faire du bannissement une solution praticable: un type violent qui troublerait constamment une communauté tranquille pourrait très bien s’intégrer dans une région plus agitée comme le Far West — ou il risque de subir des représailles plus sévères.
Ce sont seulement quelques-unes des possibilités existantes. Les hommes libérés trouveront sans aucun doute des solutions plus créatives, plus efficaces et plus humaines que celles que nous pouvons imaginer à présent. Je ne prétends pas qu’il n’y aura pas de problèmes, mais seulement qu’il y en aura beaucoup moins qu’à présent, où les gens qui se trouvent en bas d’une échelle sociale absurde sont durement punis de leur efforts rudimentaires pour s’en échapper, tandis que ceux d’en haut pillent la planète en toute impunité.
La barbarie du système pénal actuel n’est surpassée que par sa stupidité. On a montré souvent que les punitions draconiennes n’ont en fin de compte aucun effet notable sur le taux de criminalité, qui est directement lié aux niveaux de pauvreté et de chômage ainsi qu’à des facteurs moins quantifiables mais tout aussi évidents comme le racisme, la destruction des communautés urbaines et l’aliénation générale produite par le système spectaculaire-marchand. La menace de passer des années en prison, qui pourrait avoir un puissant effet préventif sur quelqu’un qui mène une vie satisfaisante, ne signifie presque rien pour ceux qui n’ont pas d’autres véritables choix. Il n’est pas très intelligent, sous prétexte de faire des économies, de casser des programmes sociaux qui sont déjà lamentablement insuffisants, tout en remplissant les prisons avec des condamnés à perpétuité dont la détention reviendra à presque un million de dollars chacun. Mais comme tant d’autres politiques sociales irrationnelles, cette tendance persiste parce qu’elle est rencontre de puissants intérêts.(3)
L’abolition de l’argent
Un société libérée doit abolir toute l’économie monétaire-marchande. Continuer à accepter la validité de l’argent reviendrait à accepter la perpétuation de la domination de ceux qui l’avaient accumulé auparavant ou qui possèdent le savoir-faire requis pour le réaccumuler après une répartition radicale. Pour certaines fins, et pour un certain temps encore, on aura encore besoin de formes alternatives de “comptes économiques”, mais leur étendue sera soigneusement limitée et aura tendance à diminuer, au fur et à mesure que l’abondance matérielle et le développement de la coopération sociale les rendra moins nécessaire.
Une société post-révolutionnaire pourrait avoir une organisation économique à trois étages, quelque chose dans ce genre:
1) Certain biens et services de base seront librement disponibles pour tout le monde sans aucune comptabilité.
2) D’autres seront également gratuits, mais seulement en quantités limitées, ils seront rationnés.
3) D’autres encore, classés “de luxe”, seront disponibles contre des “crédits”.
À la différence de l’argent, les crédits ne pourront servir à se procurer que certains biens spécifiés, et ne s’appliqueront pas à la propriété communautaire de base telle que la terre, les services publics ou les moyens de production. En plus, ils auront probablement une date de péremption pour en limiter l’accumulation.
Une telle organisation sera assez flexible. Pendant la période de transition la quantité de biens gratuits sera probablement minime — juste assez pour que chacun puisse se débrouiller —, la plupart des biens exigeant des crédits que l’on peut gagner par son travail. Avec le temps, de moins en moins de travail sera nécessaire et de plus en plus de biens seront disponibles gratuitement — la proportion étant toujours déterminée par les conseils. Des crédits pourraient être distribués également à tous, chaque personne en recevant périodiquement une certaine quantité. D’autres pourraient servir à rémunérer certains travaux dangereux ou désagréables pour lesquels il n’y a pas assez de volontaires. Les conseils pourraient établir des prix fixes pour certains produits de luxe, tout en en laissant d’autres suivre l’offre et la demande. À mesure qu’un produit de luxe se fera plus abondant, son prix baissera, jusqu’à ce qu’il devienne éventuellement gratuit. Les biens pourront passer d’un état à un autre selon les conditions matérielles et les préférences des communautés.
Ce sont seulement quelques-uns des possibles.(4) En expérimentant par diverses méthodes, les gens apprendront par eux-mêmes quelles sont les formes de propriété, d’échange et de comptabilité qui sont nécessaires.
De toute façon, les problèmes “économiques” qui subsisteront, s’il y en a, ne seront pas graves, parce que les limitations imposées par la rareté ne s’appliqueront qu’au secteur des produits “de luxe” non-essentiels. Le libre accès universel à la nourriture, à l’habillement, au logement, à l’éducation, aux services publics, aux services médicaux, aux facilités culturelles et aux moyens de transport et de communication, tout cela peut être réalisé presque immédiatement dans les régions industrialisées et dans un délai assez court dans les régions moins développées. Beaucoup de ces choses existent déjà, et il ne s’agit que de les rendre disponibles plus largement et plus équitablement. Ce qui manque encore pourra être produit facilement dès que l’énergie sociale sera détournée des entreprises irrationnelles qui la monopolisent aujourd’hui.
Prenons par exemple la question du logement. Les activistes antiguerre ont constaté fréquemment que l’on pourrait loger convenablement toute la population mondiale pour un prix inférieur à celui de la consommation militaire mondiale de quelques semaines. Ils envisagent sans doute des habitations assez minimales. Mais si la quantité d’énergie gaspillée actuellement par les gens pour gagner l’argent qui sert à enrichir les propriétaires et les spéculateurs immobiliers était détournée vers la construction d’habitations nouvelles, tout le monde pourrait bientôt être logé d’une façon vraiment très convenable.
Pour commencer, la plupart des gens pourront continuer à vivre dans leurs résidences actuelles et se consacrer à trouver des logements pour les sans-abri. Des hôtels et des immeubles de bureaux seront occupés. Certaines propriétés vraiment extravagantes seront réquisitionnées et transformées en logements, parcs, jardins potagers communaux, etc. Ceux qui possèdent des propriétés relativement spacieuses pourraient proposer de loger temporairement les sans-abri tout en les aidant à construire leurs propres habitations, ne serait-ce que pour détourner le ressentiment qui pourrait les atteindre.
L’étape suivante serait d’améliorer et d’égaliser la qualité des logements. En cette matière, comme en d’autre, il ne s’agira pas d’aboutir à une uniformité rigide (“tout le monde doit avoir un logement avec telles spécifications”), mais de parier sur l’esprit général de l’équité qui se développera chez les gens, les problèmes se réglant de manière flexible, un par un. Si quelqu’un pense qu’il n’a pas reçu sa juste part, il peut faire appel à la communauté qui, si son grief n’est pas complètement extravagant, se mettra probablement en quatre pour le réparer. Il faudra trouver des compromis quant aux questions concernant le droit de vivre, et pour combien de temps, dans les régions le plus attrayantes, qui pourraient se répartir par tirage au sort, ou être loués aux plus offrants par des enchères de crédits. De tels problèmes ne seront peut-être pas résolus à la satisfaction complète de tous, mais ils seront certainement réglés bien plus équitablement que dans un système où l’accumulation de morceaux de papier magiques permet à une personne de réclamer le “droit de propriété” d’une centaine de bâtiments pendant que d’autres doivent vivre dans la rue.
Une fois qu’on a satisfait les besoins fondamentaux, la perspective quantitative du temps de travail fera place à une perspective qualitativement nouvelle de créativité libre. Quelques amis pourront travailler avec bonheur à la construction de leur propre maison, même s’il leur faut une année pour accomplir ce qu’une équipe professionnelle aurait pu faire plus efficacement en un mois. Bien plus de jeu, d’imagination et d’amour entreront dans tels projets, et les logements qui en résulteront seront bien plus charmants, plus bigarrés et plus personnels que ce qui passe aujourd’hui pour “convenable”. Ferdinand Cheval, facteur rural français du XIXe siècle, a consacré tout son temps libre pendant plusieurs décennies à la construction de son “palais idéal”. Les gens comme Cheval sont habituellement qualifiés d’excentriques, mais ils ne sont exceptionnels que par le fait qu’ils continuent à exercer la créativité innée que nous avons tous, mais que nous sommes généralement persuadés de refouler à l’issue de la première enfance. Une société libérée verrait ce genre de “travail” se multiplier, projets décidés librement, qui seront si engageants que les gens ne penseront pas plus à compter leur “temps de travail” qu’il ne pensent aujourd’hui à compter les caresses amoureuses ou à essayer d’économiser sur la durée d’une danse.
L’absurdité de la plupart des emplois actuels
Il y a cinquante ans, Paul Goodman a estimé que moins que dix pour cent du travail qu’on effectuait alors suffirait à satisfaire les besoins humains fondamentaux. Quel que soit le chiffre exact (il serait encore plus bas maintenant, bien qu’il dépende évidemment de ce qui est considéré comme besoin fondamental ou raisonnable), il est évident que la plus grande part du travail actuel est absurde et inutile. Avec l’abolition du système marchand, des centaines de millions de gens qui sont maintenant occupés à la production de marchandises superflues, ou à leur publicité, à leur emballage, à leur transport, à leur vente, à leur protection (vendeurs, commis, contremaîtres, administrateurs, banquiers, agents de change, propriétaires, chefs syndicalistes, politiciens, policiers, avocats, juges, geôliers, gardes, soldats, économistes, publicitaires, fabricants d’armes, douaniers, percepteurs, agents d’assurances, conseillers financiers, ainsi que leurs nombreux subordonnés) seront tous libérés pour partager les quelques tâches réellement nécessaires.
Ajoutez les chômeurs qui, selon un rapport récent de l’O.N.U., constituent plus que 30% de la population mondiale. Si ce chiffre semble important, c’est qu’il comprend sans doute les prisonniers, les réfugiés et bien d’autres gens qui ne sont pas ordinairement comptés dans les statistiques officielles du chômage parce qu’ils ont renoncé à chercher du travail, comme ceux que l’alcoolisme ou les drogues ont rendus incapables de travailler, ou qui sont tellement écoeurés par l’éventail des emplois possibles qu’ils consacrent toute leur énergie à esquiver le travail en recourrant au crime ou à des expédients.
Ajoutez les millions de gens âgés qui aimeraient bien s’engager dans des activités dignes d’intérêt, mais qui sont maintenant relégués dans une retraite passive et ennuyeuse. Et les jeunes, voire même les enfants, qui seraient stimulés par projets utiles et éducatifs s’ils n’étaient pas enfermés dans des mauvaises écoles conçues pour inculquer une obéissance passive.
Enfin, il convient de prendre en compte la grande quantité de gaspillage qui se produit y compris à l’occasion de la réalisation de travaux indiscutablement nécessaires. Les médecins et les infirmières, par exemple, consacrent une grande partie de leur temps (en plus de celui qui est consacré à remplir les formulaires d’assurances, à envoyer les factures aux clients, etc.) à essayer sans grand succès de neutraliser toutes sortes de problèmes d’origine sociale tels que les accidents du travail ou de la circulation, les indispositions psychologiques, les maladies causées par le stress, la pollution, la sous-alimentation ou les conditions insalubres, sans parler des guerres et des épidémies qui les suivent souvent — problèmes qui disparaîtront en grande partie dans une société libérée, laissant les travailleurs médicaux libres de concentrer sur la médecine préventive.
Il faut prendre aussi en considération la quantité importante de travail gaspillé intentionnellement: la suppression de méthodes qui allègent le travail parce qu’elles risquent au même temps de supprimer son emploi; le fait de travailler aussi lentement que possible; le sabotage des machines pour faire pression sur les patrons, ou simplement par rage ou frustration. Sans oublier les absurdités révélées par la “loi de Parkinson”, selon lequel toute tâche finit par occuper tout le temps disponible, du “principe de Peter”, selon lequel chaque employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence, et d’autres tendances semblables qui ont été moquées avec tant d’esprit par C. Northcote Parkinson et Laurence Peter.
Enfin, il faut prendre en compte la quantité de travail gaspillé qui sera éliminée quand les produits seront faits pour durer, et non plus pour se détériorer ou se démoder de manière à ce que les gens doivent continuellement en acheter de nouveaux. Après une brève période de production intensive pour fournir des biens durables de haute qualité à tout le monde, bien des industries pourront être ramenées à des niveaux d’activité très modestes: juste assez pour renouveler ces biens et pour les améliorer de temps en temps lorsqu’on a développé une innovation vraiment utile.
À prendre en considération tous ces facteurs, il est facile de voir que dans une société organisée raisonnablement, la quantité de travail nécessaire pourrait se réduire à un ou deux jours par semaine.
La transformation du travail en jeu
Mais une réduction quantitative aussi radicale conduira à un changement qualitatif. Comme l’avait découvert Tom Sawyer, quand les gens ne sont pas obligés de travailler, même la tâche la plus banale peut paraître originale et fascinante: Le problème n’est plus comment la faire faire à des gens, mais comment satisfaire tous les volontaires. Il serait peu réaliste de s’attendre à ce que les gens travaillent à plein temps pour réaliser des tâches désagréables et dénués de sens sans y être obligés par la surveillance ou contraints par des motivations économiques. Mais la situation sera bien différente quand il ne s’agira que de consacrer dix ou quinze heures par semaine à des tâches utiles, variées, auto-organisées, et ce de son propre gré.
De plus, une fois qu’ils se seront engagés dans des projets qui les passionnent, la plupart des gens ne voudront pas se limiter à ce minimum. Cela réduira les tâches nécessaires à un niveau encore plus minuscule pour ceux qui pourraient manquer d’un tel enthousiasme.
Pas besoin d’ergoter sur le terme travail. Le travail salarié doit être aboli. Le travail sensé et librement choisi peut être tout aussi amusant que n’importe quelle autre forme de jeu. Notre travail actuel produit généralement des résultats pratiques, mais pas ceux que nous aurions choisis, tandis que notre temps libre, dans une grande mesure, se borne à des futilités. Avec l’abolition du salariat, le travail deviendra plus ludique, et le jeu plus actif et plus créatif. Quand les gens ne seront plus rendu fou par leur travail, ils n’exigeront plus des distractions passives et idiotes pour s’en remettre.
Je ne veux pas dire que ce soit mal de trouver agréable des divertissements insignifiants. Mais il faut reconnaître qu’une grande partie de leur attrait vient du manque d’activités plus satisfaisantes. Quelqu’un dont la vie manque d’aventure réelle peut trouver un peu d’exotisme en collectionnant des artefacts d’autre temps et d’autre lieux. Quelqu’un dont le travail est abstrait et fragmenté peut se donner beaucoup de peine pour produire effectivement un objet concret et complet, même si ce n’est rien d’autre qu’un bateau dans une bouteille. Ces hobbies et bien d’autres révèlent la persistance des élans créateurs qui s’épanouiront réellement quand on leur donnera libre cours sur une plus large échelle. Imaginez comme les gens qui aiment bricoler ou cultiver leur jardin se passionneront pour la recréation de tout leur environnement; et comme les milliers d’amateurs des chemins de fer sauteront sur l’occasion de reconstruire et de faire marcher les modèles améliorés de réseaux ferrés qui seront un des principaux moyens de réduire la circulation routière.
Quand les gens sont en butte aux soupçons et aux règlements oppressifs, il est normal qu’ils essayent de travailler aussi peu que possible. Mais une situation de liberté et de confiance mutuelle génère inversement une tendance à mettre sa fierté à faire le meilleur travail possible. Bien que certains travaux dans la nouvelle société seront plus appréciées que d’autres, les rares tâches qui sont vraiment difficiles ou désagréables attireront probablement des volontaires plus qu’il n’en faut, répondant au frisson du défi ou au besoin de reconnaissance, si non au sens des responsabilités. Même à présent, bien des gens sont heureux de contribuer à des projets louables, s’ils en ont le temps. Ils seront bien plus nombreux à le faire quand ils n’auront plus à s’inquiéter de pourvoir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Au pire, les rares tâches complètement impopulaires devront être exécutées par roulements et tirées au sort jusqu’à ce qu’elles puissent être automatisées. Ou bien il pourrait y avoir des enchères pour savoir si quelqu’un serait disposé à les réaliser, disons, pendant cinq heures la semaine au lieu du travail ordinaire de dix ou quinze heures, ou contre quelques crédits supplémentaires.
Les types non-coopératifs seront probablement si rares que le reste de la population pourra les laisser tranquilles plutôt que de prendre la peine de les contraindre à fournir leur petite quote-part de travail. À un certain niveau d’abondance, il est plus simple d’ignorer les quelques abus qui pourraient se produire plutôt que d’enrôler une armée de contrôleurs, comptables, inspecteurs, délateurs, indicateurs, gardes, gendarmes, etc. pour fourrer leur nez partout, contrôler tous les détails et punir toutes les infractions. Il n’est pas réaliste d’espérer que tout le monde soit généreux et coopératifs quand il n’y a pas grand-chose à distribuer, mais un surplus matériel important créera une grande “marge d’abus”, de sorte que cela n’aura pas d’importance si quelques personnes ne fournissent pas leur quote-part, ou si elles prennent un peu plus que ce qui leur revient.
L’abolition de l’argent empêchera d’en prendre beaucoup plus. La plupart des appréhensions quant à la faisabilité d’une société libérée proviennent de la croyance enracinée que l’argent (et donc aussi son protecteur nécessaire: l’État) existera toujours. Cette combinaison monétaire-étatique crée des possibilités illimitées d’abus (par exemple des législateurs stipendiés introduisant subrepticement des points faibles dans les lois fiscales, etc.); mais dès qu’elle sera abolie, les mobiles et les moyens de tels abus disparaîtront. La qualité abstraite des rapports marchands permet à une personne d’accumuler anonymement des richesses en privant indirectement des milliers d’autres des choses essentielles à la vie. Mais avec l’abolition de l’argent, toute monopolisation des biens serait trop maladroite et trop visible.
Quelles que soient les autres formes d’échange qui pourront exister dans la nouvelle société, la plus simple et probablement la plus commune sera le don. L’abondance générale rendra facile d’être généreux. Le don est amusant, il procure des satisfactions et il élimine l’ennui d’avoir à faire des comptes. Le seul calcul qui subsistera sera celui qui sera lié à la saine émulation mutuelle. “La communauté voisine a donné telle chose à une région moins aisée; nous devrions pouvoir en faire autant.” “Ils ont organisé une fête formidable; essayons de faire encore mieux.” Un peu de rivalité amicale (pour savoir qui peut inventer la recette la plus délicieuse, cultiver un légume supérieur, résoudre un problème social, inventer un nouveau jeu) profitera tout le monde, même aux perdants.
Une société libérée fonctionnera probablement à peu près comme une fête potluck (où tout le monde apporte un plat). La plupart des gens aiment préparer un plat qui sera apprécié par les autres. De sorte que même si quelques personnes n’apportent rien, il y a quand même assez pour tous. Il n’est pas nécessaire que tout le monde contribue pour une part exactement égale, parce que les tâches sont si minimes et partagées entre un si grand nombre de gens que personne n’est surchargée. Comme tout le monde participe ouvertement, il n’y a pas besoin de contrôler les gens ou d’instituer des pénalités pour sanctionner le refus de coopération. Le seul aspect “coercitif ”, c’est l’approbation ou la désapprobation des autres participants. L’approbation encourage les contributions, tandis que même une personne tout à fait égoïste se rendra compte qu’on commence à la regarder d’un sale oeil et qu’on finira peut-être par ne plus l’inviter si elle néglige constamment de contribuer. L’organisation n’est nécessaire que quand il y a un problème. S’il y a souvent trop de desserts et trop peu d’entrées, le groupe pourra décider qui doit apporter quoi. Si quelques personnes généreuses finissent par prendre une trop grande part au nettoyage, une douce poussée suffira pour décider les autres à proposer leurs services. Ou bien on met au point un roulement systématique.
Aujourd’hui, bien sûr, une telle coopération spontanée est l’exception, qui ne se rencontre pratiquement que là où les liens communautaires traditionnels ont subsisté, ou parmi des petits groupes de pairs dans les régions où les conditions ne sont pas trop dures. Dans le monde où les loups se mangent entre eux, c’est normal que les gens ne se préoccupent que de leur propre intérêt et se méfient d’autrui. À moins que le spectacle ne les sollicite par quelque “histoire à dimension humaine” sentimentale, ils ne s’intéressent généralement que très peu à ceux qui sont en-dehors de leur cercle immédiat. Pleins de frustrations et de ressentiments, ils peuvent même éprouver un plaisir méchant à gâter les plaisirs des autres.
Néanmoins, malgré tout ce qui décourage leur humanité, la plupart des gens aiment sentir qu’il font des choses dignes, si on leur en donne la possibilité, et être reconnus pour les avoir fait. Notez avec quel empressement ils sautent sur la moindre occasion de vivre un moment de reconnaissance mutuelle, ne serait-ce qu’en ouvrant la porte à quelqu’un ou en échangeant quelques remarques banales. Si une inondation, un tremblement de terre ou une autre catastrophe survient, il arrive souvent que même les personnes les plus égoïstes et les plus cyniques se mettent à aider d’autrui sans compter, travaillant sans relâche pour sauver les gens, livrer de la nourriture, fournir le premier secours, etc., sans autre rémunération que la reconnaissance d’autrui. Voilà pourquoi les gens évoquent les guerres et les désastres naturels avec une nostalgie qui peut sembler surprenante. Tout comme la révolution, de tels événements enfoncent les séparations sociales ordinaires, fournissent à tout le monde des occasions de faire des choses qui importent vraiment, et génèrent un vif sentiment de communauté (ne serait-ce qu’en rassemblant des gens contre un ennemi commun). Dans une société libérée, ces tendances sociables pourront fleurir sans avoir besoin de prétextes si extrêmes.
Les objections des technophobes
L’automation actuelle ne fait le plus souvent que de jeter certains au chômage tout en intensifiant la discipline pour ceux qui travaillent encore. Si on gagne réellement du temps libre par des inventions qui “allègent le travail”, on le consacre généralement à une consommation passive qui est tout aussi aliénée. Mais dans un monde libéré, les ordinateurs et les autres technologies modernes pourront être utilisés pour éliminer les tâches dangereuses et ennuyeuses, permettant à chacun de se consacrer à des activités plus intéressantes.
Négligeant de telles possibilités, et dégoûtés du mauvais emploi actuel de beaucoup de technologies, certains en sont venus à croire que c’est “la technologie” en tant que telle qui est le problème principal. Ils prônent donc un retour à un style de vie plus simple et débattent sur le degré de simplicité qui convient. À mesure qu’on découvre des défauts dans chaque époque, la ligne de démarcation est poussée toujours plus loin dans le passé. Certains, tenant la révolution industrielle pour l’origine principale du mal, se livrent à des panégyriques de l’artisanat qui sont publiés par microédition. D’autres, voyant l’invention de l’agriculture comme le péché originel, croient que nous devrions retourner à une société de cueilleurs-chasseurs, bien qu’ils ne soient pas complètement au clair sur ce qu’ils envisagent pour les gens qui composent la population actuelle, qui ne pourraient subsister dans une telle économie. D’autres, pour ne pas être en reste, présentent des arguments éloquents qui démontrent que le développement du langage et de la pensée rationnelle est la véritable source de nos problèmes. D’autres encore prétendent que l’espèce humaine est si incorrigiblement mauvaise qu’elle devrait s’anéantir altruistement pour sauver le reste de l’écosystème.
Ces fantaisies comportent tant de contradictions grossières qu’il n’est pas vraiment nécessaire de les réfuter dans le détail. Leur rapport avec les véritables sociétés du passé est discutable. En tout cas, elles n’en ont presque aucun avec les possibilités de celles d’aujourd’hui. Même en admettant que la vie a été meilleure à telle ou telle époque antérieure, c’est à partir de notre situation actuelle qu’il faut raisonner. La technologie moderne est tellement mêlée à tous les aspects de notre vie qu’elle ne pourrait être supprimée brusquement sans produire un chaos mondial qui anéantirait des milliards de gens. Les post-révolutionnaires décideront sans doute de réduire la population humaine et de supprimer certaines industries, mais cela ne pourra se faire du jour au lendemain. Il faut penser sérieusement à la manière dont nous aborderons tous les problèmes pratiques qui se poseront dans l’intérim.
Le jour où nous nous trouverons confrontés pratiquement de telles questions, je doute que les technophobes voudront réellement éliminer les fauteuils roulants motorisés; ou débrancher les mécanismes ingénieux comme celui qui permet au physicien Stephen Hawking de communiquer malgré sa paralysie totale; ou laisser mourir en couches une femme qui pourrait être sauvée par la technologie médicale; ou accepter la réapparition des maladies qui autrefois tuaient ou estropiaient régulièrement un fort pourcentage de la population; ou se résigner à ne jamais aller rendre visite aux habitants d’autres régions du monde à moins qu’on puisse y aller à pied, et à ne jamais communiquer avec ces gens-là; ou rester là sans rien faire alors que des hommes meurent de famines qui pourraient être jugulées par le transport international de vivres.
Le problème, c’est qu’en attendant, cette idéologie de plus en plus à la mode détourne l’attention des problèmes et des possibilités réels. Un dualisme manichéen (la nature est le Bien, la technologie est le Mal) permet de ne pas examiner ni prendre en compte des processus historiques et dialectiques compliqués. C’est tellement plus facile de rejeter la responsabilité de tous les maux sur un diable quelconque ou sur l’existence d’un péché originel. Ce qui a commencé comme une mise en question légitime d’une confiance excessive en la science et la technologie finit par devenir une foi désespérée et encore moins justifiée dans le retour d’un paradis primitif, ce qui fait qu’on n’attaque le système présent que d’une façon abstraite et apocalyptique.(5)
Les technophiles et les technophobes s’accordent pour traiter la technologie isolément des autres facteurs sociaux, ne divergeant que dans leurs conclusions, également simplistes, qui énoncent que les nouvelles technologies sont en elles-mêmes libératrices ou en elles-mêmes aliénantes. Tant que le capitalisme aliène toutes les productions humaines en buts autonomes qui échappent au contrôle de leurs créateurs, les technologies partageront cette aliénation et seront utilisées pour la renforcer. Mais quand les gens se libéreront de cette domination, ils n’auront aucun mal à rejeter les technologies nuisibles tout en adaptant les autres pour des emplois salutaires.
Certaines technologies — le nucléaire en est l’exemple le plus évident — sont en effet si terriblement dangereuses qu’on y mettra fin sans tarder. Et beaucoup d’autres industries, qui produisent des marchandises absurdes, dépassées ou superflues, cesseront automatiquement avec la disparition de leurs raisons d’être commerciales. Mais bien d’autres (l’électricité, la métallurgie, la réfrigération, la plomberie, l’impression, l’enregistrement, la photographie, les télécommunications, les outils, le textile, les machines à coudre, l’outillage agricole, les instruments chirurgicaux, les anesthésiques, les antibiotiques, parmi des dizaines d’autres exemples qui viennent à l’esprit), quels que soient leurs usages actuels nocifs, ne comportent pas, ou pratiquement pas, de défauts inévitables. Il ne s’agit que de les utiliser plus sagement, de les soumettre au contrôle populaire, d’y introduire quelques améliorations écologiques et de les reconcevoir à de fins humaines plutôt que capitalistes.
D’autres technologies sont plus problématiques. On continuera à en avoir besoin dans une certaine mesure, mais leurs aspects nuisibles et irrationnels seront supprimés graduellement, généralement grâce à l’usure. Si l’on considère l’industrie de l’automobile dans son ensemble, y compris son infrastructure énorme (usines, rues, autoroutes, stations d’essence, puits de pétrole), tous ses inconvénients et tous ses coûts cachés (embouteillages, stationnement, réparations, assurances, accidents, pollution, destruction des villes), il est évident qu’il y a une quantité d’autres moyens de transport qui seraient préférables. Mais cette infrastructure a quand même l’avantage d’exister. Il est donc probable que la nouvelle société continuera à utiliser les voitures et les camions existants pendant quelques années encore, tout en s’occupant prioritairement du développement de moyens de transport plus pratiques pour les remplacer graduellement quand ils s’useront. Des véhicules personnels à moteurs non-polluants pourront continuer indéfiniment à être utilisés dans les régions rurales, mais la plus grande partie de la circulation urbaine (à quelques exceptions près, telles que les voitures de livraison, les voitures de pompiers, les ambulances, les taxis à l’usage des handicapés) pourront être remplacées par diverses formes de transports en commun, permettant la reconversion de nombre de rues et d’autoroutes en parcs, jardins, squares et pistes cyclables. Les avions seront toujours utilisés pour les voyages intercontinentaux (rationnés s’il le faut) et pour certain envois urgents, mais l’abolition du salariat laissera du temps pour des manières de voyager moins plus lentes — bateau, chemin de fer, bicyclette ou à pied.
Là comme ailleurs, ce sera aux gens concernés d’expérimenter différentes possibilités pour découvrir ce qui marche le mieux. Dès qu’ils pourront déterminer les buts et les conditions de leur propre travail, ils leur viendra naturellement toutes sortes d’idées qui le rendront plus rapide, plus sûr et plus agréable. Et ces idées, n’étant plus brevetées ni protégées en tant que “secrets industriels”, se répandront rapidement et inspireront encore plus d’améliorations. Avec l’élimination des mobiles commerciaux, les gens pourront également redonner toute leur importance aux facteurs sociaux et écologiques ainsi qu’aux considérations purement quantitatives du temps de travail. Si, disons, la production des ordinateurs implique actuellement une certaine quantité de travail surexploité et engendre une certaine quantité de pollution (bien moins cependant que celle engendrée par les industries traditionnelles), il y a tout lieu de croire que de meilleurs méthodes pourront être rapidement découvertes dès que les gens s’attaqueront au problème — très probablement par un emploi judicieux de l’automatisation informatisée. Heureusement, en général, plus une tâche est répétitive, plus elle est facile à automatiser.
La loi générale sera de simplifier les fabrications de base en utilisant des procédés qui favorisent la flexibilité optimum. Les techniques seront rendues plus uniformes et plus compréhensibles, pour que n’importe qui doué d’une formation générale minimale puisse effectuer des constructions, des réparations, des modifications et d’autres opérations qui exigeaient auparavant des formations spécialisées. Les outils, les appareils, les matières premières, les pièces de rechange et les modules architecturaux seront probablement standardisés et fabriqués en série, laissant les raffinements faits sur mesure à de petites “industries à domicile” et les travaux de finitions potentiellement les plus créatifs aux utilisateurs individuels. Dès que le temps ne sera plus de l’argent, nous verrons peut-être, comme le voulait William Morris, un retour à des activités artisanales qui exigent beaucoup de “travail” minutieux réalisé par des gens qui aiment créer et donner, et qui se soucient de leurs créations, comme des personnes auxquelles elles sont destinées.
Certaines communautés pourront choisir de garder une assez grande quantité de technologie lourde (mais sécurisée écologiquement, bien entendu). D’autres opteront peut-être pour des styles de vie plus simples, quoique soutenus par certains moyens techniques qui permettent cette simplicité, ou qui peuvent les aider en cas d’urgence. Des génératrices solaires et des systèmes de télécommunications reliés par satellite, par exemple, permettront de vivre dans les bois sans avoir besoin de lignes électriques ou téléphoniques. Si l’énergie solaire disponible sur terre et les autres sources d’énergie renouvelables se révélaient insuffisantes, d’immenses récepteurs solaires en orbite pourront produire une quantité pratiquement illimitée d’énergie non-polluante.
D’autre part, la plupart des régions du Tiers-Monde se trouvent dans la zone intertropicale où l’énergie solaire peut avoir la plus grande efficacité. Bien que leur pauvreté sera source de difficultés au début d’une transition révolutionnaire, leurs traditions d’autarcie coopérative, ajoutées au fait qu’elles ne sont pas encombrées d’infrastructures industrielles dépassées, pourraient leur donner quelques avantages compensateurs quand il s’agira de créer des nouvelles structures plus écologiques. En puisant sélectivement dans les régions développées les renseignements et les techniques dont elles pensent avoir besoin, elles pourront sauter l’horrible stade “classique” de l’industrialisation et de l’accumulation du capital, pour passer directement à des formes d’organisation post-capitalistes. D’ailleurs, l’influence ne sera pas forcément en sens unique: Quelques-unes des expériences sociales les plus avancées dans l’histoire ont été réalisées pendant la révolution espagnole par des paysans illettrés vivant dans des conditions pratiquement tiers-mondistes.
Il faut ajouter que les habitants des régions développées n’auront pas besoin d’accepter une terne période transitionnelle “d’espérances réduites” pour permettre le rattrapage des régions moins développées. Cette erreur très répandue découle de la supposition fausse que la plupart des produits actuels sont désirables et nécessaires — ce qui impliquerait qu’une plus grande quantité pour autrui signifierait moins pour nous. En réalité une révolution dans les pays développés rendra immédiatement absurdes et inutiles tant de marchandises et d’entreprises que même s’il y avait une pénurie temporaire de certains biens ou services, les gens vivraient quand même mieux que maintenant, y compris sur le plan matériel (en plus de vivre bien mieux sur le plan “spirituel”). Dès que leurs propres problèmes immédiats seront réglés, la plupart des gens aideront avec enthousiasme les personnes qui sont moins dotées. Mais cette assistance sera volontaire, et en général elle n’impliquera aucun sacrifice important. Donner de son travail, des matériaux de construction ou du savoir-faire architectural pour que d’autres puissent bâtir des maisons pour eux-mêmes, par exemple, n’exigera pas que l’on démonte sa propre maison. La richesse potentielle de la société moderne ne consiste pas seulement en biens matériels, mais aussi en connaissances, idées, techniques, inventivité, enthousiasme, compassion et en d’autres qualités qui s’accroissent en étant partagées.
Questions écologiques
Il va de soi qu’une société autogérée fera droit à la quasi-totalité des revendications écologistes actuelles. Certaines de ces revendications sont déjà essentielles pour la survie de l’humanité. Mais pour des raisons esthétiques et éthiques, les hommes libérés choisiront sans aucun doute d’aller bien au-delà de ce minimum et de favoriser une biodiversité riche.
Il faut cependant reconnaître que nous ne pourrons débattre de telles questions sans préjugés que lorsque nous aurions supprimé les intérêts économiques qui sapent les tentatives même les plus minimes de défendre l’environnement (bûcherons craignant de perdre leur travail, pauvreté chronique incitant des pays du Tiers-Monde de tirer profit de leurs forêts, etc.).(6)
On blâme toute l’espèce humaine pour les destructions écologiques, mais on oublie les causes sociales précises. La majorité impuissante est mise dans le même sac que les quelques personnes qui prennent les décisions importantes. Les famines sont considérées comme la revanche de la nature contre la surpopulation, comme des freins naturels et inévitables — comme s’il y avait quoi que ce soit de naturel à la Banque Mondiale ou au Fonds Monétaire International, qui obligent les pays du Tiers-Monde à cultiver des produits pour l’exportation plutôt que des aliments pour la consommation locale. On culpabilise les gens parce qu’ils se servent de leurs voitures, en passant sous silence le fait que les compagnies automobiles ont créé une situation (en achetant, puis sabotant les systèmes de transport à moteur électrique, en faisant pression pour qu’on construise des autoroutes et contre les subventions aux chemins de fer, etc.) dans laquelle la plupart des gens ne peuvent se passer de voiture. La publicité spectaculaire encourage sur un ton de gravité chacun à réduire sa consommation de l’énergie (tout en incitant tout le monde à consommer toujours plus de n’importe quoi), mais on aurait pu développer déjà des sources d’énergie non-polluante et renouvelable en quantité largement suffisante si les compagnies productrices de combustibles fossiles n’avaient pas fait pression avec succès contre la subvention des recherches menées à cette fin.
Il ne s’agit même pas de blâmer les chefs de ces sociétés — ils sont pris, eux aussi, dans des situations où il faut “croître ou mourir” qui les poussent à prendre de telles décisions. Il s’agit d’abolir le système qui produit continuellement de telles pressions auxquelles il est impossible de résister.
Un monde libéré devrait avoir assez de place à la fois pour les communautés humaines et pour laisser subsister des régions sauvages assez grandes pour satisfaire la plupart de ceux qui se réclament de la “deep ecology”. Entre ces deux extrêmes, j’aime penser qu’il y aura toutes sortes d’interactions humaines avec la nature, qui seront imaginatives tout en étant respectueuses de celle-ci, et que les gens coopéreront avec elle, travailleront avec elle, joueront avec elle, en créant des entremêlements bigarrés de forêts, fermes, parcs, jardins, vergers, ruisseaux, villages, villes...
L’épanouissement de communautés libres
Les grandes villes seront dispersées, espacées, “verdies” et réarrangées avec une variété de manières qui incorporeront et dépasseront les visions des architectes et des urbanistes les plus imaginatifs du passé (qui étaient généralement limités par leur croyance en la permanence du capitalisme). Exceptionnellement, certaines grandes villes, surtout celles qui possèdent un intérêt esthétique ou historique, conserveront ou même accentueront leurs traits urbains, de telle façon à ce que les cultures et les styles de vie puissent se rassembler.(7)
Certains, s’inspirant des explorations “psychogéographiques” et des idées sur “l’urbanisme unitaire” des premiers situationnistes, construiront des décors complexes et modifiables conçus pour favoriser des dérives labyrinthiennes dans des ambiances variées — Ivan Chtcheglov envisageait “une réunion arbitraire de châteaux, grottes, lacs”, “des pièces qui feront rêver mieux que des drogues”, chacun habitant sa “cathédrale” personnelle (I.S. n° 1). D’autres inclineront vers la définition du bonheur d’un poète d’Extrême-Orient: Vivre dans une cabane à côté d’un ruisseau de montagne.
S’il n’y a pas assez de cathédrales ou de ruisseaux de montagne pour tout le monde, il faudra trouver des compromis. Mais il faut rappeler que si des endroits comme Chartres ou Yosemite sont actuellement envahis de touristes, ce n’est qu’à cause de l’enlaidissement du reste de la planète. À mesure que d’autres régions naturelles seront revivifiées et que les habitats humains seront rendus plus beaux et plus intéressants, il ne sera plus nécessaire que quelques endroits exceptionnels reçoivent des millions de gens qui ont désespérément besoin de s’échapper loin de tout. Au contraire, il est même possible que bien des gens soient attirés vers les régions les plus misérables, parce que celles-là seront les “nouvelles frontières” où auront lieu les transformations les plus passionnantes (démolition de bâtiments laids pour faire place à la reconstruction expérimentale).
La libération de la créativité populaire engendrera des communautés pleines d’entrain qui surpasseront Athènes, Florence, Paris et d’autres capitales célèbres d’autrefois, où l’entière participation était réservée à des minorités privilégiées. Quelques personnes pourront mener une vie relativement solitaire et indépendante (les ermites et les nomades seront libres de vivre à part, en respectant quelques petits arrangements avec les communautés voisines), mais la plupart des gens préféreront probablement le plaisir et la commodité de faire les choses ensemble, et ils créeront toutes sortes d’entités communautaires: ateliers, bibliothèques, laboratoires, cuisines, boulangeries, cafés, centres médico-sociaux, studios, salles de musique, grandes salles de concert, salles des fêtes, saunas, gymnases, cours de recréation, foires, marchés aux puces (sans oublier quelques endroits tranquilles pour contrebalancer toute cette socialité). Des pâtés de maisons pourront être transformés en ensembles plus unifiés, en reliant les bâtiments extérieurs avec des couloirs et des arcades et en enlevant les barrières entre les cours de derrière pour créer des espaces communs plus spacieux (parcs, jardins, pouponnières). Les gens pourront choisir entre divers genres et divers degrés de participation, par exemple, s’engager à faire la cuisine, la vaisselle ou le jardinage un ou deux jours par mois contre le droit de dîner dans une cafétéria commune, ou bien cultiver la plupart des denrées nécessaires et faire la cuisine pour eux-mêmes.
Dans tous ces exemples hypothétiques, il importe de garder à l’esprit la diversité des cultures qui se développeront. Dans une culture, la cuisine pourrait être vue comme une corvée qui doit être réduite autant que possible et partagée strictement. Dans une autre, elle pourrait être une passion générale ou bien un rituel social valorisé qui attire un nombre plus que suffisant de volontaires enthousiastes.
Certaines communautés, comme dans le troisième paradigme dans Communitas (en faisant abstraction du fait que les schémas des Goodman présument toujours l’existence de l’argent), pourront maintenir une distinction nette entre le secteur de la gratuité et le secteur du luxe. D’autres pourront développer des formes sociales plus organiquement intégrées, comme dans le deuxième paradigme du même livre, visant une unité maximum de production et de consommation, d’activité manuelle et intellectuelle, d’éducation esthétique et scientifique, d’harmonie sociale et psychologique, même au prix de l’efficacité purement quantitative. Le style du troisième paradigme pourrait mieux convenir comme forme transitionnelle au début, quand les gens ne seront pas encore habitués aux nouvelles perspectives et voudront un système de référence économique quel qu’il soit pour leur donner une sensation de sécurité contre les abus éventuels. À mesure que les gens supprimeront les défauts du nouveau système et acquerront plus de confiance mutuelle, ils tendront probablement vers le style du deuxième paradigme.
Comme dans les fantaisies charmantes de Fourier, mais sans ses excentricités et avec beaucoup plus de flexibilité, les gens pourront s’engager dans un grand choix d’activités suivant des corrélations complexes d’affinités. Quelqu’un pourra être membre régulier de certains groupements permanents (groupe d’affinité, conseil, collectif, quartier, ville, région) mais ne participer que temporairement à divers projets précis (comme le font actuellement les gens dans des clubs, des réseaux de passionnés de tel ou tel hobby, des associations d’entraide, des groupes se préoccupant de telle ou telle question sociale, des projets de coopération temporaire comme l’édification d’une grange par tous les gens du voisinage). Les assemblées locales pointeront les offres et les demandes des individus et des groupes, feront connaître les décisions d’autres assemblées, l’état de développement des projets en cours et celui des problèmes non encore résolus. Elles mettront sur pied des bibliothèques, des standards téléphoniques et des réseaux informatiques pour recueillir et diffuser toutes sortes de renseignements et pour mettre en relation les gens qui ont des goûts communs. Les médias seront à la disposition de tout le monde, permettant à chacun de parler de ses propres projets, de ses problèmes, de ses propositions, de ses critiques, de ses enthousiasmes, de ses désirs, de ses visions. Les arts et les métiers traditionnels existeront toujours, mais seulement comme une facette de vies continuellement créatives. Les gens prendront toujours part — et avec plus d’entrain que jamais — aux sports et aux jeux, aux foires et aux festivals, à la musique et à la danse, à l’amour et à l’éducation des enfants, à la construction et à l’aménagement de leur maison, à l’enseignement et à l’apprentissage, au camping et aux voyages. Mais on verra se développer également de nouveaux genres et arts de la vie que nous ne pouvons guère imaginer aujourd’hui.
Un nombre bien suffisant de gens sera attiré par des projets socialement utiles — agronomie, médecine, ingénierie, innovations pédagogiques, réhabilitation écologique, etc. — pour la seule raison qu’ils les trouveront intéressants et leur procureront des satisfactions. D’autres préféreront des activités moins utilitaires. Certains vivront d’une manière assez tranquille et casanière. D’autres s’adonneront à des activités aventureuses et hardies, ou mèneront une vie de fêtes et d’orgies. D’autres encore se consacreront à l’ornithologie, ou à l’échange de publications individuelles, ou à la collection des bibelots pittoresques des temps pré-révolutionnaires, ou à n’importe quoi d’autre parmi des milliers d’activités possibles. Tout le monde pourra suivre ses propres inclinaisons. Si quelques-uns sombrent dans une existence passive de spectateurs, ils finiront probablement par s’y ennuyer et par essayer des activités plus créatives. Même s’ils ne le font pas, ce sera leur affaire. Cela ne nuira à personne.
Si quelques autres finissent par trouver trop insipide l’utopie réalisée sur terre et veulent vraiment s’échapper loin de tout, l’exploration et la colonisation du système solaire — voire même, à terme peut-être la migration vers les autres étoiles — fourniront une frontière qui reculera toujours.
Mais cela vaut également pour les explorations de “l’espace intérieur”.
Des problèmes plus intéressants
Une révolution antihiérarchique ne résoudra pas tous nos problèmes. Elle en éliminera simplement quelques-uns parmi les plus anachroniques, ce qui nous laissera libres de nous attaquer à des problèmes plus intéressants.
Si ce texte semble négliger les aspects “spirituels ” de la vie, c’est parce que je voulais mettre l’accent sur quelques questions matérielles de base qui sont souvent négligées. Mais ces questions matérielles ne sont que l’ossature. Une société libérée sera fondée beaucoup plus sur la joie, l’amour et la générosité spontanée que sur des règles rigides ou des calculs intéressés. Les oeuvres de visionnaires comme Blake ou Whitman nous donnent un pressentiment plus juste de la réalité que les milliers de débats pédants sur les crédits économiques ou les délégués révocables.
J’imagine que quand les gens ne devront plus se soucier de leurs besoins matériels et ne seront plus exposés à un déluge permanent de sollicitations commerciales, la plupart d’entre eux, après s’être livrés à des brèves orgies des choses dont ils étaient privés auparavant, trouveront la plus grande satisfaction dans des styles de vie relativement simples et sobres. Les arts érotiques et gustatifs seront sans doute enrichis de diverses façons, mais seulement comme des facettes de vies pleines et bien équilibrées qui comprendront également une grande diversité d’activités intellectuelles, esthétiques et spirituelles.
L’éducation, ne se limitant plus au conditionnement des jeunes pour un rôle étroit dans une économie irrationnelle, deviendra une activité passionnée de toute la vie. En plus des institutions d’enseignement formelles qui subsisteront, les gens auront un accès immédiat, via les livres et les ordinateurs, aux informations sur tous les sujets qu’ils voudront explorer, et ils pourront expérimenter toutes sortes d’arts et de techniques, ou bien chercher quelqu’un pour l’instruction ou la discussion — comme les anciens philosophes grecs débattant sur la place du marché, ou les moines chinois médiévaux errant dans les collines à la recherche du maître zen le plus inspirant.
Les aspects de la religion qui ne répondent qu’à un besoin d’évasion psychologique par rapport à l’aliénation sociale dépériront, mais les questions fondamentales qui ont été exprimées d’une façon plus ou moins déformée dans la religion resteront. Il y aura toujours des peines et des pertes, des tragédies et des frustrations, les gens affronteront toujours la maladie, la vieillesse et la mort. Et en cherchant le sens de tout cela, s’il y en a un, et la meilleure manière de s’y confronter, quelques-uns redécouvriront ce que Aldous Huxley, dans La Philosophie éternelle, appelle “le Plus Grand Commun Diviseur” de la conscience humaine.
D’autres cultiveront peut-être des sensibilités esthétiques exquises comme l’ont fait les personnages du Dit de Genji de Murasaki, ou développeront des genres métaculturels subtils comme les “jeux des perles de verre” dans le roman de Hermann Hesse (libérés des limitations matérielles qui réservaient auparavant de telles activités à de minuscules élites).
J’aime imaginer que comme ces activités diverses seront alternées, combinées et développées, il y aura une tendance générale vers la réintégration personnelle envisagée par Blake, et vers les véritables rapports “Je-Tu” envisagés par Martin Buber. Une révolution spirituelle permanente où la communion joyeuse n’exclut pas une riche diversité ni des “affrontements généreux”. Feuilles d’herbe, où Whitman projetait ses espoirs sur les potentialités de l’Amérique de son temps, évoque peut-être mieux que n’importe quoi d’autre l’état d’esprit expansif de telles communautés d’hommes et de femmes réalisés, travaillant et jouant avec extase, aimant et flânant, se promenant sans se presser sur la grande route sans fin.
Avec la prolifération de cultures en développement et en mutation permanents, les voyages pourront redevenir des aventures imprévisibles. Le voyageur pourra “voir les villes et apprendre les moeurs de bien des peuples différents” sans les dangers ni les déceptions que devaient accepter les vagabonds et les explorateurs d’autrefois. Dérivant de milieu en milieu, de rencontre en rencontre, mais s’arrêtant de temps en temps, comme ces formes humaines à peine visibles dans les paysages chinois, simplement pour regarder au loin dans l’immensité, se rendant compte que tous nos faits et dires ne sont que des ondulations à la surface d’un univers vaste et insondable.
Voilà seulement quelques suggestions. Nous ne nous sommes pas limités aux sources d’inspiration radicales. Toutes sortes d’esprits créateurs du passé ont exprimé ou envisagé certaines de nos possibilités, qui sont presque illimitées. Nous pouvons puiser chez n’importe lequel d’entre eux, du moment que nous prenons soins de dégager les aspects pertinents de leur contexte aliéné originel.
Les plus grands ouvrages ne nous disent pas tant de choses nouvelles, mais ils nous rappellent des choses que nous avons oubliées. Nous avons tous eu des intuitions de ce que peut être la vraie vie — des souvenirs de la première enfance, quand les expériences étaient encore fraîches et non refoulées, mais aussi quelques moments ultérieurs d’amour, de camaraderie ou de créativité enthousiaste, moments où nous mourrions d’impatience de nous lever pour entreprendre un quelconque projet, ou simplement pour voir ce qu’amènera le nouveau jour. Extrapoler de tels moments nous donne probablement la meilleure idée de ce que pourrait être un monde libéré. Un monde, comme Whitman l’envisage,
Où les hommes et les femmes font peu de cas des lois,
Où l’esclave n’est plus, où le maître n’est plus,
Où le peuple s’élève, unanime contre l’impudence des élus,
Où les enfants sont appris à ne connaître d’autre loi que la leur, et à se fier à eux-mêmes,
Où l’équanimité s’illustre concrètement dans les choses de la vie,
Où les spéculations sur l’âme sont encouragées,
Où les femmes se joignent aux manifestations de rues, et marchent comme les hommes;
Où elles entrent comme eux dans les assemblées publiques, prenant place à leur côté (...)
Montent les formes majeures!
Formes de la Démocratie intégrale, produit des siècles,
Forme éternelle matrice de formes nouvelles,
Formes de villes turbulentes et viriles,
Formes des amis et pourvoyeurs d’asiles de la planète,
Formes embrassant la terre et embrassées par la terre entière.
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[NOTES]
1. Bolo’bolo de P.M. (1983; nouvelle édition, 1995 [ed. française: L’Éclat, 1998]) a le mérite d’être une des rares utopies qui reconnaissent cette diversité et s’en réjouissent. Malgré un certain nombre de naïvetés, de manies et des conceptions peu réalistes sur la manière d’y parvenir, ce petit livre aborde bien des problèmes et évoque bien des possibilités qui seront ceux d’une société postrévolutionnaire.
2. Bien que la dite révolution du networking (intercommunication dans le réseau informatique) se soit traduite principalement par une augmentation de la circulation de fadaises parmi des spectateurs, les technologies de communication modernes continuent à jouer un rôle important dans la sape des régimes totalitaires. Autrefois les bureaucraties staliniennes étaient obligées d’entraver leur propre fonctionnement en limitant la mise en disposition des photocopieurs et même des machines à écrire, de peur qu’ils ne soient utilisés pour reproduire des samizdat. Les technologies plus récentes se montrent encore plus difficile à contrôler:
“Le journal conservateur Guangming signale la promulgation de nouvelles lois visant la suppression d’environ 90.000 télécopieurs illégaux à Beijing. D’après les commentateurs, le régime craint que la prolifération des ces machines permette une circulation trop libre des informations. Elles ont été systématiquement utilisées pendant les manifestations estudiantines de 1989 qui ont abouti à une répression militaire. (...) Dans le confort de leurs domiciles des capitales occidentales, comme à Londres, les opposants peuvent envoyer des messages aux activistes d’Arabie Saoudite qui, en les téléchargeant via Internet, n’ont plus à craindre d’entendre la police frapper à la porte au milieu de la nuit. (...) Tous les sujets tabous, depuis la politique jusqu’à la pornographie, font l’objet de messages électroniques anonymes à l’abri de la poigne d’acier du gouvernement. (...) Beaucoup de Saoudites se trouvent engagés pour la première fois dans des discussions ouvertes sur la religion. Athées et intégristes se bagarrent dans le cyberspace, ce qui est une véritable innovation dans un pays où l’apostasie est un crime capital. (...) Mais il est impossible d’interdire l’Internet sans enlever tous les ordinateurs et toutes les lignes téléphoniques. (...) D’après les experts, il n’y a pas grand chose qu’un gouvernement puisse faire pour priver totalement de l’accès aux informations sur l’Internet ceux qui sont prêts à travailler suffisamment dur pour l’obtenir. L’encodage du courrier électronique ou l’abonnement aux fournisseurs de services étrangers sont à la portée des individus avertis pour tourner les contrôles actuels. (...) S’il y a une chose que les gouvernements répressifs Extrême-Orient craignent plus que l’accès illimité aux médias étrangers, c’est le risque de perdre la bataille de la concurrence dans l’industrie de l’information à croissance rapide. Déjà certains milieux d’affaires de Singapour, de Malaisie et de Chine ont protesté, relevant que la censure de la toile peut devenir une entrave aux aspirations de ces nations à prendre la première place régionale dans la course aux technologies.” (Christian Science Monitor, 11 août 1993, 24 août 1995 et 12 novembre 1996.)
3. “Depuis la fin de la guerre froide les politiciens ont découvert un repoussoir pour remplacer les rouges: le crime. De même que la peur du communisme entraînait l’essor du complexe militaro-industriel, l’exploitation de la peur du crime a produit l’essor explosif du complexe carcéro-industriel, autrement dit l’industrie de contrôle du crime. Ceux qui ne sont pas d’accord avec son programme de construction de prisons sont stigmatisés comme des sympathisants des criminels et convaincus de trahison envers les victimes. Puisque aucun politicien ne se risquera à endosser cette étiquette, une spirale inexorable de politiques destructives ravage le pays. (...) La répression et la brutalisation seront d’autant plus favorisés par les institutions qui sont les principales bénéficiaires de telles politiques. Comme la Californie a augmenté sa population pénitentiaire de 19.000 à 124.000 pendant les seize dernières années, elle a construit dix-neuf nouvelles prisons. Avec l’augmentation des prisons, le syndicat des gardiens de prison est devenu le lobby le plus puissant de l’État. (...) Alors que le pourcentage du budget consacré à l’enseignement supérieur est tombé de 14,4% à 9,8%, la part consacrée à la politique carcérale s’est élevée de 3,9% à 9,8%. Le salaire annuel moyen d’un gardien de prison en Californie dépasse $55.000, le plus élevé de tout le pays. Cette année, en accord avec la National Rifle Association, ce syndicat a utilisé ses énormes ressources financières pour promouvoir l’adoption d’un projet de loi, la loi des trois récidives, stipulant que la troisième condamnation criminelle sera automatiquement une condamnation à perpétuité, ce qui reviendra à multiplier par trois la population et le système pénitentiaire en Californie. La dynamique qui s’est développée en Californie se retrouvera sans aucun doute dans le projet de loi sur le crime promu par Clinton. Dans la mesure où d’avantage de ressources seront versées à l’industrie de contrôle du crime, son pouvoir et son influence s’accroîtront encore.” (Dan Macallair, Christian Science Monitor, 20 septembre 1994.)
4. D’autres possibilités ont été exposées dans les moindres détails dans “Sur le contenu du socialisme” de Cornelius Castoriadis (Socialisme ou Barbarie n° 22, 1957) [réédité in Le Contenu du socialisme (10/18, 1979)]. Ce texte présente beaucoup de suggestions utiles, mais à mon avis il surestime la centralité du travail et des lieux de travail dans la vie post-révolutionnaire. Une telle orientation est déjà pratiquement dépassée, et elle le deviendra probablement encore plus après une révolution.
Looking Forward: Participatory Economics for the Twenty First Century de Michael Albert et Robin Hahnel (South End, 1991) comprend également un certain nombre de remarques utiles sur l’organisation autogérée. Mais les auteurs présupposent une société dans laquelle il y aurait toujours une économie monétaire et où le temps de travail ne serait que légèrement réduit (à une trentaine d’heures par semaine). Leurs exemples sont dans une grande mesure calqués sur les coopératives ouvrières actuelles. La “participation économique” qu’ils envisagent comprend des activités, comme celle de voter sur des questions commerciales, qui seront dépassées dans une société non-capitaliste. Comme nous le verrons, une telle société mènera aussi à une diminution qualitative de travail, ce qui rendra pratiquement inutile l’élaboration des plans compliqués destinés à assurer une rotation entre les différentes tâches qui occupe une grande partie du livre.
5. Fredy Perlman, auteur d’une des diatribes les plus extrémistes de cette tendance: Against His-story, Against Leviathan! (Black & Red, 1983), a fourni une très bonne critique de ses propres thèses dans son livre précédent sur C. Wright Mills, The Incoherence of the Intellectual (Black & Red, 1970): “Cependant même si Mills rejette la passivité avec laquelle les hommes acceptent leur propre atomisation, il ne lutte plus contre elle. L’homme cohérent et autodéterminé devient un être exotique qui a vécu dans un passé lointain et dans des circonstances matérielles extrêmement différentes. (...) Il ne s’agit plus d’un programme de droite qui pourrait être combattu par un programme de gauche, mais plutôt d’un spectacle extérieur qui suit son cours comme une maladie. (...) La fissure entre la théorie et la pratique s’élargit, les idéaux politiques ne peuvent plus se transformer en projets pratiques.”
6. Our Angry Earth: A Ticking Ecological Bomb, d’Isaac Asimov et Frederick Pohl, figure parmi les résumés les plus convaincants de cette situation désespérée. Après avoir démontré la criante insuffisance des politiques actuelles qui prétendent en venir à bout, les auteurs proposent quelques réformes radicales qui pourraient retarder les catastrophes les plus graves. Mais il est peu probable que de telles réformes soient mises en oeuvre tant que le monde continuera à être dominé par les intérêts contradictoires des États et des multinationales.
7. Pour un grand nombre d’idées intéressantes sur les avantages et les désavantages de différents genres de communautés urbaines, passées, présentes et potentielles, je recommande deux livres: Communitas de Paul et Percival Goodman, et La Cité à travers l’histoire de Lewis Mumford. Ce dernier est une des études de la société humaines les plus perspicaces et les plus complets qu’on ait jamais vue.
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Dernier chapitre de The Joy of Revolution, texte de Ken Knabb paru en 1997. Traduit de l’américain par Ken Knabb et François Lonchampt.
Chapitre 1 : Quelques réalités de la vie
Utopie ou rien. Le “communisme” stalinien et le “socialisme” réformiste ne sont que des variantes du capitalisme. Démocratie représentative contre démocratie de délégués. Les irrationalités du capitalisme. Quelques révoltes modernes exemplaires. Quelques objections fallacieuses. Domination croissante du spectacle.
Chapitre 2 : Préliminaires
Brèches individuelles. Interventions critiques. La théorie contre l’idéologie. Éviter les faux choix, élucider les véritables choix. Le style insurrectionnel. Le cinéma radical. Le ludisme. Le scandale de Strasbourg. Misère de la politique électorale. Réformes et institutions alternatives. Political correctness ou l’aliénation égale pour tous. Inconvénients du moralisme et de l’extrémisme simpliste. Avantages de l’audace. Avantages et limites de la non-violence.
Chapitre 3 : Moments de vérité
Les causes des brèches sociales. Les bouleversements de l’après-guerre. L’effervescence des situations radicales. L’auto-organisation populaire. Le FSM de Berkeley. Les situationnistes en Mai 1968. L’ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale. Grèves sauvages et sur le tas. Grèves de consommateurs. Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968. Les méthodes de la confusion et de la récupération. Le terrorisme renforce l’État. La lutte finale. L’internationalisme.
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