L'En Dehors

Je n’ai pas la télévision. Je n’ai donc aucune raison de suivre ce qui s’y passe. Ne vivant pas dans une grotte, des échos de ce monde trépidant me parviennent au gré de mes rencontres, avec retard. Je ne suis pas d’actualité.
Ce préambule pour expliquer que, suite à une conversation récente avec un ami qui me faisait part de son indignation, je viens de regarder hier soir Homo sapiens, passé il y a peu de temps à la télé et qui fait suite à l’Odyssée de l’Espèce, que j’avais vu il y a un an.

Je fais plus que partager l’indignation de cet ami.

Nous en sommes là. Tandis que nous débattons interminablement sur la couleur du jupon de Louise, tandis que nous rejouons éternellement nos anciennes querelles, tandis que nous montons des comités pour la révolution du 30 avril, tandis que nous, anarcho-communistes, polémiquons avec nous, anarcho-individualistes, ou avec nous, anarcho-écologistes, ou avec nous, anarcho-mystiques, tandis que nous, anarcho-primitivistes entretenons la nostalgie des «temps primordiaux» que nous voyons comme «précieux, innocents, plus heureux & plus faciles que le présent», tandis que nous... d’autres (mais sont-ils plus autres que nous, nous, et nous ?) font main basse, non plus sur l’histoire, mais sur la préhistoire.

Je disais l’autre soir à cet ami que je ne croyais pas à la vérité, encore moins à la vérité historique. Je tâchais d’exprimer ma position qui se caricaturerait ainsi : il n’y a pas de vérité historique, il y a des faits, et il y a une écriture des faits que l’on appelle Histoire avec un grand H. L’Histoire est comme les histoires, subjective et pour grande part imaginaire, pour grande part idéologique. Elle nous ressemble. Simplement elle nous regarde de haut depuis sa majuscule Autoritaire et péremptoire.

Je suis donc indignée par ce film, non pas parce qu’il serait une falsification pré-Historique : je n’ai pas l’Autorité Scientifique d’un Yves Coppens, je ne suis pas Docteur Es Homo Sapiens (Mulier Sapientis)... et je m’en fous. Mais ce film a cette Autorité et ce n’est même pas volontairement, je crois, qu’il est une pure propagande. Ce qui m’indigne, c’est qu’il exprime clairement quelle est la vision du monde dominante, quelle est la culture dominante, la subjectivité dominante, et qu’aucune voix ne s’élève pour contrer cette vision. Quelle histoire (avec une petite «h») nous raconte-t-on ?

Dans l’Odyssée de l’espèce, nous avions déjà vu comment en toute logique darwinienne, nos ancêtres évoluaient, inventaient le travail (de véritables usines paléolithiques !...), comment les plus faibles étaient destinés à périr, comment - quel hasard ! - les plus faibles étaient le plus souvent des femmes, comment un pauvre abruti découvrait le feu mais heureusement le chef était là pour en comprendre l’intérêt et pour le déclarer bon pour la tribu, comment ce moche Cro-Magnon (hirsute et brun) tombait amoureux de blondes et gracieuses et artistes Néanderthal (un amour malheureux, vous vous en doutez...).

Dans Homo sapiens, nous poursuivons : depuis l’aube de l’humanité, les homines (et leurs ancêtres) se sont regroupés en tribus, depuis toujours ces tribus ont été guidés par un chef, depuis toujours, dans chaque tribu, le chef est celui qui guide, celui qui éclaire, celui qui a le savoir, celui qui invente, celui qui sait reconnaître ce qui est bon pour la tribu, ce qui lui permettra d’évoluer, de progresser. D’ailleurs, c’est bien l’enfant du chef erectus qui est le premier sapiens (vous ne croyiez quand même pas que le premier sapiens serait l’enfant d’un gueux ? vous ne croyiez quand même pas qu’il n’était pas unique ?). Bien entendu, les sapientes, mus d’une curiosité insatiable et d’un appétit d’exploration infatigable désertent l’Afrique pour coloniser tous les continents. D’ailleurs, si l’Afrique est le berceau de l’humanité, on se demande à la fin du film s’il reste la moindre trace de sapiens en Afrique ou s’ils en sont tous partis. Le film se conclut bien entendu par une espèce d’ode au progrès et à la conquête qui devrait amener en toute logique nos descendants à coloniser bientôt de nouvelles planètes (forcément, vu l’état dans lequel nos descendants vont trouver la planète, ils n’auront bientôt guère d’autre choix...)

Tout cela est grotesque et misérable... mais ce qui est scandaleux, c’est que ce film passe à la télévision, bénéficie - à ce que j’en ai compris - de critiques élogieuses, que de nombreux enseignants considèrent ce film comme un bon support pédagogique, que ce film continuera d’ancrer dans la tête des enfants une «certaine» vision du monde, que ce film fournira un excellent alibi pour tous ceux qui pensent que c’est comme ça, l’homme (comme les grands singes) est un animal social qui a besoin d’un chef, etc... Je ne suis pas naïve, je sais que cette vision est «certaine» et qu’elle est dominante. Je m’étonne seulement de n’avoir lu, vu, entendu nulle part aucune critique négative de ces films, aucune dénonciation d’aucun côté.