lu sur collectif-rto : " Et si l’argent n’avait plus de valeur ? Aujourd’hui rien n’est gratuit, tout a un coût, c’est bien connu. D’ailleurs le système marchand récupère le terme de gratuité afin de promouvoir la consommation : "deux gels douche achetés = un offert !". Pourtant l’étymologie du mot ramène au XIIIème siècle et au mot latin "gratuitus" qui signifie "faveur" et par là une action désintéressée, sans contrepartie. Alors qu’actuellement, les besoins sont l’argent et non plus le nécessaire vital (nourriture, eau, terre, toit), le rapport marchand a toujours été pouvoir.
Pourquoi écrire à propos d’une certaine gratuité dont tout le monde se fout ? Ce que l’on a coutume d’appeler "gratuit" cache beaucoup d’ambiguïté. Ainsi la récupération commerciale qui ne cesse d’user de promotions afin de mieux vendre, montre que ce n’est qu’un appât, un hameçon ramenant le consommateur au stade de gibier.
Sinon des impôts et diverses taxes permettent des accès libres (bibliothèques, jardins publics…) sous forme de maigres redistributions. Dans ce cas, on peut parler de fausse gratuité. Il s’agit de redéfinir un terme bafoué au profit du commerce, ou encore d’une stratégie étatique. L’équivalent du mot “ gratuit ”, en anglais est “ free ” (exemple : a free shop, une boutique gratuite) qui signifie aussi “ libre ”. On peut aussi lui associer le “ don ” qui peut avoir une connotation religieuse de sacrifice (exemple : une bonne action contre un accès au paradis). Mais la différence entre la gratuité et le don, c’est le désintéressement pour la première, alors que le second induit une contre partie comme par exemple, l’accès au paradis en échange d’une bonne action.
A son origine, on lui trouve des origines latines. Ainsi en 1273, le sens de “ gratuité est proche de celui du mot latin “ gratuitus ”, c’est à dire une faveur. En 1350, il prend un sens proche du sien actuellement. Il signifie : exemption de payer. Et en 1400, apparaît l’idée qu’il n’y a pas d’avantage à attendre en retour, ce qui le différencie du don. En 1460, on retrouve l’acte d’accorder quelque chose par faveur et en 1495, par libéralité. En 1541, ce qui caractérise la gratuité d’une action, c’est son caractère désintéressé. Mais en 1671, cet aspect plutôt positif s’inverse et l’action gratuite devient une action sans fondement, sans justification. Et en 1718, une supposition gratuite est une supposition qui n’est pas commandée par des considérations rationnelles, donc irrationnelles. Au moment où la Raison triomphe, ce sens prend plutôt une tournure péjorative. En 1831, un crime gratuit est un crime dont on n’arrive pas à comprendre les mobiles.
accès libre
“ Gratuité ” est proche de “ gratis ” qui est apparu en 1468 et provient de l’adverbe latin “ gratis ” qui signifie “ gracieusement ”, “ par complaisance ” et désigne un affranchissement d’impôts. En 1474, ce mot équivaut à une gratification. En 1495, c’est un adverbe qui signifie “ sans qu’il n’en coûte rien ”.
En 1719, c’est l’inscription gratuite sur un registre “ d’état civil ” géré à l’époque par l’Eglise. En 1811, “ gratis ” fait son entrée dans le vocabulaire du spectacle : il signifie que l’accès en est libre, sans contre partie.
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Et si l’argent n’avait plus de valeur
Auparavant, le besoin financier était minime, pour les paysans ou encore les nomades vivant de chasse et de cueillette. Petit à petit, la vampirisation du système capitaliste a amené les peuples à faire fonctionner la machine, en quittant leurs modes de vie traditionnels pour devenir les esclaves d’une consommation créant toujours plus de besoins. Travailler pour s’endetter, grâce aux crédits enjoliveurs ou encore "perdre sa vie à la gagner". Pourtant de toutes parts et de toutes origines, les peuples ont toujours lutté pour préserver leurs droits, modes et coutumes (défense des communaux, glanage…). Ainsi l’instauration d’impôts pour créer un besoin financier ou encore l’expropriation obligeant à aller se salarier même si les besoins étaient comblés par l’auto production (culture, chasse, cueillette, troc, artisanat, textile, élevage). Par exemple, la Bretagne était en autosuffisance avant d’être annexée par la France et son système d’imposition. Les révoltes paysannes ont bien souvent démarré pour des causes semblables. Il en est ainsi des Diggers (les Bêcheurs), au XVIIème siècle en Angleterre qui se sont soulevés contre l’appropriation des terres communales par les gros propriétaires qui les privaient ainsi de pâtures. Ils ont cultivé (béché) collectivement ces terrains avant d’en être chassés par la répression. Cette période marque l’avènement du capitalisme industriel (charbon, laine) qui a obligé les paysans spoliés à aller se salarier dans les mines et les filatures, changeant ainsi radicalement leurs modes de vie. Les expériences historiques ne manquent pas quant aux alternatives face à un système monétaire.
tout était gratuit
Le principe de la gratuité a pu se retrouver au cœur de pratiques sociales qui étaient l’amorce d’un changement révolutionnaire profond avec une remise en cause de la propriété individuelle. En 1936, la révolution espagnole a été une de ces périodes importantes. Ce mouvement a pris forme dans des collectivités. Il a été particulièrement puissant en Aragon. Par exemple, la collectivité de Calenda. : en 1936, cette bourgade compte environ 5000 habitants. Elle était entre les mains d’une douzaine de gros propriétaires employant de nombreux ouvriers agricoles. Autour de cela existait une petite activité industrielle de transformation des produits agricoles (huilerie, minoterie...) ou de la poterie. En juillet 1936, la réponse au soulèvement fasciste a été d’y proclamer le communisme libertaire et d’y lancer un processus révolutionnaire, comme dans une bonne partie de la Catalogne et de l’Aragon. L’adhésion à la collectivité n’était pas obligatoire. Mais seulement une dizaine de personnes n’y ont pas adhéré, gardant ainsi leurs lopins de terre. L’essentiel des terres, bâtiments, machines, véhicules est revenu à la collectivité. La monnaie est abolie, ainsi que le cadastre et les titres de propriété. La gestion de la commune et de la collectivité est alors assuré par un comité révolutionnaire. Les décisions sont prises par une assemblée générale. Calenda a essayé de se fédérer avec d’autres collectivités, notamment afin de pourvoir à des besoins insatisfaits. Mais la guerre a limité ces tentatives. En effet la ligne de front traversait l’Aragon. Les cultures vivrières et les autres productions ont été planifiées. Le temps de travail a été réduit puisqu’il n’y avait pas besoin de produire du surplus pour rémunérer des actionnaires ou des patrons. Il n’y avait plus de salaire puisque l’argent n’avait plus de valeur. Les produits étaient réparties sur une base familiale. Tout était gratuit : la médecine, la pharmacie, les légumes, le vin, les logements, les vêtements, les loisirs... Des réfectoires collectifs furent mis en place pour toutes celles et ceux qui voulaient y manger. Les troupes franquistes mirent fin à cette expérience en mars 1938. Une centaine de personnes furent fusillées. 2500, contraintes à l’exil. Le lien entre la propriété de la terre et la structure oppressive de la société capitaliste apparaît alors que les expropriations poussent le peuple à se réapproprier l’espace.
La terre est à celui qui la travaille
Dans le monde entier, les mêmes schémas se reproduisent. Ainsi le mouvement indigène, dans le Cauca, au sud de la Colombie, qui s’est battu en vain pour récupérer les terres accaparées par les grands propriétaires, dès 1905. Cette lutte a repris dans les années 70 lorsque des milliers d’hectares ont été réquisitionnés au profit des “ Resguardos ” (“ Réserves indigènes ”) permettant ainsi la quasi suppression des redevances de fermage et donnant la possibilité aux conseils indigènes d’accroître leur autonomie malgré une répression sanglante. Pourtant les mêmes situations existent encore aujourd’hui, dans une bonne partie de l’Amérique, notamment les mouvements des “ Sans terre ” (au Brésil, en Bolivie...) qui se retrouvent souvent face à des tueurs à gages, payés pour les faire partir, ou encore les habitants du Chiapas, face à l’armée mexicaine. La notion de territoire n’a pas toujours été celle de la propriété foncière. "la terre est à celui qui la travaille". Actuellement, les pratiques de réquisitions et d’occupations de terres ou de logements sont communément nommées : “ squat ”. Elles ne sont pas légales mais elles sont légitimes. "Squat" est un terme anglo-américain qui trouve son origine en 1835 avec les bergers australiens qui occupaient illégalement des prairies. Les squatters contemporains utilisent les lieux vides, ruraux ou urbains, interstices de la société de consommation, que ce soit par besoin économique ou par revendication politique. Dès 1912, l’Union syndicale des locataires, fondée par l’anarchiste Georges Cochon, lutte contre les “ proprios vautours ”. Se définissant eux-mêmes comme militants déménageurs “ à la cloche de bois ” : une brouette et quelques compagnons afin de déménager en fanfare, vite fait sans payer, ces actions sont dues aux loyers trop élevés. Soutenus par la presse et par les chansonniers, ils ont pratiqué des occupations d’hôtels particuliers, installé des maisons préfabriquées dans des lieux insolites (jardin des Tuileries, Chambre des députés, casernes, préfecture...) et perfectionné la reprise individuelle de logements (occupations).
des activités libres de tout contrôle
Durant les années 60, le mouvement contestataire à San Francisco a repris l’appellation des “ Diggers ” du XVII ème siècle pour mener des actions solidaires et libres autour de la gratuité : distribution de nourriture, soins médicaux, hébergement, transports, magasins gratuits. Le nécessaire est soit “ récupéré ”, soit réquisitionné, selon la philosophie des Robins des Bois modernes, afin de redistribuer dans un soucis d’égalité. Les tracts distribués pour inviter les convives aux distributions de nourriture indiquaient “ Repas gratuit, c’est gratuit parce que c’est à vous ! ”. la gratuité des commerces du réseau était alors une provocation alternative à la société marchande, induisant l’idée de liberté. Le courant libertaire d’occupation des années 60-70 agit parallèlement au delà des frontières, ainsi les “ Provos ” d’Amsterdam mettant des vélos à disposition, ou la communauté de Christiania, au Danemark organisant des blocages de caisses de supermarchés à Noël... Hormis la nécessité d’avoir un logement, il s’agissait de remettre en question la notion de propriété privée à travers la gestion collective de bâtiments laissés à l’abandon, ainsi que la dépendance au salariat, en partageant frais et ressources et en pratiquant le recyclage des surplus de la société industrielle. L’apogée du mouvement squat en Europe a surtout eu lieu durant les années 80, avec un courant plus radical anarcopunk. Cependant les lieux occupés, ou encore centres sociaux (Italie, Espagne), restent souvent les seules aires possibles pour y exercer des activités non onéreuses et libres de tout contrôle : cantines, ateliers, infokiosques, transmissions de savoirs, concerts, projections, débats, zone de gratuité... "La zone de gratuité est un espace qui échappe à la loi du marché. Ce que l’on peut y trouver est disponible pour le besoin de chacun et non pour sa valeur marchande. Cette zone autonome et indépendante fonctionne grâce à celles et à ceux qui la font exister. Elle permet de remettre en circulation toutes sortes de choses devenues inutiles, leur redonnant un nouvel usage, proposant ainsi une alternative à une consommation poubelle. C’est un espace de liberté où tout usager est responsable de la gestion de ce qui s’y passe, de ce qui s’y trouve. C’est un lieu qui peut se déplacer, grandir, s’ouvrir toujours davantage, à partir des failles et des lézardes de la société spectaculaire marchande. C’est un moment de réappropriation de nos vies. Son usage n’est ni conditionné par le pouvoir du fric, des politiques ou encore des caritatifs ou autres travailleurs sociaux…"
le droit de vivre ne se joue pas à la bourse
Cette définition est issue d’un tract explicatif distribué lors d’une zone de gratuité itinérante dans la rue, débouchant sur un marché aux puces gratuit, en juin 2006, à Limoges. Ces actions se sont passées dans la rue afin de reprendre le droit d’exister au delà des lois liberticides. La répression qui s’exerce contre les squats les fragilise et les rend éphémères. Ce qui laisse de moins en moins d’espace à la concrétisation de modes de vie alternatifs à la société marchande.
Le terme de gratuité est assez réducteur quant aux idées qui se cachent derrière. Il s’agit de la remise en question du fonctionnement d’une société basée sur l’argent et l’exploitation. Au delà des différentes époques et des frontières, les conditions de vie des peuples ont toujours été réduites par la loi du profit. Appropriations de certains au détriment d’autres, expropriations, répressions, mettent en évidence le rapport entre propriété privée et propriété d’usage. le droit à un mode de vie, avec tout ce qui est nécessaire à son épanouissement (eau, terre, toit, énergie, nourriture, liberté de circuler…) ne se joue pas à la bourse.
Et si l’argent est la cause de bien des maux, la remise en question de sa place reste marginale. Tout autre mode de vie, fonctionnement ou alternatives subit la répression ou la digestion dans le marché. cela laisse un vide quant à l’espoir d’abolir la monnaie, avec tout ce que cela implique de prise en charge collective et individuelle, de contestation du salariat et de la hiérarchie, de refus du gaspillage et de la surconsommation.
Même si les pratiques revendicatives d’occupations ou encore de mise en place de territoires non marchands, tendent à combler ce vide, malgré tout, cela reste une goutte d’eau dans un océan de pétrole. Et si l’argent n’avait plus de valeur ? La liberté, elle, n’a pas de prix et les petites gouttes d’eau forment parfois des rivières.
Nino Nima Été 2006