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Il y a dans cette manière récurrente de remettre sans cesse cette question sur le tapis, une dimension, plus ou moins claire, plus ou moins exprimée qui montre que le problème de la gratuité, aussi utopique qu’il puisse paraître, n’est pas, dans le fond aussi absurde qu’il en a l’air et pose des questions essentielles.
LA GRATUITE ALIBI
Eliminons tout de suite – pour dépolluer la réflexion - la gratuité, instrument de démagogie électorale concernant par exemple les transports urbains et autres services publics municipaux (piscines,…). Celle-ci consiste à « s’acheter », si l’on ose dire, les suffrages d’une catégorie sociale, par exemple les personnes du troisième âge. De nombreuses villes ont fait ce choix ; il est fondé sur un constat bien réel : les personnes âgées sont des assidues des scrutins et sont sensibles à l’attention que l’on peut leur porter. Il est donc, électoralement rentable de leur faire bénéficier d’une telle mesure. Accorder la gratuité à cette catégorie de personnes, sans distinguer les différents niveaux de richesses – certaines pouvant largement payer le titre de transport -, montre le caractère purement politicien d’une telle mesure. Sensiblement différente est la mesure qui consiste à accorder la gratuité aux chômeurs et autres étudiants… La situation économique de ceux-ci justifie une telle décision.
Dans tous ces cas, la mesure de gratuité est tout de même d’opportunité, c'est-à-dire qu’elle est considérée comme une faveur, motivée par différentes raisons, à l’égard de certaines catégories sociales. En aucun cas elle ne pose le problème de fond du sens de la gratuité dans la société.
GESTION DES SERVICES COLLECTIFS : UN CHOIX POLITIQUE
Il y a deux manières d’aborder la question des services collectifs :
- soit on les considère comme un bien commun, collectif, indispensable et appartenant à toutes et tous, et la manière de les traiter doit être collective. Autrement dit, leurs conception et gestion sont collectives. Le coût de leur installation, de leur entretien est collectif et entre dans le budget collectif. Dans ces conditions, la gratuité pour l’usager apparaît comme une évidence… à quelques détails près que nous examinerons.
- soit on les considère comme des marchandises, c'est-à-dire essentiellement comme un moyen de « gagner de l’argent » pour le producteur… le client est donc tenu de payer pour non seulement utiliser le service, mais satisfaire le besoin d’argent du producteur.
Cette distinction entre les deux manières de considérer la question renvoie fondamentalement à ce qu’est la marchandise.
Une marchandise a une double caractéristique :
- une valeur d’usage qui est sa spécificité matérielle et qui lui permet de satisfaire un besoin ;
- une valeur d’échange qui intègre son coût de production (matière première, amortissement du capital technique et force de travail), plus la valeur additionnelle apportée par l’acte de travail et qui est à l’origine du profit.
Privilégier, dans l’acte de production, l’une des deux valeurs, n’est pas neutre et à une signification sociale fondamentale. En effet :
- si l’on privilégie la valeur d’usage, on privilégie le besoin de l’usager. La valeur d’échange n’est pas niée, mais elle est alors secondaire… L’important n’est pas de « faire de l’argent », mais d’ « apporter un service»;
- si l’on privilégie la valeur d’échange, on privilégie l’objectif de « gagner de l’argent ». On ne produira que si ça rapporte et dans des conditions rentables pour les investisseurs ; rémunération du capital.
Contrairement à ce nous racontent les « experts économiques il n’y a aucune rationalité économique qui oblige à faire l’un ou l’autre choix…. Le choix est purement et exclusivement politique.
VALEUR D’ECHANGE CONTRE INTERET COLLECTIF
On comprend tout de suite que privilégier la valeur d’échange c’est faire le choix de sacrifier le service produit au gain espéré. Une production non rentable sera arrêtée : une clinique non rentable sera supprimée, une voie ferrée non rentable sera démantelée, une entreprise non rentable sera liquidée et/ou délocalisée,…et ce au détriment de celles et ceux qui bénéficiaient de cette production. L’objectif est l’argent, la production du service n’étant que le moyen.
Cette démarche n’est pas absurde, mais correspond à une logique particulière, celle du capital et qui peut se résumer à : tout capital investi doit être source de richesses pour les investisseurs, les actionnaires. Une telle logique est évidemment incompatible avec l’intérêt collectif mais c’est celle qui est actuellement adoptée par les pouvoirs publics, en France, de manière générale en Europe avec la politique de la Commission Européenne et dans le monde avec la logique de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
Cette logique laisse tout pouvoir économique, toute initiative, au secteur privé, à la pensée néo libérale qui fait l’hypothèse, maintes fois démentie, que c’est la défense de l’intérêt individuel qui est la plus à même de défendre l’intérêt général… Les différentes expériences concrètes, dans de multiples pays, de privatisation des transports, de la santé, de l’eau,… ont montré les catastrophes auxquelles conduit ce genre de choix.
VALEUR D’USAGE ET SERVICES PUBLICS
On comprend tout de suite que privilégier la valeur d’échange, c’est faire le choix de la satisfaction des besoins du plus grand nombre. L’objectif est la satisfaction de l’usager, la gestion financier de la production n’étant que le moyen. C’est tout le sens du programme économique du Conseil National de la Résistance (CNR) en 1944 dont les acquis sont aujourd’hui mis en pièces aussi bien par la Droite que par la Gauche.
Sur un plan de la gestion de la production du service la question n’est pas simple car il s’agit de mutualiser les coûts de production et d’entretien. Ceci, contrairement au choix précédent, oblige à avoir une véritable politique publique de gestion des ressources et des choix stratégiques en matière de services. Action difficile mais pas impossible, le CNR l’a fait en des temps beaucoup plus difficiles et à la satisfaction générale.
Un tel choix doit faire l’objet d’un débat politique public sérieux et citoyen. Des décisions doivent être prises, en connaissance de cause, aussi bien en matière de gratuité de certains services ( les transports, la santé par exemple), qu’en matière de péréquations tarifaires pour éviter les gaspillages (pour l’eau et l’énergie par exemple). Un tel débat est, aujourd’hui, totalement inexistant.
Sur un plan écologique, un tel choix, citoyennement organisé, permet une maîtrise, sinon absolue, du moins importante, des dépenses et gaspillages… particulièrement en matière de transport et d’énergie.
Le principe de gratuité n’est donc pas un fantasme onirique d’utopistes, il peut être une réalité à la base de relations sociales parfaitement organisées et responsables.
Bien évidemment, les politiciens ne posent absolument pas cette question essentielle de cette manière. Ils le font à partir d’à priori idéologiques ou en fonction des intérêts économiques ( souvent privés) qu’il défendent, aidés souvent par des lobbies qui les achètent.
Poser le problème de la gratuite, c’est mettre à plat, sur la place publique, la répartition des ressources collectives et les choix stratégiques de production des services. Autrement dit c’est rendre public ce qui est aujourd’hui opaque, confisqué par les intérêts privés, le tout protégé par le discours démagogique et intéressé des politiciens.
Février 2014 Patrick MIGNARD