Front du refus, refus du Front
Traditionnellement, et même si ce clivage manque de finesse, l’électeur de droite est supposé voter pour son portefeuille, celui de gauche pour des principes généraux et généreux transcendants son seul intérêt immédiat. Hélas, le carriérisme comme vocation de tant d’apparatchiks de gauche, jamais pressés de renoncer à leurs ambitions ni de céder leur fromage à quiconque, a quelque peu entaché de froids calculs personnels ce beau désintéressement, aussi devra-t-on admettre que parmi la population active, les 10% de chômeurs, les 25% de précaires et de mal lotis divers n’ont objectivement aucune raison de favoriser par pure grandeur d’âme l’hypothétique développement d’une Europe qui ne leur a jamais fait de cadeau. De ce point de vue que les tartufes d’autant plus altruistes qu’ils sont bien nantis jugeront sans doute
égoïste, pourquoi favoriser, osons la métaphore, un système qui vous déshabille chaque jour un peu plus sous prétexte de vêtir de plus pauvres que vous sans jamais toucher à la garde-robe des riches ?
Autrement dit, citoyen lambda, que puis-je espérer, de quoi me fera-t-on grâce si je vote oui au Traité constitutionnel ?
Rien, de rien.
Comme s’en alarment de bons apôtres socialistes, soucieux que je porte
de bon gré ma croix, mais point de cornes, en plus d’être con, je serai
« cocu » en disant non ? La belle affaire, je le suis déjà !
On se rejouira donc ici du désarroi des élites qui, sondage après
sondage, se prennent à douter que le « oui à la Constitution » qu’elles
supposaient -sûres d’elles-mêmes comme de leur science validée par le
marché universitaire- vendu pour de bon au péquin ordinaire, touche
comme prévu au but le 29 mai.
On s’étonnera que tant de doctes défenseurs de l’acquiescement à un
fourre-tout amphigourique* pro-libéral improprement nommé Traité
constitutionnel ne semblent pas s’être avisés que l’on pouvait
effectivement dire oui à une Constitution européenne, mais pas à
celle-là, qui ne dit même pas son nom.
Il n’existe pas, comme l’aimeraient tous les fervents du manichéisme,
un front borné du refus qui refuserait par principe toute évolution du
cadre institutionnel de l’Union européenne, mais une galaxie de
réfractaires mus par des intérêts divergents, et parmi ces
réfractaires, une population sans doute conséquente qui dirait bien oui
à un contrat, mais pas à n’importe lequel.
Ce n’est donc pas le peuple qu’il faut changer, comme le voudraient
bien les partisans du oui à n’importe quoi, mais les termes du contrat.
Accuser les tenants du non de faire le jeu du Front national prête, au
choix, à sourire, à bâiller ou peut-être quand même à s’énerver,
tellement l’hydre lepéniste a servi ces dernières années à faire voter
l’électeur de gauche « dans le bon sens », jusqu’à le contraindre, en
jouant de sa crainte irraisonnée, à élire un Jacques Chirac que ses
propres troupes auraient de toute façon fait triompher sans cet apport
de votes contre-nature.
Le résultat est qu’aujourdhui le président se prétend sans fausse
pudeur l’élu de 82% des Français quand les 60% de droite et du centre
lui auraient largement suffi pour terrasser le Breton qui prétend
incarné la France.
Si Lionel Jospin a perdu le pouvoir il y a trois ans, il ne le doit
foncièrement qu’à sa raisonnable capitulation devant les forces du
marché ; de même un échec du oui à la formalisation constitutionnelle
du marché instruira-t-il une comparable relation de causalité, à
laquelle les consciences mécaniques de la droite du PS, aussi infatuées
d’elles-mêmes qu’étanches à l’autocritique, ne comprendront une fois de
plus rien.
Le FN ne dit pas non à la Constitution européenne d’inspiration
libérale, il dit depuis toujours non à l’Europe en tant qu’entité
politique, non à tout pouvoir supra-national, non à tout brassage
ethnico-culturel des peuples, non aux partages des richesses :
assimiler tous ceux qui rejettent un projet éminemment contestable, y
compris par certains de ceux qui souhaitent l’entériner, à un parti
passéiste, réactionnaire et raciste relève ni plus ni moins de la
malversation intellectuelle.
Vieille et ridicule histoire que cela, me direz-vous ? non, car le même
processus d’intimidation et de culpabilisation est enclenché
aujourd’hui, processus qui use des mêmes ficelles, des mêmes
exagérations incantatoires qu’hier -la soumission ou le chaos,
l’intelligence du brillant tandem Sarkosy-Hollande versus la bêtise de
tous leurs adversaires, Charybde ou Scylla - afin de fixer,
définitivement si possible, la norme de la démocratie nouvelle, dans
laquelle il n’y a qu’une façon de se comporter avec le pouvoir
étatico-bureaucratique, qu’il soit aux affaires ou dans l’opposition de
principe : lui dire oui.
*Article 1-3-3
« L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur (…)
une économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au plein
emploi et au progrès social »…
Qu’est-ce que ça veut dire, « une économie sociale de marché » ? qui
plus est « hautement compétitive » ! et une économie de marché, sociale
(sic), « qui tend au plein emploi », alors que le chômage comme «
variable d’ajustement » est l’une des valeurs-clé de cette économie ?
C'est celui qui le dit…
Dans une interview accordée mardi 29 mars à la BBC, Jack Lang, qui
pensait peut-être avec une désarmante rouerie que ce qui se disait dans
la si lointaine Albion ne parviendrait jamais au royaume de France, a
déclaré que la Constitution européenne n’était pas libérale du tout et
que ceux qui le prétendaient étaient des menteurs.
L’argument venant d’un ancien ministre de l’Education nationale et de
la Culture, plutôt que d’en relever la profonde faiblesse rhétorique,
on le reprendra à notre compte afin de déclarer tranquillement que la
Constitution européenne est aussi peu sociale que très libérale et que
ceux qui assurent le contraire sont des menteurs.
Intellectuels
Il paraîtrait que médias et politiques s’étonnent du relatif silence de
l’intellocratie (intellectuels reconnus par le marché) à propos de la
Constitution européenne.
Peut-être lesdits intellos, pas tous divas superficielles, sont-ils
convaincus que nous assistons à un débat surexposé autour d’un enjeu
surestimé ? à moins qu’ils aient remarqué que la rédaction de la
Constitution, fond et forme, a été confiée à qui vous voulez, sauf à
des intellectuels ?
Mathias Delfe