OBSÉDÉS par le contrôle des marchés, assiégés par la logique du profit et les techniques spéculatives, les milieux d’affaires ont l’œil rivé sur le Dow Jones, le Nikei ou le CAC 40. Fascinée par la perspective des carrières à réaliser, la classe politique, tous bords confondus, se lance dans le nouveau marathon des futures élections de 2007. Tétanisées à l’idée d’être débordées par leurs bases, les grandes centrales syndicales s’acharnent à briser l’unité en organisant des randonnées pédestres festives. Façonnée par des médias à la botte du pouvoir, l’opinion publique n’en finit pas de succomber aux délices de l’abêtissement culturel. La servitude volontaire bat son plein. Le silence des pantoufles assourdit autant que le bruit des bottes.
Aucun projet historique ne semble mobiliser l’énergie. Nous vivons dans l’ère du vide. Pendant ce temps, presque en silence, dans l’apathie et la torpeur quasi générales, un drame s’accomplit : la fin du pétrole bon marché dans une société fondée essentiellement sur... le pétrole bon marché. En dépit du bluff, de la manipulation des données (évaluation surestimée des réserves), des déclarations optimistes, nous nous approchons du fameux pic de Hubbert, c’est-à-dire du moment où la production ne pourra plus satisfaire la demande (2010, 2012, 2015 ?). L’amélioration des technologies d’extraction du pétrole n’y changera rien. Le volume des découvertes décline depuis le milieu des années 1960. Il devient nécessaire de creuser de plus en plus de puits pour finalement découvrir de moins en moins de pétrole.
Par ailleurs, le remplacement du pétrole conventionnel par le non conventionnel (sables asphaltiques, huiles extralourdes...) ne satisfera qu’une partie dérisoire des besoins. Et il n’y a aucune alternative sérieuse au pétrole, étant donné les coûts écologiques, énergétiques et financiers. La conséquence directe est l’inflation des prix des produits pétroliers qui atteindra des secteurs vitaux de l’économie : agriculture, pêche, transport, tourisme. Il faudra globalement se déplacer moins vite, moins loin et moins souvent.
De graves conflitsLes gouvernements s’efforceront de retarder l’échéance en accordant des compensations financières face aux revendications des différents acteurs sociaux. Mais ce replâtrage sera de courte durée : la hausse des hydrocarbures sera brutale et irréversible (certains économistes prévoient un baril à 300 dollars en 2015 !). Notre grande dépendance au pétrole, des habitudes tenaces de consommation, la forte croissance asiatique maintiendront pendant encore longtemps une demande élevée pour des raisons quasi vitales. Aussi les dirigeants des pays industrialisés emploieront-ils tous les moyens pour garantir leur approvisionnement pétrolier. Nous risquons donc d’entrer dans une ère d’intensification (car ils existent déjà) de conflits internationaux, de guerres permanentes pour l’accès au pétrole et son contrôle (lieux de production et d’acheminement). Et aussi d’assister à une nouvelle forme de terrorisme, les conditions se trouvant souvent réunies.
La récente affaire du gaz russe montre assez bien ce qui pourra survenir dans un avenir proche. Pour punir l’Ukraine, Gazprom, le géant russe du gaz naturel, avait réduit ses livraisons de 100 millions de m3, occasionnant ainsi une chute d’approvisionnement en Europe (14 % en Pologne, 25 % en Italie et en France, 40 % en Hongrie). Un coup de gueule de l’Europe devait suffire à assurer un retour à la normale.
Jusqu’à quand ? Un exemple parmi d’autres de l’utilisation de l’énergie comme moyen de pression économique ou politique.
Un chaos socialLa volonté des classes dirigeantes de protéger les intérêts de l’industrie pétrolière a conduit les gouvernements à éliminer les solutions qui se présentaient : réduction de la production, économies réelles d’énergie et de matières premières, développement des énergies renouvelables. C’est donc dans l’urgence que s’effectuera cette transition vers l’après-pétrole. Et ce sont, bien entendu, les classes les plus vulnérables qui subiront le plus lourdement cette flambée des prix qui concernera quasiment tous les secteurs. Après avoir souffert des conséquences du modèle économique fondé sur le pétrole (chômage, exclusion, délocalisations, précarité), ce sont ces mêmes catégories sociales qui vont connaître, avec le déclin du pétrole, des conditions de vie de plus en plus difficiles.
Restrictions imposées ou consenties dans l’accès aux biens et aux services, fragilisations, instabilités, affrontements, ruptures. Jusqu’où pourront aller ces « dynamiques sociales » à l’œuvre ? Quelle ampleur pourront prendre les émeutes populaires face aux pénuries ? Faudra-t-il parler d’effondrement économique et social, voire d’économie de guerre ?
Comment les grandes villes s’adapteront-elles aux difficultés d’approvisionnement ?Les expérimentations positives, plus ou moins longues à mettre en œuvre (autoproduction pour certains, jardins familiaux, circuits courts, troc, réseaux d’entraide, coopératives alimentaires...), n’empêcheront pas un nombre important de familles, de ménages, de subir douloureusement ce choc, à commencer par la perte d’emploi due aux restructurations des secteurs les plus touchés ou à l’impossibilité financière de se déplacer, et toutes les conséquences prévisibles (restrictions sur l’alimentation, le chauffage, la santé, l’éducation, les loisirs...). De nombreuses galères en perspective : tragique dénouement d’une civilisation qui avait promis l’abondance pour tous.
Réussir la révolutionLes bouleversements sociaux considérables, que certains reprochent aux anarchistes de vouloir provoquer, vont se produire. Et c’est le système capitaliste lui-même, empêtré dans ses propres contradictions, qui les aura engendrés ! Notons au passage qu’il paraît hautement probable que les dirigeants passés et présents, parfaitement informés des conséquences de leurs décisions, ne paieront jamais pour l’impréparation coupable, la gabegie criminelle dont ils auront été les auteurs.
La révolte grondera, c’est la seule certitude. L’issue est aléatoire : socialisme libertaire ou barbarie. La mondialisation n’a pu se réaliser que grâce au pétrole bon marché ; par conséquent, en perdant l’or noir, le capitalisme se verra privé de son arme principale. Si nous ne sommes pas capables de profiter de cet affaiblissement considérable pour construire la gestion directe des ressources, la maîtrise collective de la production, le partage des richesses par la solidarité et l’imagination, attendons-nous à voir se développer les gangs, les mafias, la corruption, le crime ou à subir les mesures draconiennes d’États totalitaires au nom de la sauvegarde de la planète.
« Dès aujourd’hui, nous devons nous impliquer dans la vie municipale en participant aux élections, en assistant aux réunions du conseil... », voici tout ce que trouve à écrire Yves Cochet, docteur en mathématiques et ancien ministre de l’Environnement, dans un livre par ailleurs bien documenté Pétrole Apocalypse (Fayard). Coluche se serait écrié : « Quand on n’a que ça à dire, on devrait fermer sa gueule. » Il est toujours aussi navrant de voir un intellectuel, parfaitement lucide sur les conséquences dramatiques de l’après-pétrole (la lecture du livre le prouve), prôner une nouvelle fois le réformisme, le parlementarisme, c’est-à-dire la stérilité. Ceux qui détournent, par lâcheté, l’énergie des populations de la seule voie porteuse d’avenir - la révolution sociale et libertaire - portent une lourde responsabilité. J.-P. T.
Jean-Pierre Tertrais milite au groupe La Sociale de Rennes de la Fédération anarchiste
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le Monde libertaire # 1428 du 2 au 8 mars 2005Le Monde libertaire, hebdomadaire de la Fédération anarchiste, adhérente à l’Internationale des Fédérations Anarchistes
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