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Lu sur Alternative libertaire : "Michael Albert est engagé dans nombreuses luttes aux États-Unis depuis la guerre du Vietnam. Il a aidé au lancement du journal militant Z Magazine, du réseau « Z net » sur la toile, et de la maison d’édition South End Press.
Depuis une dizaine d’années il est surtout le promoteur, avec Robin Hahnel, d’un modèle d’économie dite « participaliste ». Autogestion, propriété sociale des moyens de productions, abolition de la hiérarchie travail manuel/travail intellectuel, abolition du marché… Pourtant il s’agit d’une économie non communiste, mais d’inspiration collectiviste (voir ci-dessous). Michael Albert a bien voulu répondre à quelques-unes de nos questions. En voici un extrait significatif. Aux lecteurs et lectrices de juger.
Alternative libertaire : Le slogan « Un autre monde est possible » a été fort utilisé dans le mouvement altermondialiste, dirigé essentiellement contre l’économie capitaliste (ou, au moins, contre le libéralisme). Pourtant les différents forums sociaux de ces dernières années ont été bien en peine d’opposer un contre-modèle économique. Selon vous, y a-t-il des fondamentaux économiques intangibles ?
Michael Albert : Une économie doit produire des biens et des services que nous apprécions à la fois pour notre survie et pour notre plaisir. Elle doit nous permettre l’ accès aux produits de l’activité économique, ce qui équivaut à parler de consommation et de production. Et entre la production et la consommation, il y a ce que l’on appelle l’allocation, par quoi on détermine la quantité d’objets et de services à produire, avec quelle composition, pour qui… Rien de tout cela n’est sujet à controverse. Tout-e économiste serait d’accord.
Toutefois, il est important de réaliser que toute cette activité s’accomplie par le biais de relations sociales et qu’elle est réalisée par des individus qui sont directement affectés par les conséquences mêmes de la production, de la consommation et de l’allocation. Par exemple, une entreprise transforme chaque jour des matières premières et des produits intermédiaires en produits finis. Mais les travailleur-se-s, les managers et les propriétaires y sont aussi quotidiennement transformés au travers des relations sociales qu’ils entretiennent, les hiérarchies qu’ils reproduisent ou modifient. Les gens en sortent donc changés : exténués, peut être, peut-être estropiés, peut-être encore fatigués mais épanouis…
Donc, en général, voilà ce qui caractérise ce qui est fait par une économie.
Les révolutionnaires font la critique sociale du capitalisme pour les inégalités et les catastrophes (humaines, écologiques…) qu’il engendre. Mais si nous sommes d’accord pour dire qu’il doit être combattu aussi sur le terrain des valeurs, alors sur quelles valeurs devrait reposer un meilleur système économique ?
Michael Albert : L’économie a une incidence considérable sur les relations que les gens ont entre eux, dans le champ des possibilités qui sont offertes à chaque individu, sur la part de la production sociale qui leur revient, sur notre relation à l’environnement et notre relation aux autres économies dans les autres sociétés. Je pense que ces différents aspects de l’impact de l’économie nous donnent un bon point de départ pour essayer d’établir de bonnes valeurs.
Dans cette perspective, je préfèrerais pour ma part une économie qui promeut la solidarité plutôt que l’égoïsme ; une économie qui élargisse et diversifie nos possibilités, plutôt qu’une qui les réduit et les homogénéise ; une économie qui permet une distribution juste et équitable des richesses, plutôt qu’une économie qui enrichit quelques personnes aux dépens des autres. Je préfèrerais aussi une économie dans laquelle les prises de décision se font de manière autogérée, c’est à dire où chacune et chacun a son mot à dire sur une décision donnée à proportion de l’effet qu’elle aura sur elle ou lui, plutôt qu’une économie fondée des relations autoritaires et hiérarchiques. Je préférerais encore une économie qui respecte et prend en compte l’environnement, plutôt qu’une qui le détruit sans merci. Je préfèrerais enfin une économie qui traite les individus d’un autre territoire comme nous voudrions qu’ils nous traitent en retour (ce que l’on pourrait appeler l’internationalisme) plutôt qu’une économie qui envisage les gens d’ailleurs comme des personnes à exploiter.
Mais nous pouvons ici entrer dans des détails. Par exemple, les mécanismes économiques que l’on devrait adopter devraient inciter chacun-e à agir non pas en faisant du tort ou même en ignorant les autres, mais de concert avec les autres. Même si nous avons été personnellement élevé-e-s pour être avides et avares, une économie devrait faire en sorte que pour dépasser les autres, nous devrions nous inquiéter du bien-être social général, car notre bien-être serait lié à ce niveau général.
Au lieu que les plus altruistes soient pénalisés, il faudrait que le fait d’être altruiste soit induit en nous par le simple fait de chercher à dépasser les autres. En société, être solidaire devrait être une façon de mieux s’en sortir et non pas une façon de moins bien s’en sortir. De même, l’économie devrait multiplier et élargir les choix qui s’offrent à nous, plutôt que de les limiter en plaçant tous les œufs dans le même panier. Nous ne voulons pas d’une économie qui homogénise, limite les alternatives, qui nous assigne à une classe déterminée avec une position, une culture et des dispositions elles aussi prédéterminées. Nous voulons au contraire une économie qui ouvre les possibilités et nous assure que nous pouvons librement choisir entre elles.
En ce qui concerne cette fois l’équité économique cette fois, je pense, mais cette idée est plus controversée, qu’une économie devrait rétribuer les individus pour l’effort et le sacrifice qu’ils mettent dans un travail socialement utile. Une économie ne devrait pas rémunérer la propriété - c’est ce critère qui fait que Bill Gates gagne plus que la population de pays entiers. Elle ne devrait pas non plus rétribuer la contribution à la production en faisant que ceux ou celles qui sont né-e-s chanceux ou chanceuses parce qu’ils ont des talents hautement appréciés, ou ceux et celles qui ont l’opportunité de pouvoir travailler avec de meilleurs outils, soient mieux rétribué-e-s - en plus d’être chanceux-ses ! Au lieu de procéder selon ces critères habituels, une économie saine devrait assurer que tout un chacun-ne reçoive un revenu en fonction de critères comme la durée du temps de travail et la difficulté du travail accompli à produire des biens en réponse à une demande sociale.
En ce qui concerne cette fois la prise de décision, une économie saine devrait faire en sorte que les individus puissent facilement déterminer entre eux et elles ce qui se passe dans l’économie et pourquoi cela se passe ainsi. De plus, ils ou elles devraient aussi être en mesure de jauger les implications probables des différents choix qui doivent être faits. Enfin et surtout, les gens devraient être capables d’exprimer leurs préférences à propos de ces choix, et avoir sur la prise de décision un niveau d’influence à proportion de l’effet que ces décisions auront sur eux. Les possédant-e-s, les planificateur-rice-s ou d’autres agents ne devraient pas pouvoir décider pour les travailleur-se-s et les consommateur-rice-s comment leur vie doit être vécue. Chaque acteur devrait s’autogérer de concert avec les autres et d’une manière cohérente.
En ce qui concerne l’écologie, une économie devrait prendre convenablement en compte les implications des actions économiques sur l’équilibre écologique. Elle devrait permettre aux agents de faire des choix qui prennent en compte non seulement les implications humaines et sociales à court et moyen terme, mais aussi les effets environnementaux globaux et à plus long terme. Une économie ne devrait pas sacrifier demain pour aujourd’hui, pas même pour le bien -être de l’actuelle majorité et encore moins pour une élite actuelle.
En ce qui concerne les relations internationales, il est certain que l’établissement de liens à l’échelle mondiale est souhaitable. Mais il n’est pas souhaitable de transformer les relations entre nations afin que celles qui sont déjà les plus riches et les plus puissantes le deviennent encore plus, tandis que celles qui sont déjà les moins riches et les moins puissantes le deviennent encore moins. Les économies des différentes nations devraient liées les unes aux autres parce qu’elles accordent à certaines valeurs sociales la même respect qu’elles accordent à leurs propres membres. Je pense que l’économie participaliste à grande échelle sera l’internationalisme, tout comme l’impérialisme est le capitalisme à grande échelle.
Bien sûr ces valeurs peuvent être affinées et on peut continuer à examiner leurs implications et leurs compatibilités mutuelles. Mais ce qui est essentiel, de mon point de vue, si on accepte que des valeurs doivent nous guider dans la conception d’une meilleure économie, c’est qu’elles soient réalisables tout en produisant et répartissant les biens d’une façon qui satisfasse les besoins et développe les potentiels, sans gâcher des ressources humaines ou matérielles qui nous sont chères. Ceci veut dire que ces valeurs doivent aussi inclure l’incitation à faire les tâches qui doivent être faites, à bénéficier de ces potentiels… Si toutes ces avancées sont possibles, en d’autres mots si nous pouvons avoir une économie qui organise la production, la consommation et l’allocation d’une manière qui accroisse la solidarité, la diversité, l’équité, l’autogestion, l’équilibre écologique et l’internationalisme, alors certainement nous devrions opter pour cette économie, au lieu de continuer à endurer les horreurs du capitalisme.
Quels sont les principes centraux de l’économie participaliste ? Pourriez vous décrire brièvement comment ces principes aident à promouvoir les valeurs que vous pensez être importantes ?
Michael Albert : L’économie participaliste cherche à décrire des institutions pour la production, l’allocation et la consommation qui accomplissent ces tâches d’une façon qui épanouisse et développe les potentiels humains tout en élargissant la solidarité, la diversité, l’équité, l’autogestion, l’équilibre écologique et l’internationalisme. Adopter l’économie participaliste c’est donc rejeter les institutions qui n’accomplissent pas cela. Par exemple, une personne avec ces valeurs ne proposerait pas l’esclavage comme un bon système pour produire du coton. L’esclavage est un système qui peut, certes, permettre de produire du coton, mais c’est un système qui va à l’encontre de ces valeurs. Suivant un raisonnement similaire, il s’avère que la propriété privée des moyens de production, la répartition des tâches pratiquée de nos jours dans les entreprises, la rémunération établie en fonction du pouvoir de négociation, de la propriété ou même de la contribution à la production, la prise de décisions du haut vers le bas, et une répartition par le marché ou planifiée centralement, tout cela est incompatible avec ces valeurs. L’économie participaliste doit donc, au-delà des systèmes économiques classique, imaginer de nouvelles institutions économiques.
Le « participalisme » demande que la rétribution d’un travail socialement utile soit faite en fonction « de l’effort et du sacrifice » [effort and sacrifice]. Cela pourrait ressembler à la formule collectiviste « À chacun selon ses œuvres » de la Première Internationale, ensuite abandonnée au profit de la formule communiste « De chacun suivant ses forces, à chacun selon ses besoins »… Pourquoi, suivant cette dernière formule, ne pas simplement rétribuer les gens sur la base de leurs besoins ou alors en fonction de leur contribution à la production ?
Michael Albert : L’économie participaliste rétribue en fonction du besoin dans certains cas. Par exemple, si vous avez des besoins médicaux particuliers, ou si vous ne pouvez pas travailler. Mais la principale norme de rétribution est bien de rétribuer la durée, l’intensité, et la dureté du travail socialement utile. L’économie participaliste rejette la rémunération de la propriété parce que cela est inéquitable et détruit la solidarité. L’économie participaliste rejette également la rétribution selon la contribution à la production. La rétribution selon cette norme peut, certes, inciter les gens à réaliser les tâches ingrates qui doivent être faites. Mais, d’une part, cet effet incitatif peut être mieux accompli autrement. Et, d’autre part, il est éthiquement discutable de récompenser les gens pour la chance qu’ils peuvent avoir, soit d’avoir un certain talent (être né-e avec une voix formidable, des mains agiles…), soit d’avoir des outils plus productifs.
La rétribution selon besoin n’est pas la norme de l’économie participaliste : ce n’est qu’un critère exceptionnel parce que une rétribution basée sur cette seule norme n’est pas économiquement fonctionnel ; ce n’est même pas cohérent.
Tout d’abord nous ne pouvons pas prendre tout ce que nous pourrions vouloir – nous voudrions plus que ce que nous et les autres désirons passer de temps à produire. Donc ce dont nous avons besoin doit être inférieur à que nous désirons. Mais ceci pose donc les questions de : « Comment savoir combien en moins ? Quelle est la quantité appropriée pour ma personne que je puisse prendre du produit social ? ». La réponse de l’économie participaliste est : c’est une quantité cohérente avec mon effort et mon sacrifice, en proportion de ceux des autres, à moins que j’ai des besoins particuliers, par exemple médicaux. De plus, soutenir que n’importe qui peut prendre ce qu’il ou elle veut ne nous donne aucune manière de savoir à quel point les différents produits sont appréciés. Il est donc impossible de savoir quel effort devrait être fourni pour les produire. Cela empêche aussi de savoir à quels produits renoncer parce qu’ils sont insuffisamment appréciés et lesquels produire plus abondamment parce qu’ils sont plus appréciés. En fait la rétribution du besoin comme seule norme empêche la possibilité d’avoir une répartition sensée.
Considérez l’exemple suivant. Imaginez qu’après un naufrage vous vous retrouviez sur une île avec 1000 autres personnes. Vous allez être là pour un long moment. Vous devez mettre en place une petite société. Comment organisez-vous votre économie ? Est-ce que vous organisez une loterie et donnez le contrôle de toutes les terres, des arbres fruitiers et tout le reste qui est à la base de la production, à quelques personnes tandis qu’ils ou elles vous embauchent en tant qu’esclaves salarié-e-s (wage slaves) ? Est-ce que vous laissez les docteurs qui étaient sur le bateau avoir le temps libre et les meilleures maisons, parce qu’ils ou elles ont un monopole sur les aptitudes appréciées socialement et sur les connaissances ? Est-ce que vous laissez quelqu’un nager, bronzer toute la journée et manger les fruits de votre dur travail en ne contribuant en rien au produit social ?
Différentes personnes auront des réponses différentes à ces questions et aux autres questions que l’on pourrait se poser. L’économie participaliste dit que la bonne approche, économiquement et éthiquement, est de rémunérer les efforts et les sacrifices socialement utiles, ainsi que de créer les conditions qui rendent possible l’autogestion. Les autres options enfreignent nos valeurs et mettent en place des incitations contraires à nos objectifs.
Je suppose que vous ne préconisez pas que chacun et chacune d’entre nous mesure le nombre de kilocalories brûlées en travaillant. Comment, donc, est ce que l’effort et le sacrifice peuvent être mesurés en pratique ?
Michael Albert : Pensez à cette question en termes de durée, d’intensité, et de difficulté du travail. Pour la durée, c’est facile. Pour l’intensité, on peut considérer comme une indication la contribution à la production - bien qu’on ne récompense pas la valeur de votre contribution, on peut certainement la considérer comme un indicateur de l’efficacité de vos efforts. Qui plus est, l’économie participaliste a d’autres caractéristiques - des conseils autogérés de travailleur-se-s et de consommateur-rice-s, des ensembles équilibrés de tâches et une planification participaliste - qui permettent d’apporter des réponses à cette question. En croisant ces informations, la production d’une entreprise peut nous dire quel est le total de la durée/intensité de travail socialement utile qui a été fourni. Comment est alors répartie, entre les agents, la rétribution pour ce travail ?
Eh bien, c’est à eux de juger. Vous et vos camarades êtes plutôt au fait quand il s’agit de savoir qui se donne du mal et qui est dans les nuages toute la journée. Quant à la dureté du travail, le principe de « l’ensemble équilibré de tâches » [balanced job complexe] y répond en grande partie, parce qu’en égalisant les différents travaux selon leur caractère épanouissant, on égalise aussi en grande partie la dureté du travail. Bien sûr, il y a d’autres aspects, mais, en général, la réponse à la question « Qui décide ? » (qu’elle que soit le sujet de la décision) est « Ceux et celles qui sont affecté-e-s. », ce qui veut généralement dire les travailleur-se-s et les consommateur-rice-s. Et la réponse à « Comment décider ? » est « A la lumière des meilleures informations disponibles, sans discuter au delà du raisonnable certains aspects de la question, et bien sûr où chacun à son mot à dire de façon autogérée ».
Vous vous définissez comme un abolitionniste des marchés. Si on peut aisément comprendre comment une économie planifiée centralement comme dans l’union soviétique va à l’encontre de l’autogestion, pourquoi alors rejeter les marchés ? Les marchés ne sont ils pas des institutions plutôt efficaces (efficient) où les consommateur-rice-s sont libres d’avoir ce qu’ils veulent ? Pourriez vous alors expliquer les raisons pour lesquelles vous rejettez le marché en tant qu’institution ?
Michael Albert : Toutes ces questions requièrent des réponses beaucoup plus longues que ce qu’une brève interview permet. J’espère que ce qui suit poussera les gens à approfondir le sujet. En fait, les marchés ont toute une gamme de défauts accablants. Ils ne font pas que nous donner ce que nous voulons, comme le voudrait la théorie économique néoclassique. Au contraire, ce sont des institutions qui affectent nos préférences et nous apprenons souvent à vouloir ce qu’ils nous donnent. En plus, ils opposent les agents les uns aux autres (les vendeurs sont en compétition entre eux, les acheteurs veulent des prix les plus bas possibles et les vendeurs veulent des prix forts…) et ce faisant, ils génèrent des motivations et des comportements anti-sociaux.
Les marchés sont censés être un mécanisme qui permet d’évaluer tout ce qui est vendu et acheté lors d’une transaction. Mais ils apprécient mal la valeur des biens et des services impliqués dans ces transactions dans la mesure où elles ont des implications pour les gens au-delà de l’acheteur et du vendeur. En économie on décrit ce phénomène comme des externalités. C’est particulièrement vrai quand les transactions ont de larges effets écologiques ou sociaux. Ainsi, le prix d’un litre de carburant, selon les lois du marché, n’inclut pas le coût social et environnemental de la pollution qu’il engendre. En conséquence, le marché, ce mécanisme soit -disant efficace, se trompe sur le prix de l’essence par un facteur d’à peu près dix. Et on appelle cela un mécanisme exemplaire ! Alors pourquoi sont-ils appelés efficaces ? Parce qu’en effet ils sont efficaces, très efficaces pour accomplir la production, la consommation, l’allocation de telle façon que quelques-uns uns s’enrichissent en préservant leur position dominante, tandis que le reste s’appauvrit.
Il y a un autre problème - en fait plein d’autres problèmes - mais il y en a un qui est particulièrement en rapport avec votre question, quoiqu’un peu plus subtil que le reste. Les marchés créent un contexte de répartition dans lequel même si nous pouvons éliminer la propriété privée des moyens de production, des terres agricoles… chaque unité doit être en compétition avec les autres pour des parts de marché afin d’éviter la fermeture. Il s’ensuit que dans ce contexte, même si les unités commençaient avec l’autogestion, la rémunération pour l’effort et ainsi de suite, rapidement toutes ces caractéristiques disparaîtraient. Les marchés, comme ils l’ont historiquement fait, pousseraient ces unités , en quête d’avantage compétitif via des réductions des coûts, à créer des postes pour ce que j’appelle une classe de coordonateur-rice-s : on rémunérera alors beaucoup plus les gens occupant ces postes, ils et elles auront plus de poids dans les décisions du lieu de travail et ainsi de suite.
En d’autres mots, les marchés imposent, même contre nos volontés, des motivations antisociales, de mauvaises appréciations de la valeur des transactions, une division et un dirigisme de classe, et il en serait ainsi même si nous avions éliminé la distinction capital/travail. C’est en grande partie pourquoi, de mon point de vue, ce qui a historiquement été appelé le socialisme de marché est en fait une économie qui enfreint les valeurs que j’ai proposées et c’est une économie qui élève ce que j’appelle une classe de coordonateur-rice-s au statut de dirigeants des travailleur et travailleuses.
L’économie participaliste requiert que l’allocation soit faite en fonction d’une planification participaliste. Qu’est ce que ce procédé impliquerait pour un individu en tant que consommateur et en tant que travailleur ?
Michael Albert : Trop de choses pour en faire la liste ici et encore moins en parler sérieusement. Disons que, pour l’essentiel, cela implique que chaque agent économique, d’une part en tant que travailleur et d’autre part en tant que consommateur, entreprend avec les autres agents des négociations coopératives sur l’utilisation des facteurs de productions et de ce qu’ils servent à produire. Chaque personne énonce ses préférences concernant son travail (combien d’heures il souhaiterait travailler,…) et sa consommation (quoi et en quelle quantité) auprès de conseils de travailleur-se-s et de consommateur-rice-s. Ceux-ci proposent, à un niveau local, les actions économiques qu’ils préfèreraient concernant la production ou la consommation. Ensuite, en compilant l’ensemble de ces propositions venant de toute la société, il est possible d’estimer la valeur relative des différents facteurs de production et des biens et services qu’ils permettent de produire. Face à ces nouvelles données, chaque agent, individuellement (ou souvent en groupe), fait une nouvelle proposition où il peut changer ses préférences de travail ou de consommation, par exemple en optant pour la consommation d’un nouveau produit qui demandera moins de travail à la société…
Cette négociation, poursuivies durant quelques tours, selon ce que les économistes appellent des tours d’échange d’information et d’itérations de propositions (rounds of information exchange and proposals iterations), mènent à un plan bon et viable, autogéré, sans planificateur situé au dessus des autres et sans agent essayant de dépasser les autres à leurs dépends. Bien sûr, le fait que je le dise, ne veut pas dire que cela soit vrai. Mais avec un peu de chance, déclarer qu’une telle chose peut exister, stimulera les lecteurs et les lectrices à considérer cette possibilité, ainsi que celle de l’économie participaliste, de manière plus détaillée.
Une de vos critiques du marxisme est que son analyse de l’économie est fondée sur l’existence de deux classes fondamentales, occultant l’existence d’une troisième classe que vous nommez la « classe des coordonateurs » (coordinator class). Qu’entendez-vous par là ?
Michael Albert : Je veux désigner ce groupe de personnes qui, en vertu de leur position dans l’économie, sont, dans le capitalisme, entre les travailleur-se-s et les capitalistes et qui dirigeant les travailleurs et les travailleuses.
L’idée est simple. Ce n’est pas simplement la propriété qui confère collectivement à un groupe un statut, un pouvoir et un revenu différents. Si des personnes exercent des professions qui sont systématiquement plus émancipatrices et plus responsabilisantes parce qu’elles confèrent un accès à plus d’informations, plus d’aptitudes et plus de relations… ceci peut positionner ce groupe au-dessus des autres. Dans le capitalisme, par exemple, les cadres, les avocat-e-s, les ingénieur-se-s, les médecins, en tout à peu près 20 % de la population, ont des professions responsabilisantes, émancipatrices, et exercent un contrôle considérable sur leurs propres conditions de vie et celles des autres en dessous. C’est ce que j’appelle la classe des coordonateur-rice-s.
Nous avons de ce point de vue trois classes et non pas deux. Nous avons les coordonateur-rice-s, les travailleur-se-s et les possédant-e-s - et pas seulement ces deux dernières classes. Ceci est important parce que ce troisième groupe, ce n’est pas simplement quelques travailleur-se-s qui sont dans des conditions un peu meilleures. Et ce n’est pas seulement des propriétaires qui sont dans des conditions un peu moins bonnes. Bref, ce n’est pas une strate d’un de ces deux groupes. C’est plutôt un groupe qui a des intérêts, des agendas et des méthodes différents dans le capitalisme et, de façon encore plus importante, c’est un groupe qui peut devenir la classe dirigeante dans une économie de type soviétique ou yougoslave, dans ce qui a été appelé le « socialisme de marché » ou le « socialisme planifié centralement ».
Le point-clé, ici, est que cette possibilité veut dire qu’un mouvement anticapitaliste n’est donc pas, pour la simple raison d’être simplement anticapitaliste, un mouvement nécessairement en faveur d’une société sans classe. Un tel mouvement peut, certes, préférer l’absence de classe ; mais il peut aussi préférer le règne de la classe des coordonateur-rice-s. Un tel mouvement peut adopter des méthodes d’organisation, de prise de décision… qui sont cohérentes, d’une part, avec la recherche d’une absence de classe ou qui sont cohérentes, d’autre part, avec l’avènement des coordonateur-rice-s au pouvoir. Nous devons être anticapitalistes, oui, mais aussi littéralement en faveur de l’absence de classe plutôt que du règne de la classe des coordonateur-rice-s.
Ce que je pense du marxisme-léninisme, à la lumière de tout ceci, c’est que, historiquement, il a amené, encore et encore, le règne de la classe des coordonateur-rice-s. Marx nous a appris que pour juger une idéologie ou un agenda, nous devrions regarder ces pratiques et ces implications pour différentes classes de gens, et non pas simplement demander à ses partisans ce qu’ils veulent. J’applique ce principe au marxisme et marxisme-léninisme.
Dans une économie participaliste qu’est ce qui empêcherait cette classe de coordonateur et coordonatrices d’arriver au pouvoir ?
Michael Albert : On n’y trouve pas les conditions structurelles et institutionnelles pour cela - en fait c’est même le contraire. C’est un peu comme demander ce qui a empêché les esclavagistes d’avoir des esclaves dans le capitalisme. Ce n’est pas simplement que c’est illégal. C’est plutôt que les institutions de l’économie l’empêchent. Dans une économie participaliste pourquoi est ce que qui que ce soit voudrait travailler pour un patron ou une patronne, ou pour un possédant ou une possédante ? Mais, encore mieux, comment un tel lieu de travail pourrait fonctionner, étant donné que les besoins d’interaction dans la planification participaliste requièrent l’autogestion des conseils de travailleur et travailleuses ?
L’économie participaliste ne désapprouve pas simplement la division et le dirigisme de classe. Elle établit des normes de fonctionnement et des structures de rôles telles que les agents ne peuvent pas opérer de la manière requise par la division ou le dirigisme de classe. Vous ne pouvez pas avoir un ensemble équilibré de tâches, avoir un travail qui est comparable à celui de tous les autres en terme de responsabilités et de dignité, être rémunéré pour vos efforts et sacrifices comme tout le monde, fonctionner comme tout le monde dans des conseils de travailleur-se-s et de consommateur-rice-s avec une prise de décision autogérée et néanmoins être au-dessus des autres.
Le “participalisme” ne pose pas la question de l’État. Est-ce qu’une économie participaliste serait compatible avec la démocratie parlementaire telle qu’on la connaît ou pensez-vous qu’elle supposerait un changement de régime politique ?
Michael Albert : L’économie participaliste est une vision de l’économie et seulement de l’économie. Je pense que l’économie participaliste suppose des changements de la sphère politique pour la rendre compatible avec ce nouveau type d’économie. Et l’inverse est également vrai. Une sphère politique souhaitable a des implications pour l’économie et nous pouvons certainement nous demander si une économie participaliste satisfait le niveau requis par une bonne sphère politique. En fait j’ai récemment écrit un livre « Realising Hope » chez Zed Press, non seulement à propos de la sphère politique et de l’économie participaliste comme ayant chacune des implications pour l’autre, mais, de façon similaire, entre l’économie participaliste et la culture, la sphère familiale, l’écologie, l’éducation, et ainsi de suite, jusqu’à aborder le crime, les relations internationales, l’art, la science… Donc oui, je pense que nous avons besoin d’une vision pour ce que nous pourrions appeler une « société participaliste », une société souhaitable dans laquelle l’économie, la vie politique, la culture, la communauté et les autres dimensions de la vie sociale promeuvent des valeurs qui nous tiennent à cœur telles que la solidarité, la diversité, l’équité, la justice, l’autogestion, l’équilibre écologique et l’internationalisme. L’économie participaliste est seulement une partie de tout cela : pas plus, pas moins.
Dans une économie participaliste quel serait le statut du travail fait principalement par les femmes de nos jours (le travail domestique), qui requiert à la fois des efforts et des sacrifices et qui est socialement utile ?
Michael Albert : Ceci, comme la plupart des choses, sera déterminé par les citoyennes et les citoyens de cette société. Une telle activité pourrait faire partie de ce qui est jugé comme un travail, comme vous le suggérez, et donc être géré comme les autres travaux en faisant partie du processus de planification, avec des conseils d’industrie, etc. Moi même, je ne pense pas que cela ait beaucoup de sens, mais une économie participaliste pourrait certainement faire un tel choix. Ceci dit, je ne pense pas qu’élever un enfant soit la même chose que produire des vélos, ou même s’occuper d’un patient. Je pense que c’est dégradant de dire que c’est la même chose.
Je pense aussi que ces activités, faites au foyer, sont différentes dans le sens que le « produit » est en grande partie consommé par le producteur ou la productrice. Supposez que je refasse la décoration de mon salon toutes les semaines, ou même tous les jours. Est-ce que tout ce labeur devrait être pris en compte pour établir mon revenu ? C’est tout à fait différent d’un travail sur un lieu de travail avec des conseils de travailleur-se-s.
Enfin, si nous voulons que des tâches comme le ménage, la redécoration de mon salon, la tonte de ma pelouse ou s’occuper des enfants, deviennent une part de l’économie participaliste, nous devrions l’amener à des conseils de travailleurs, des conseils d’industrie… Je pense que ce n’est pas une voie qu’il soit très souhaitable de suivre.
Certaines personnes veulent toutefois faire des tâches ménagères une part de l’économie : c’est parce qu’elles ou ils désirent venir à bout de cette horrible tendance à exploiter les femmes en leur faisant porter tout le poids des tâches ménagères. Mais pourquoi ne pourrions nous pas avoir de nouvelles normes et de nouvelles relations pour la socialisation, quand il s’agit d’élever des enfants, plutôt que de subordonner ces domaines à la logique et à la structure des lieux de travail ?
Quel serait donc l’effet d’une économie participaliste sur la sphère familiale ?
Michael Albert : Toute économie requiert, chaque année, l’arrivée de jeunes hommes et de jeunes femmes pour la faire fonctionner. Il y a toujours de nouveaux travailleurs et consommateurs, de nouvelles travailleuses et consommatrices. Ces nouvelles générations doivent inévitablement être préparées à participer par leur éducation et par leur scolarisation à la vie sociale, politique et économique.
Pour le capitalisme, cela veut dire canaliser la nouvelle génération pour qu’elle rentre dans les normes des classes et des hiérarchies. Pour une économie participaliste, cela veut dire au contraire que les nouveaux-elles travailleurse-s et consommateur-rice-s auront un sens de l’équité et de la justice. Ils auront développé leurs capacités et peaufiné leur penchant à l’autogestion et à la participation.
Pour le capitalisme, la vie en famille et la scolarisation doivent créer des travailleur-se-s prêt-e-s à supporter l’ennui, à obéir aux ordres des coordonateur-trice-s prêt-e-s à donner des ordres, à supporter le stress et des possédant-e-s prêt-e-s à se faire beaux-belles et à poser tout le long du chemin qui les mène à la banque. Dans une économie participaliste, la vie en famille et la scolarisation doivent créer des travailleur-se-s prêt-e-s à s’autogérer de concert avec les autres tout en faisant leur part de travail désagréable et leur part de travail épanouissant. Cela vaut pour les hommes et les femmes et donc la vie en famille doit les affecter de manière égale au moins sur cet aspect. De plus, les femmes n’auront pas un revenu et des responsabilités dans l’économie différents de ceux des hommes et elles ne seront donc pas dépendantes ou subordonnées à cause de l’économie. Cela veut plus ou moins dire que les familles n’auront d’autres choix que d’être égalitaires et justes.
Comment les problèmes environnementaux et des questions comme le développement durable ou les changements climatiques globaux seraient-ils abordés dans une économie participaliste ?
Michael Albert : Nous espérons que les citoyens d’une économie participaliste se diront en faveur d’une économie durable et contre leur autodestruction par le réchauffement climatique. Mais qu’est ce qui y faciliterait cette prise de décision ?
Ce qu’une économie participaliste fait à propos de ces problèmes, comme pour tous les autres, est de fournir un contexte dans lequel les informations ne sont pas biaisées par les intérêts de quelques-uns et les défauts d’une répartition économique basée sur la compétition. Dans une économie participaliste, nous connaîtrons les vrais coûts et les bénéfices sociaux des options qui sont à notre disposition. Ce qu’une économie participaliste fait, encore, c’est de fournir un contexte où ceux qui sont affectés par une décision ont un mot à dire à proportion de l’effet qu’aura cette décision sur eux. Il ne sera pas possible pour quelques personnes de faire d’énormes profits à partir de la destruction de l’environnement, en se gardant des îlots de propreté tandis que tous les autres souffrent. Nous ne pouvons pas dire avec certitude ce que les gens vont décider dans un futur qui sera meilleur. Notre but est d’établir des institutions qui poussent les gens à aborder les problèmes environnementaux - et en fait tous les problèmes - avec des informations fiables et des modes de prise de décision appropriés. Et c’est cela que facilitent les structures de l’économie participaliste, comme les ensembles équilibrés de tâches et la planification participaliste.
Jusqu’ici, où l’économie participaliste est-elle mise en place et quelles sont les réactions que vous recevez de ces mises en application ?
Michael Albert : Aucun pays n’a une économie participaliste. Toutefois, il y a, dans plein d’endroits, des expériences qui s’en inspirent. Parfois elles sont consciemment dans l’esprit de l’économie participaliste – par exemple, les gens mettent en place des lieux de travail en essayant explicitement d’incorporer les normes et les structures de l’économie participaliste, en particulier l’autogestion et les ensembles équilibrés de tâches. Dans d’autres cas, les expériences peuvent n’avoir aucune conscience de l’économie participaliste en elle même, et pourtant refléter et être cohérentes avec une telle approche. Par exemple, un mouvement pour l’économie participaliste pourrait instituer des budgets participalistes, comme l’ont fait beaucoup de villes dans le monde, au Brésil par exemple ; ou ce mouvement pourrait occuper des usines en mettant en place une gestion par les travailleur-se-s, comme l’ont fait beaucoup d’usines dans le monde, en Argentine par exemple.
Imaginons, pour un moment, que l’économie participaliste devienne une vision d’une société post-capitaliste largement défendue dans plusieurs parties du monde. Quelles implications cela aurait-il pour les actions à entreprendre maintenant ?
Premièrement, il y aurait plus d’efforts pour créer des lieux de travail de type « économie participaliste », pour faire des expériences partielles de planification participaliste… Tous ces efforts seraient entrepris de manière consciente, comme faisant partie d’un projet plus large et par envie d’apprendre de ces expériences, de satisfaire des besoins… Deuxièmement, il y aurait des luttes pour obtenir des avancées dans les principales industries et dans toute l’économie. Ceci poserait la question de la distribution des richesses, des prises de décision, de la répartition des tâches, des contraintes écologiques, de la longueur de la journée de travail, des gros investissements dans des projets… Beaucoup de ces efforts ressembleraient à des luttes actuelles, au moins au niveau des demandes, mais tous s’organiseraient comme une partie d’une campagne plus large en vue d’atteindre l’économie participaliste et cherchant ainsi, par le travail d’organisations, à élargir l’engagement des gens aux valeurs et aux structures de l’économie participaliste.
Troisièmement, et pour finir, nos propres mouvements et leurs propres projets devraient être repensés, tout du moins en partie, pour être plus en accord avec le but de nous rapprocher d’une économie participaliste. Par exemple, nos mouvements adhéreraient aux valeurs et aux normes de l’économie participaliste, en cherchant à être autogérés, à avoir des ensembles équilibrés de tâches… Cela ressemble beaucoup à notre attitude envers les questions d’ethnie (race) ou de genre : nous comprenons que nos mouvements ne devraient pas être intrinsèquement racistes ou sexistes, mais devraient incorporer les valeurs vis à vis de l’ethnie et du genre que nous défendons pour une société future. De façon similaire, l’économie participaliste nous apprend que nos mouvements ne devraient pas être intrinsèquement classistes. Ils ne devraient pas être dirigés ou définis par des coordonateur-rice-s. Ils devraient plutôt essayer d’incorporer dès maintenant les valeurs (l’absence de classe) que nous avons pour une société future.
Propos recueillis par Rémi (AL Paris Sud) avec l’aide de Fred (AL Caen)
Merci à Normand Baillargeon pour son aide à la finalisation de cette interview.
Références utiles :