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Lu sur A l'Encontre : "Nous publions ici un article effectuant un premier bilan du mouvement social qui s'est déroulé en France lors du deuxième trimestre 2003. Cette contribution s'intègre aux différentes réflexions dont les lectrices et lecteurs de «à l'encontre» ont pu prendre connaissance dans le numéro 12-13. Une radiographie et une analyse de ce mouvement social nous apparaissent tout aussi importantes, si ce n'est plus, que des «élaborations» sur les modèles d'alliances électorales. - Réd.
Le mouvement social vient d'enregistrer une nouvelle défaite, venant s'ajouter à la longue suite de celles déjà subies au cours du dernier quart de siècle. Une défaite grave à plus d'un titre.
1. En premier lieu, tout simplement, parce qu'il a échoué à contraindre le gouvernement à retirer son projet de réforme du régime des retraites des fonctions publiques, ce qui constituait son objectif immédiat et explicite. Tout ce qu'on pourra dire de l'ampleur du mouvement, de sa durée, de la démocratie à la base qu'il a su développer, de sa popularité, de son caractère inventif et festif, visible et audible dans les manifestations, etc., ne pourra faire oublier ce fait simple et brutal : ce mouvement s'était donné comme objectif de mettre en échec le gouvernement ; et c'est lui qui a été mis en échec. Que l'adversaire triomphe sans triomphalisme excessif n'empêche pas la défaite d'être une défaite.
2. En second lieu, du fait des conditions dans lesquelles s'est produite cette défaite. Car le mouvement était potentiellement victorieux. Pour remporter cette victoire, il lui aurait suffi de se généraliser: au sein du secteur public, au-delà de l'Education nationale et de la Poste, qui ont été ses deux bastions; et bien évidemment au sein du secteur privé. Il était de la responsabilité des confédérations syndicales que d'organiser cette généralisation; du moins de celles (CGT, FO, UNSA, FSU) qui prétendaient vouloir conduire le mouvement vers la victoire. Et qui l'ont dévoyé vers la défaite. Car - et les témoignages reçus d'un peu partout convergent sur ce point - elles auront tout fait pour ne pas opérer cette généralisation, en lanternant et baladant le mouvement de journées de mobilisation en journées de grève, égrenées le long des semaines. Assez puissant potentiellement pour infliger une défaite au gouvernement, à condition de se généraliser, le mouvement n'était pas suffisamment puissant pour se généraliser de lui-même, sans et encore moins contre les organisations syndicales. Or, de grève générale, il ne fut pas question quand elle aurait été possible (au lendemain de la grève massive du 13 mai ou même encore au lendemain de la manifestation monstre du 25 mai à Paris, relayée un peu partout en province). Et cet histrion de Blondel (secrétaire général de FO) en parlera lorsqu'il sera sûr qu'elle n'était plus possible (aux environs du 10 juin). Pour une fois, l'image galvaudée de troupes prêtes à en découdre trahies par leurs généraux couards et pusillanimes aura été adéquate au processus décrit.
3. En troisième lieu, de par les conséquences de cette défaite. Conséquence bien évidemment sur la dégradation de la situation des futurs retraités, puisque, et cela a été amplement argumenté tout au long des derniers mois, l'objectif inavouable du gouvernement et du MEDEF est bien évidemment, à travers l'allongement de la durée de cotisation, de faire baisser le niveau moyen des pensions de retraite effectivement versées, donc le coût de l'entretien de la population âgée qui n'est plus en état de travailler.
Mais aussi conséquence plus immédiate sur le rapport de forces entre le monde du travail, le gouvernement et le patronat; alors que s'annoncent déjà de nouvelles batailles à livrer cet automne. Car une pareille défaite, après une pareille mobilisation (certains enseignants ont été en grève depuis la mi‑mars!) et de pareils espoirs, n'ira pas sans laisser des traces dans les deux camps. Gouvernement et patronat vont se trouver confortés dans leur projet de réformes néolibérales: celle de l'assurance maladie est déjà annoncée pour l'automne; et celles liées à la décentralisation de l'Etat n'ont été différées que de quelques mois. Tandis qu'inversement, l'amertume et la démoralisation consécutives à la défaite pèseront lourd au moment de remobiliser les troupes pour faire face à ces nouvelles offensives néolibérales.
Sur les raisons de la trahison des confédérations syndicales
En fait, cette nouvelle défaite pose deux problèmes majeurs au mouvement social.
Le premier est celui de la carence manifeste des organisations syndicales (pour ne pas parler des organisations politiques), à commencer par la principale d'entre elles, la CGT. Le plus étonnant est bien dans cette affaire la trahison de ces dernières. Non pas que nous nous soyons jamais fait d'illusions sur leur nature. L'expérience historique aussi bien que l'analyse politique nous ont instruits de leur nature contre-révolutionnaire. Mais, en l'occurrence, ces organisations n'étaient absolument pas confrontées à un mouvement révolutionnaire, en passe de les déborder et dont elles auraient eu tout à craindre. Le mouvement était au contraire réformiste, tant par ses objectifs (défendre un acquis du compromis fordiste) que par ses formes d'action et de mobilisation, au demeurant parfaitement contrôlées par lesdites organisations (c'est bien ce qui leur a permis de dévoyer le mouvement en définitive). Si bien que ce à quoi on vient d'assister est à proprement parler assez inouï : des organisations issues du réformisme social-démocrate ont dévoyé un mouvement réformiste, pour le plus grand bénéfice d'un gouvernement néolibéral qui a entrepris de liquider une bonne partie de l'héritage de la période fordiste [des années 50 au tout début des années 80], celle du réformisme triomphant précisément.
Certes, on peut toujours invoquer que, dans la mesure où, pour faire reculer le gouvernement, il aurait fallu recourir à une grève générale (ce dont tous ceux qui ont été impliqués dans le mouvement étaient bien conscients et qu'ils appelaient de leurs vœux), les confédérations syndicales, et la CGT en premier lieu, ont pu craindre que, la grève générale une fois lancée, elle leur échapperait. Car le propre de ce type de mouvements, c'est que, si on sait comment ils démarrent, personne ne sait jamais a priori comment et où ils vont s'arrêter. Autrement dit, par peur de ne pas pouvoir arrêter la grève générale, ils ont préféré ne pas la lancer.
Mais il faut sans doute chercher plus loin encore les raisons de cette attitude. Si une organisation traditionnelle aussi réformiste que la CGT n'est plus propre aujourd'hui à défendre les acquis du réformisme dont elle tire pourtant sa légitimité auprès de sa propre base sociale, n'est ce pas qu'elle s'est en definitive elle‑méme ralliée au cours social-libéral du restant de la ci-devant « gauche plurielle » ? On comprendrait à partir de là ses atermoiements face à la loi Fillon dont elle contestait plus en définitive certaines dispositions particulières et modalités d'application que le principe même. Ce qui signifierait aussi, du même coup, que la stratégie actuelle de la CGT serait de s'aligner sur le PS, d'en devenir en quelque sorte la courroie de transmission syndicale, après avoir été pendant des décennies celle d'un PC aujourd'hui moribond ; en venant en quelque sorte occuper la place laissée vacante par une CFDT que sa dérive droitière rend désormais infréquentable y compris par les caciques de la rue Solferino [siège national du PS]. Dans cette perspective, la présence de Thibault au congrès du PS [16-17-18 mai 2003], qui lui a réservé un bel accueil, en pleine bagarre contre la loi Fillon, aura été des plus symptomatiques.
Que pareille stratégie soit à terme suicidaire en tant qu'elle conduira la CGT à s'aliéner une bonne partie de sa base sociale ne semble cependant guère inquiéter son équipe dirigeante actuelle, qui a visiblement perdu cartes et boussoles dans les ruines du mur de Berlin. Et qui, indépendamment même de sa crise idéologique, est dans l'immédiat en proie à une crise financière qui la rend particulièrement dépendante des subsides de l'Etat ; et par conséquent particulièrement docile. Tous ces éléments ont sans doute pesé, sans qu'il soit encore possible d'en déterminer le poids respectif.
Les faiblesses internes du mouvement
Cependant, imputer la défaite du mouvement à la seule trahison des organisations syndicales serait une erreur d'analyse. Cette trahison n'a elle-même été possible que parce qu'elle a su exploiter les faiblesses du mouvement lui-même.
1. Sa faiblesse idéologique tout d'abord. Car, avant de perdre la bataille politique lors de la grève, le mouvement a perdu la bataille des idées qui l'a précédée et accompagnée. En effet, si le mouvement n'a pas été assez puissant pour contraindre les organisations à appeler à la grève générale ou pour contourner ces organisations et lancer la grève générale par lui‑même, c'est qu'il n'a pas su mobiliser suffisamment son propre camp avant même que la grève ne débute. On ne compte plus pourtant les tracts, quatre-pages, brochures, ouvrages, conférences qui, depuis des années, mettent en garde contre le démantèlement annoncé du système de retraite par répartition, en apportant la preuve de l'inanité des pseudo‑arguments destinés à le justifier. Certes l'offensive gouvernementale a été amplement relayée et appuyée par une propagande à laquelle la quasi‑totalité des médias a pris part, abritant une meute de chiens de garde qui ont, une nouvelle fois, japper de toutes leurs forces contre le mouvement. Mais il n'est pas certain que la faiblesse soit ici seulement due à la puissance de diffusion du message médiatique, véritable rouleau compresseur mental. Il faudra peut‑être s'interroger sur les limites (de contenu et de forme) de notre propre message pour en expliquer la trop faible diffusion et audience.
2. A cette faiblesse idéologique s'est ajoutée, en second lieu, une faiblesse organisationnelle. Comme je le faisais remarquer plus haut, pour l'essentiel, le mouvement n'a jamais échappé aux organisations syndicales ; et le gros des salariés et des militants en mouvement se sont mis à la remorque de ces dernières, en se faisant ainsi lanterner et en définitive éconduire. Même là où le mouvement s'est enraciné, en durant et en s'élargissant, les pratiques d'auto-organisation de la lutte (assemblée générale des grévistes, élection d'un comité de grève considéré comme seul représentatif du mouvement, strict contrôle sur les délégués et représentants, etc.) ont été rares et limitées. A aucun moment, elles n'ont conduit à remettre en cause les organisations syndicales, même lorsqu'il est devenu évident pour à peu près tout le monde que ces dernières se comportaient en fossoyeurs du mouvement. Peut‑il en être autrement alors que des décennies de reculs et de défaites nous séparent des dernières périodes (la fin des années 1960 et le début des années 1970) où ces pratiques étaient monnaie courante dans les luttes sociales ? Et ce en dépit de leur résurgence sporadique lors de certains mouvements dans la seconde moitie des années 1990 (coordinations des infirmières et des instituteurs).
3. Mais la faiblesse du mouvement a été en troisième et dernier lieu surtout programmatique. Si le mouvement n'a pas su imposer son hégémonie dans son propre camp, y remporter la bataille des idées, s'il n'a pas su développer les formes de lutte et d'organisation qui seules peuvent garantir son autonomie par rapport aux organisations syndicales, c'est qu'il est encore aujourd'hui très largement dépourvu de toute perspective programmatique. Ce qui fait essentiellement défaut aujourd'hui pour parvenir à mobiliser le plus largement le camp des travailleurs, c'est un programme. Par quoi, il faut entendre non pas seulement une série de revendications en rapport avec les problèmes les plus immédiats que connaissent les travailleurs (en termes de rémunération, de conditions de travail, de conditions de logement, etc.) ; mais plus largement et plus profondément une perspective globale qui tout à la fois leur rende intelligible le monde dans lequel ils vivent et leur indique pour quoi (dans quels buts généraux et finaux) et comment (selon quelles stratégies, tactiques et formes d'organisation) lutter. C'est à élaborer, formuler, discuter, propager un pareil programme que les militants, groupes et organisations qui se réclament d'une perspective anticapitaliste doivent s'atteler dans les mois et les années à venir, pour espérer conjurer un jour la fatalité de la défaite. - Juillet 2003
Alain Bihr
* Alain Bihr, professeur à l'Université de Besançon, est membre du comité de rédaction de A contre-courant syndical et politique. Il a publié aux Editions Page deux La reproduction du capital, 2 vol., 2001.