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E. Armand : Profils de Précurseurs et Figures de Rêve, Chapitre III
--> Max Stirner, le prophète de l’Unique

An grossen wie an befreundeten Menschen, kümmertuns Allest, selbs das Unbedeutendste, und wer uns Kund von ihnen bringt, erfreut uns sicherlich.

I

Un mien ami, un ami pour de vrai – de ceux dont l’amitié ne vous abandonne pas à l’heure où les convenances sociales exigeraient qu’on s’éloigne, me communique quelques articles envoyés par lui au Théosophe et publiés par ce journal. Dans l’un d’eux intitulé : « Vers la Synarchie », il donne manifestement la priorité aux œuvres sur les individus A l’en croire « l’étude biographique des créateurs, les faits divers de leur chair et de leurs muscles » devraient « être abandonnés aux recherches de certains spécialistes ». A la foule, au contraire, ces enfants, petits et grands, il convient de présenter les belles œuvres et ce, afin de susciter leur admiration pour tout ce qui est magnifique dans tous les domaines. Je ne puis discuter à fond actuellement le point de vue où se place l’auteur de cet article, dont j’ai seulement cité une phrase. Par tempérament, comme aboutissant également de mes expériences – je préfère les quelques lignes de Max Stirner que j’ai placées en tête de cette étude et dont voici la traduction : « Des grands hommes comme de ceux auxquels nous lie l’amitié, tout nous intéresse, même le plus insignifiant, et qui nous en apporte des nouvelles sûrement nous réjouit »…

Plus j’approfondis la réalité des choses et plus en effet m’apparaît – ceci n’est pas une lapalissade – qu’il n’est point d’œuvres sans ouvriers pour les concevoir ou les mener à réalisation. C’est le fait élémentaire, primordial que j’aperçois évident dans tout ce qui me tombe sous la main. Qu’on l’explique comme on voudra, physiquement ou métaphysiquement, qu’on considère l’initiative comme une résultante de l’acquis héréditaire auquel sont venus s’adjoindre les perceptions nouvelles de la personnalité actuelle, - qu’on envisage, à l’exemple de cet ami, l’être humain comme le récepteur « des ondes de pensée et de force psychique baignant notre planète » - le résultat demeure le même : point d’œuvre ou de matérialisation intellectuelle ou manuelle sans un être qui projette et agisse, sans une pensée pour la concevoir, sans des mains pour l’achever.

C’est parce que dans l’œuvre ce qui me retient est l’ouvrier, qu’un être remarquable ne m’intéresse pas seulement par ce qu’il a couché sur le papier. Je me passionne aussi, je l’avoue « aux faits divers de sa chair et de ses muscles ».

Je suis de ceux qu’enthousiasment de suivre pas à pas une évolution cérébrale ; de compter, pour ainsi dire, les moments de la vie de l’intelligence ; de les voir se succéder, comme des pulsations, jusqu’au jour où, sous la poussée des transformations qui s’enchaînent et la sollicitent, la pensée accouche d’une œuvre conséquente, somme et résumé de toutes les expériences intellectuelles de « l’être qui m’intéresse ». J’aime à m’arrêter devant les premières ébauches, les essais imparfaits, à faire halte au pied des premiers jalons. Plus tard, avec la même attention, je parcourrai les stades ultérieurs : répétitions, commentaires, amplifications de l’œuvre maîtresse – peut-être aussi contradictions et négations.

Dans tout cela, j’aperçois et je sens la manifestation de la vie intellectuelle individuelle. On peut comparer la vie individuelle intellectuelle qui vibre sans contrainte à ces fleuves qui tantôt débordent de leur lit tantôt en sont réduits à un mince filet d’eau, ce qui ne signifie point que la source soit tarie. Cela veut dire simplement que les circonstances provoquant à la production sont différentes : les affluents sont momentanément desséchés. Qu’il survienne quelque orage et les ondes enfleront à nouveau, prêtes derechef à franchir les digues et à renverser les obstacles.

Mais l’être considéré intellectuellement n’est pas l’unique qui me retienne. J’aime à le voir descendre de on piédestal de « cérébral » et à savoir comment il s’est comporté le long de son voyage de la vie quotidienne. J’aime à connaître les choses qui lui advinrent ; avant tout parce qu’en lui tout m’intéresse : ses victoires, ses chutes, ses inconséquences, ses incohérences. Ici, sa vie matérielle quotidienne se confondit avec sa vie intellectuelle, là en différa totalement. Là, il fut égal ou supérieur aux thèses qu’il émit, aux opinions qu’il défendit ; ici il leur fut décidément inférieur. Qu’il fut fort sur ce point-ci et faible sur cet autre ! Je n’ai jamais éprouvé satisfaction pareille à celle que me procure la lecture d’une biographie sincère, autrement dit une toile vierge sur laquelle apparaissent l’une après l’autre, vigoureusement tracées, des scènes se superposant, se juxtaposant, se compensant,, des scènes de joie et de tristesse qui finissent par se fondre en une sorte d’horizon brumeux aux teintes dégradées, tandis qu’au premier plan demeure, en pleine lumière, l’expérience ou l’aventure principale, celle qui domine le stade actuel de l’existence de « celui qui m’intéresse ».

Ce n‘est pas par curiosité je le réitère. C’est par intérêt. Ce n’est pas par désir de dénigrer ou d’encenser, manie de blâmer, ou d’admirer avec l’arrière pensée de ramener en bien ou en mal la conduit de cet être à mon étalon personnel de l’utile ou du nuisible. Tant mieux si l’intérêt persiste jusqu’à se faire prolonger la vibration qui s’est établie au début, entre les expériences présumées de cette vie et les miennes. Ma halte durera plus longtemps. Je vivrai plus intensément. Sans doute, je ne comprendrai pas toujours le pourquoi de tel geste. Modestement, je me souviendrai que je ne puis analyser, comparer, discerner, qu’à l’aide de mon propre cerveau et que je n’ai aucune qualité pour prescrire à qui que ce soit d’agir dans telle ou telle conjecture comme je l’aurai s probablement fait. J’essayerai de me placer dans le milieu où l’être dont il s’agit a vécu et évolué. Et des réflexions que m’auront suggéré les faits divers de son existence, des conclusions auxquelles elles m’auront amené, j’essayerai de profiter moi-même en enrichissant mes connaissances, donc en augmentant mon acquis personnel. Et si le besoin m’y pousse, je communiquerai à autrui tout ou partie de ce nouvel acquis.

– o –

Résolument hostile au culte des morts, en adversaire que je suis de tout empiètement sur le « moi », y compris l’autorité de ceux qui ne sont plus sur ceux qui sont, je n’en comprends pas moins toute la peine qu’a prise John Henry Mackay pour mettre au point la seconde édition de Max Stirner, sa vie et son œuvre (*). On sait que Mackay a fait le possible et l’impossible pour faire connaître l’Unique et sa Propriété, et que c’est grâce à lui que cette œuvre capitale est sortie d’un oubli relatif ! Oui, je comprends les motifs intimes qui l’ont poussé à entreprendre ces recherches patientes dont plusieurs pourraient paraître puériles ; - son désir d’entrer en relations avec tous ceux qui de près ou de loin on connu l’homme, - son besoin de nous communiquer ce qu’il a pu apprendre de son physique, de ses habitudes, de ses fréquentations. Je crois aussi que ce travail aide singulièrement à faire comprendre l’œuvre et, sous ce rapport, je préfère mille fois et l’étude consacrée par Mackay au groupe des « Affranchis » et son analyse de « l’Unique » à une dissertation interminable sur les rapports de la philosophie de Stirner avec celles alors en vogue en Allemagne. Quand je lis l’Unique et sa Propriété, c’est l’œuvre de Stirner que je parcours et non celle d’un Kant, d’un Hegel ou d’un Feuerbach.

Personne ne s’étonnera, malgré l’impartialité de Mackay, qu’il ait fait jouer à son héros le beau rôle. Il lui était difficile de faire autrement. Ce n’est pas impunément qu’il a considéré Max Stirner comme le plus audacieux et le plus important des penseurs allemands – qu’il l’a placé à la suite d’un Newton et d’un Darwin, non à celle d’un Bismarck – qu’il lui fait éclipser Nietzsche lui-même. Au Gymnase, il nous le montre appliqué, studieux, méritant des témoignages de satisfaction de ses supérieurs son admiration l’accompagnera au cours de sa vie, au point de mettre peut être trop en saillie tout ce qui peut atténuer les faiblesses de l’auteur de « l’Unique. » Stirner a dû jouer manifestement de temps à autre le vilain rôle. Je l’espère, afin de ne pas me sentir écrasé par sa perfection.

Johann Kaspar Schmidt, de son nom de plume Max Stirner, naquit à Bayreuth, en 1806. Disons tout de suite que son surnom Stirner est un sobriquet dû à son front développé (Stirn en allemand) et qu’il a conservé pour ses écrits. Passons sur ce qui a trait à ses études, à sa carrière de professeur libre, à son premier mariage incolore, brisé prématurément par la mort de sa femme, et arrivons à ses relations avec le fameux groupe ou cercle des « Affranchis ».

Un singulier groupement que ce club ou réunion, qui tenait ses assises chez un certain Hippel, cabaretier renommé pour la bonne qualité de ce qu’il débitait et dont la maison était située sur une des voies les plus passantes de Berlin, la « Friedrichstrasse. » Sans règlement, sans président, on y dédaignait toutes les critiques et on y riait de toutes les censures. Les discussions les plus passionnantes s’y poursuivaient au milieu de la fumée que dégageaient les longues pipes de faïence bien connues à ceux qui ont fréquenté les brasseries d’outre-Rhin ; on discutait en vidant force chopes. Toutes sortes de personnages s’y rencontraient – les permanents, fixes à leur poste des années durant, puis les passagers, qui venaient, s’en allaient, revenaient, disparaissaient. Pour bien comprendre l’histoire de ce groupe, il faudrait se mettre « dans la peau » du monde intellectuel allemand de 1830 à 1850. L’Allemagne était bouleversée alors de fond en comble et par la critique en matière religieuse – la Vie de Jésus de Strauss date de cette époque – et par les aspirations vers la liberté politique qui devait aboutir à la révolution de 1848.

On discutait de tout et sur tout : sur la censure, sur le socialisme (sous sa forme communiste), sur l’antisémitisme (qui commençait à poindre), sur la théologie, sur l’autorité. Des théologiens comme Bruno Bauer voisinaient avec des journalistes libéraux, des poètes, des écrivains, des étudiants heureux d’échapper à l’enseignement ex cathedra, quelques officiers capables de parler d’autre chose que de chevaux et de femmes et possédant assez de tact pour laisser morgue et cravache à la porte. On y voyait aussi quelques « dames. » Karl Marx et Engels y fréquentèrent, mais ne s’y attardèrent pas.

Les « Affranchis » n’eurent pas toujours bonne renommée, on a prétendu que chez Hippel se commettaient de véritables « orgies » - à l’Allemande. Un de leurs visiteurs d’occasion, Arnold Ruge, leur cria un jour : « Vous voulez être des affranchis et vous ne remarquez même pas la boue puante où vous êtes plongées. Ce n’est pas avec des saletés (Schweinereien) qu’on affranchit les hommes et les peuples. – Nettoyez-vous avant que de vous atteler à pareille besogne. » L’abondance ne régnait pas toujours dans la « bande à Hippel » ; certains soirs où le brasseur se refusa à « pomper », nécessité fut d’aller tendre le chapeau « sous les Tilleuls, » Bruno Bauer comme les autres. Un généreux étranger se trouva parfois qui comprit la situation et, amusé autant qu’intéressé, fournit le subside nécessaire à l’extinction de la dette.

S’ils n’ont jamais été extérieurement des affranchis, dans le sens absolu du mot, au moins ces hommes-là s’efforçaient-ils de le paraître intérieurement. En tous cas, ils vivaient tous dans l’espoir certain d’entrer bientôt dans une vie de liberté.

Max Stirner les fréquenta dix ans. Il y portait son sourire ironique, le regard rêveur et pénétrant à la fois que derrière ses lunettes émettaient ses yeux bleus. On l’y voyait froid, impassible, n’éprouvant le besoin de se livrer à personne, ne laissant rien savoir de lui-même à ceux mêmes avec lesquels il était à tu et à toi – rien de ses joies, rien de ses douleurs, rien des détails de sa vie quotidienne. A vrai dire, on n’a connu à Stirner ni amis intimes, ni ennemis acharnés. Son caractère ne l’a jamais porté, semble-t-il, ni à aimer ni à haïr passionnément. Simple, mais correct, sobre, sans guère de besoins, sans goûts à part, sauf une prédilection pour les bons cigares, tel il apparaissait à ceux qui pouvaient l’approcher de plus près. Fort et concentré en soi.

*
* *

Au moment où – en 1843 – il se maria avec Marie Daehnhardt, sa seconde femme, un Mecklembourgeoise avenante, blonde, rêveuse, sentimentale, possédant quelque aisance, Max Stirner atteignit son apogée. Dans quelques mois, en effet, l’Unique et sa Propriété allait paraître.

D’une éducation distinguée, libre d’allures, la jeune femme fréquentait également chez les « Affranchis ». Elle aussi, elle appréciait les cigares, fumait la longue pipe chère aux étudiants et vidait volontiers les chopes du père Hippel. Le mariage ne fut pourtant pas heureux. De quelles calomnies ne fut-ils pas la source pour Max Stirner ? On l’a accusé d’avoir vécu « aux crochets » de sa femme. Marie Daehnhardt n’a pas été la dernière à l’accuser d’avoir dépensé son bien dans le jeu et les plaisirs. Quand Mackay la retrouva, bien des lustres après, elle lui raconta que « son sang bouillait à la pensée qu’un homme possédant semblable culture et pareille éducation ait pu tirer profit de la situation d’une pauvre femme comme elle, et tromper sa confiance jusqu’à disposer de sa dot à sa guise ». Quelle aubaine pour les moralistes soutiens de l’Etat, pasteurs ou magistrats sans le sous, en quête d’héritières, politiciens, pot de viniers ou fonctionnaires prévaricateurs. D’autres qu’elle ont été jusqu’à insinuer que cet égoïste parmi les égoïstes avait éprouvé on ne sait quelle joie infernale à conduire sa femme aux « Affranchis » pour l’y voir s’y infecter et s’y corrompre matériellement et moralement.

Qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? Romanciers et psychologues exposent qu’à part de rares exceptions, à moins d’être une femme réellement supérieure, la femme qui cesse d’aimer considère comme un monstre sans égale celui dont elle ne veut plus ; il n’est pires calomnies ou mésinterprétations des faits, ragots de concierges ou on-dits de valets qu’elle ne soit prête à ramasser pour s’en faire un bouclier ou une justification. Elle voudrait que celui qu’elle a aimé fût moralement à mille pieds sous terre. Elle n’éprouve de satisfaction comparable à celle que lui procure la nouvelle, qu’à force de raconter à qui veut l’entendre que son amant d’hier a perdu son estime et ne mérite plus que son mépris, un ami s’est détaché de lui. Ces psychologues ajoutent qu’il ne servirait à rien de s’en étonner. A la fois nerveuse et calculée, dévouée à la folie et mesquinement intéressée, capricieuse et fidèle, sensible et perverse, extrême et se faisant arme même de sa faiblesse, la « femme ordinaire » surmonte difficilement sa tendance à considérer les faits autrement que sous leur aspect particulier et momentané. Elle serait ainsi faite qu’elle passerait sans transition de l’amour profond à une haine insondable, quitte à revenir plus bas sur ses pas. S’il est capable de s’irriter, de se livrer spontanément à un acte de vengeance, « l’homme ordinaire », au moins ne garde pas rancune, porté qu’il est en général à considérer toute femme sincèrement aimée comme ayant droit sur son cœur, même après consommation de la rupture. C’est ainsi que la compensation entre les sexes s’établirait. Pour réelles ou arbitraires qu’elles soient, toutes les analyses qu’on fera du caractère féminin n’empêcheront pas l’amour de s’en rire et d’accomplir son dessein.

Inexpérimentés tous deux en matière financière – surtout Max Stirner qui vécut toujours pauvre – la vérité probable c’est que l’argent leur glissa entre les doigts à tous deux. Sans doute aussi, la sensible Marie Daehnhardt ne su pas comprendre le penseur profond. Sans doute encore elle ne trouva pas en lui l’ami espéré bien qu’il ne fut pas un insensible. Peu de temps après leur mariage ils vivaient plutôt « en commun » que comme « époux ». Vint une heure où la séparation s’imposa : provoquée par elle, elle eut lieu en 1845.

Marie Daehnhardt s’en fut en Angleterre. Bien accueillie à Londres, elle tint un instant une place en vue dans un cercle où fréquentaient Louis Blanc, Herzen, etc. Elle écrivit quelques lettres à une feuille allemande où elle se moquait de la pruderie anglaise et ridiculisait la sanctification dominicale comme on la pratiquait alors au-delà du détroit. Après une aventure amoureuse, nous la rencontrons en Australie, malheureuse, remariée plus tard à un ouvrier, tombant dans les filets du catholicisme, devenue moins que l’ombre intellectuelle d’elle-même. C’est à Londres que Mackay la retrouva, bigote, vieillie, jargonnant le patois de Chanaan, préparée, disait-elle à la mort. Elle s’éteignit en effet à 84 ans « en Dieu » - ayant oublié ou presque qu’elle avait été la compagne d’un homme auquel on ne peut refuser pourtant d’avoir été l’un des premiers penseurs d’une race de penseurs !

*
* *

Max Stirner, lui, était mort en 1856.Loin d’être un paresseux – appeler un paresseux l’homme qui a écrit l’Unique, c’est un comble ! – Stirner continuait à produire. Contrairement à ce qui se passe bien souvent, ni son mariage, ni ses déboires n’avaient éteint en lui la fertilité. L’Unique et sa Propriété date de la fin de 1844. Il a successivement publié de 1845 à 47 une traduction allemande en huit volumes des maîtres-ouvrages de J.-B. Say et d’Adam Smith avec notes et remarques ; en 1852 une « Histoire de la Réaction » en deux volumes, toute de sa plume ; en 1852 encore, la traduction d’un essai de J.-B. Say sur le Capital et l’Intérêt, avec des remarques… Puis il ne publia plus rien. La misère le talonnait, persistante. On ne le voyait plus. Il ne fréquentait personne, il fuyait ses anciens amis. Il vivait au jour le jour comme il pouvait. Il s’intitulait bien encore publiciste, professeur, docteur en philosophie – voire rentier – il était en réalité commissionnaire, porteur de messages. Il connut ainsi des années de détresse. Il recourut aux expédients. La prison pour dettes l’eut deux fois pour hôte. Il errait de garni en garni. Le 25 juin 1856, il avait près de cinquante ans, il succombait à une infection charbonneuse.

Des nouvelles recherches de Mackay, il ne semble pourtant pas que ses deux dernières années aient été aussi misérables ou dépourvues d’amitié qu’on l’a cru.

Telle fut la fin obscure de l’homme qui basant « sa cause sur rien » avait dressé le « moi » en face des « fantômes » qui rendent trouble la vision de l’horizon individuel – humanité, religion, état, parti, nation, faille, etc. – l’homme pour qui « rien n’était sacré, car tout ce qui est sacré est un lien ou une chaîne, » - l’homme qui a défini la capacité de puissance individuelle comme consistant à prendre ce dont le « moi » a besoin, et le « moi » a besoin d’autant qu’il peut atteindre, - l’homme qui a hardiment opposé à la société (Gesellschaft) imposée l’association (Verein) libre, où le « moi » individuel peut seul conserver toute sa valeur. – « Je suis propriétaire de ma Force, si je me sais l’Unique. » Tout ce qui est au-dessus de moi – dieu ou homme – disparaît devant ce sentiment conscient. « Sur moi l’Unique, j’ai basé ma cause ».

Max Stirner est mort oublié, mais fier. Il n’a pas « fini », casé dans quelque sinécure profitable. Nous savons que ce qu’il a écrit, il l’a fait pour son plaisir, non pour le nôtre. Il ne nous a rien demandé : ni notre admiration, ni notre sympathie, ni nos remerciements. Nous ne lui devons rien. Le tribut que nous lui accordons, c’est de notre propre volonté, parce que cela nous agrée. Et c’est pourquoi – malgré les critiques ou les calomnies, les envieux ou les moralitéistes – il nous apparaît comme suprêmement désintéressé.

(*) Chez Bernard Zack, à Treptow, près Berlin.

II

La bourgeoisie se reconnaît à ce qu’elle pratique une morale étroitement liée à son essence. Ce qu’elle exige avant tout, c’est qu’on ait une occupation sérieuse, une profession honorable, une conduite morale. Le chevalier d’industrie, la fille de joie, le voleur, le brigand et l’assassin, le joueur, le bohême sont immoraux, et le brave bourgeois éprouve à l’égard de ces « gens sans mœurs » la plu vive répulsion. Ce qui leur manque à tous, c’est cette espèce de droit de domicile dans la vie que donnent un commerce solide, des moyens d’existence assurés, des revenus stables, etc. : comme leur vie ne repose pas sur une base sûre, ils appartiennent au clan des « individus » dangereux, au dangereux prolétariat : ce sont des « particuliers » qui n’offrent aucune « garantie » et n’ont « rien à perdre » et rien à risquer. (Stirner : L’UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ.)

Pour bien comprendre cette citation de Stirner, il faut se remémorer et la mentalité et l’existence de celui qui en est l’auteur. Stirner ne fut pas un producteur massif et acharné comme Proudhon, aux préjugés de bourgeois moyen et généreux. Il ne vint pas de l’antique noblesse comme Michel Bakounine, un officier d’artillerie devenu professeur de philosophie, type de l’agitateur-globe trotter révolutionnaire et enfant au point d’organiser chez un Cafiero un feu d’artifice pour célébrer l’arrivée de son épouse. Il n’est pas descendu « vers le peuple » comme le prince Kropotkine, qui garda toujours le ton vulgarisateur d’un professeur de sciences appliquées. Ce n’est pas non plus un huguenot à l’âme d’évangéliste comme Elisée Reclus, dont la main droite ignora toujours que ce que sa main gauche avait donné hier avait profité à un « estampeur ». Stirner n’a rien de commun avec le romancier-gentillhomme campagnard Léon Tolstoï, tourmenté vingt-cinq ans durant par son incapacité à rompre les liens qui l’attachaient à une famille qui le tenait en cage. Il n’y a pas non plus de parallèle à établir entre l’auteur de l’Unique et sa Propriété et « le chantre génial et fou » de Zarathoustra, un romantique malgré lui, un lyrique incendié par le paganisme de la Grèce, un impratique avant tout. Non, pas de comparaison entre Nietzsche, l’homme des solitudes, et Stirner, le protagoniste de l’association des égoïstes !

Eh bien oui ! Stirner n’est pas de si haute lignée et ses ailes ont moins d’envergure. Il est logique, il est pratique, il possède de l’expérience. C’est l’un de nous. C’est le camarade obligé à faire toutes sortes de besognes pour gagner sa croûte : hier professeur, aujourd’hui laitier, demain commissionnaire. Il a une compagne qui ne le comprend pas, qui le quitte, qui lui en veut d’avoir englouti son avoir dans une affaire commerciale qui n’a pas réussi, qui aurait bien voulu ne l’avoir jamais connu. Il vit n’importe comment, il emprunte et ne paie pas ses dettes, ce qui lui vaut d’être jeté en prison. Stirner n’est pas mort dans l’apothéose d’un militant révolutionnaire exilé, banni, emprisonné tant de fois qu’on ne saurait les nombrer. Il ne s’est pas évadé du bagne, par terre ou par eau. C’est un homme qui s’est très mal débrouillé, qui a connu les hauts et les bas de la vie, qui a eu de l’argent dans sa poche et qui a touché le fond de l’extrême misère. Il a su ce que c’était que de se trouver sans moyen d’existence, de battre le pavé à la recherche d’un problématique emploi. Il est mort, non pas entouré d’une famille, ou sachant qu’à sa porte des disciples pleuraient à la pensée de ne plus le revoir. Non, il a succombé seul, victime d’une enflure générale (allgemeiner Geschwulst), dans une pension de famille de troisième ordre. Voilà le destin de Stirner, l’un des nôtres, vous dis-je.

Il convient de faire remarquer que Stirner n’a été ni un voleur, ni un brigand, ni un assassin, mais il apprit à connaître le monde bourgeois. Il subit par la suite toutes les rebuffades que ce milieu décoche à l’homme qui n’offre aucune garantie. De grands révolutionnaires peuvent avoir porté la livrée du prisonnier ou du bagnard, avoir été mis hors la loi ou leur pays ; cela n’empêche qu’ils offrent certaines garanties morales qui leur assurent un domicile dans la vie. Les bourgeois les considèrent comme des leurs malgré tout, ce sont des fils de famille qui ont mal tourné, voilà tout.

Stirner, parce qu’il sait à quoi s’en tenir sur son compte, a défini l’esprit bourgeois beaucoup plus exactement que ne le fit plus tard Flaubert, un bourgeois lui-même. Définir un bourgeois « celui que pense bassement » est une définition purement esthétique,, qui ne définit rein du tout, parce qu’elle exige, au préalable, qu’on s’entende sur ce qu’est une pensée basse et une pensée élevée. C’est de l’abstraction. La définition de Stirner est concrète : elle ne laisse palace à aucun équivoque. Nous savons que ce qui caractérise le bougeois, ce n’est pas uniquement de porter un vêtement à la mode, parler un langage raffiné, faire montre de belles manières, posséder une galerie de tableaux de maîtres authentiques ou falsifiés. Non, ce qui caractérise le monde bourgeois, c’est que ceux qui le composent ont une occupation s&rieuse, une profession honorable, de la moralité, bref, ce qui constitue un droit de domicile dans la vie. Le bourgeois peut être ouvrier ou rentier ; il peut se dire républicain, radical, socialiste, syndicaliste, communiste, anarchiste ; il peu appartenir à une Loge, à la Ligue des Droits de l’Homme, à un comité électoral socialiste, à une cellule communiste ; il peut même payer sa cotisation au « parti » anarchiste révolutionnaire. Tant que sa vie repose sur une base sûre, tant qu’il offre des garanties morales, bourgeois il est et bourgeois il reste. Voilà comment je comprends ce qu’a voulu dire Stirner.

Sans avoir approfondi ou peut-être lu Stirner, les anarchiste s de la période héroïque étaient imprégnés de cet esprit. Qu’il s’agît d’un Ravachol, d’un Vaillant, d’un Pini, d’un Emile Henry, d’un Clément Duval, d’un Mécislas Goldberg – plus tard d’un Libertad – leur vie ne reposait pas sur une base sûre ; ils n’étaient pas certains du lendemain. Ils faisaient partie de la catégorie cataloguée « gens de mauvaises mœurs ».

E. Armand, 1931

Ecrit par Cercamon, à 22:27 dans la rubrique "Culture".

Commentaires :

  marchal
19-12-04
à 20:12

Il n’y a pas non plus de parallèle à établir entre l’auteur de l’Unique et sa Propriété et « le chantre génial et fou » de Zarathoustra, un romantique malgré lui, un lyrique incendié par le paganisme de la Grèce, un impratique avant tout. Non, pas de comparaison entre Nietzsche, l’homme des solitudes, et Stirner, le protagoniste de l’association des égoïstes !
Zarathoustra ! C'est le seul que j'ai vraiment lu. J'ai commencé en " 68 ". Pas bien compris à l'époque, c'est sûr… Cela m'a valu mon " éviction de " la classe " scolaire. Tant mieux ! J'aurais peut-être subi trop «d'imprégnation…» Pas encore tout compris aujourd'hui c'est certain. Cependant, lorsque je lis : « un lyrique incendié par le paganisme de la Grèce, un impratique », ailleurs que son nihilisme ne mène à rien, j'oserai dire que peut-être : ceux qui le pensent sont trop intellectuels. Personnellement, je ne vois pas en Nietzsche, l’homme des solitudes. Ce qu'il écrit est une chose, ce qu'il est en est une autre. C'est lui qui le dit. Cela m'a toujours laissé rêveur…
Tout ce qui est au-dessus de moi – dieu ou homme – disparaît devant ce sentiment conscient. « Sur moi l’Indescriptible, j’ai basé ma cause ».
On peut comparer la vie individuelle intellectuelle qui vibre sans contrainte à ces fleuves qui tantôt débordent de leur lit tantôt en sont réduits à un mince filet d’eau, ce qui ne signifie point que la source soit tarie. (Effectivement) Cela veut dire simplement que les circonstances provoquant à la production sont différentes : les affluents sont momentanément desséchés. (C'est le cas) Qu’il survienne quelque orage et les ondes enfleront à nouveau, prêtes derechef à franchir les digues et à renverser les obstacles. (J'attends l'orage) contrairement aux NO FUTUR, je ne connais pas le désespoir !
il peut même payer sa cotisation au « parti » anarchiste révolutionnaire. Tant que sa vie repose sur une base sûre, tant qu’il offre des garanties morales, bourgeois il est et bourgeois il reste. Voilà comment je comprends ce qu’a voulu dire Stirner. Lorsqu'il n'arrive plus à se mettre à jour de ses cotisations CMSA Obligatoires (à l'insu de son propre gré) parce qu'il a volontairement trop décrue, fait-il parti des bourgeois ou des « gens de mauvaises mœurs » ?
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