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Durée du travail, réalité et idéologie
--> par Thierry Ternisien d’Ouville
Lu sur ContreInfo : « Nos débats idéologiques hexagonaux entre les « 35h », d’un côté et le « travailler plus pour gagner plus », de l’autre ne sont pas à la hauteur. C’est à une véritable question de civilisation que nous sommes confrontés. Le travail, comme activité et « valeur » dominantes, n’a jamais été aussi efficace pour produire de la richesse au bénéfice de quelques-uns. Le travail, comme ressource, n’a jamais été aussi peu efficace pour fournir les moyens de la « (sur)vie » au plus grand nombre. » L’étude des quantités réelles de travail utilisées dans le monde développé révèle le non dit majeur de l’époque. Le développement considérable des sciences et des techniques, l’arrivée sur un marché globalisé de centaines de millions de nouveaux travailleurs aux salaires faibles, rendent structurellement le travail moins nécessaire, moins rémunérateur et conduisent ainsi à l’appauvrissement, alors même que les quantités produites n’ont jamais été aussi importantes.

 

par Thierry Ternisien d’Ouville, 12 juin 2008

« Pour la première fois, l’innovation de procédés (portant sur les structures d’organisation, de production et de distribution) va plus vite que l’innovation de produits ; la quantité de travail rendu superflu est supérieure à la quantité de travail créé par l’extension des marchés. »

Si cette conviction d’André Gorz se vérifiait, persister à faire du travail le centre de gravité de notre société pourrait s’avérer un choix condamné à terme. A travers l’emploi, et particulièrement l’emploi salarié, le travail est en effet la forme dominante, voire unique dans beaucoup de pays, de distribution des ressources monétaires de plus en plus indispensables à la (sur)vie dans un monde où toutes les formes d’autonomie individuelles et collectives sont progressivement annihilées.

Qu’en est-il ? Pouvons-nous déceler dès maintenant des signes de diminution du volume de travail nécessaire et disponible dans nos sociétés ? Pierre Larrouturou fournit dans son « Livre noir du libéralisme » [1] quelques exemples qui semblent aller dans ce sens. Avec d’abord les Etats-Unis dont beaucoup vantent les faibles taux de chômage attribués à des marchés du travail efficaces parce que libérés de toute entrave administrative.

(JPG) « Si l’on en croit les chiffres donnés par la Maison-Blanche, les Etats-Unis sont très loin du « plein emploi ». La durée moyenne du travail est en effet tombée à 33,7 heures. Le chiffre qui est toujours cité (« Aux États-Unis, on travaille 40 heures par semaine ») ne correspond en fait qu’à l’emploi industriel. Mais, si l’on intègre l’ensemble des emplois, tous secteurs confondus, on constate que la durée moyenne n’a cessé de diminuer depuis 40 ans et qu’elle n’est plus que de 33,7 heures. Et, si la durée moyenne n’est que de 33,7 heures, alors que ceux qui ont un "bon travail" sont à 41 heures, c’est que des millions d’Américains travaillent moins de 25 heures par semaine. »

Cette baisse de la durée du travail n’a pas été organisée par des négociations collectives ou par la loi. C’est le marché seul qui a réparti le travail entre, d’un côté, ceux qui ont encore un bon emploi, à 40 heures par semaine, et, de l’autre côté, des millions d’hommes et de femmes qui n’ont que de petits emplois avec des petits revenus. Cette répartition du travail provoque évidemment un partage des revenus de plus en plus inégalitaire. Seuls les 5 % les plus riches ont vu leurs revenus augmenter sur les cinq dernières années. Les autres 95 % ont vu leur revenu stagner ou franchement décliner.

Eurostat, l’organisme statistique de la commission européenne, fournit les éléments sur la durée réelle du travail dans l’ensemble des pays européens. « Le nombre d’heures effectivement travaillées au troisième trimestre 2007, tous emplois confondus, se situe à 38,5 pour l’Europe et 37,9 pour la zone Euro. Tous les pays, à l’exception de la Finlande, considérés comme « ayant libéré leur marché du travail et donc dynamiques », et avec un taux d’emploi supérieur au notre, ont une durée moyenne du travail inférieure à celle de la France.

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Plus significatif encore, le tableau publié sur le site des statistiques officielles du Royaume-Uni qui fournit deux enseignements : une durée moyenne de travail par emploi de 32 heures et l’existence de « second jobs » de moins d’une dizaine d’heures.

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En France notre ministre de l’économie et des finances se félicite des près de 300 000 emplois créés en 2007. Les statistiques stabilisées les plus récentes, celles de 2006, sont inquiétantes quant à la nature de ces emplois. Sur les 188 900 emplois créés en 2006, 116 000 (presque 60 % du total) l’ont été dans les services à la personne (aide à domicile, employés de maison, garde d’enfants, etc.).

Les emplois créés dans ces services l’ont été sur la base d’une durée du travail très faible : 420 heures en moyenne par an soit moins d’un d’un tiers-temps (11 à 12 heures par semaine). Et, comme ces activités sont rémunérées aux alentours du Smic, les salaires moyens sont de l’ordre de 300 euros par mois... La montée en régime du plan Borloo permet d’envisager qu’en 2007 les services à la personne auront ajouté 180 000 emplois, mais sur la base de durées du travail aussi faibles... À force de multiplier ces « miettes d’emploi » la France sera peut-être bientôt championne du monde des créations d’emplois.

A partir de ce premier tour d’horizon notre interrogation initiale sort renforcée. Peut-on persister à mettre au centre de gravité de nos modèles sociaux le travail rémunéré ? Surtout quand les deux mécanismes ayant conduit à cette situation de diminution de la durée réelle du travail fonctionnent à plein régime : l’accroissement de la productivité et la mondialisation.

Dans son « Livre noir sur le libéralisme », Larrouturou fait, avant même la mondialisation, des gains de productivité la principale explication des bouleversements sociaux de ces 30 dernières années en Europe, et en particulier en France. « Alors qu’il avait fallu 140 ans pour que la productivité soit multipliée par deux entre 1820 et 1960, elle a depuis lors été multipliée par cinq. L’économie française produit 76 % de plus avec 10 % de travail en moins. Depuis 1974, le total des heures travaillées (tous secteurs confondus) est passé de 41 milliards d’heures à 36,9 milliards (Insee). Dans le même temps, grâce au baby-boom et grâce au travail des femmes, la population active disponible passait de 22,3 à 27,2 millions de personnes. Le travail nécessaire à l’économie a baissé de 10 %, mais le nombre de personnes disponibles a augmenté de 23%.

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Pour le second mécanisme (la globalisation), Patrick Artus et Marie Paul Virard, dans leur dernier livre [2] précisent :

« L’ouverture des échanges de biens et de capital entre les pays dits « avancés » et les pays émergents implique un choc massif : l’arrivée sur le marché mondial du travail de travailleurs (dans les pays émergents) qui ne s’y présentaient pas auparavant, qu’il s’agisse des paysans sous-employés chinois, indiens, brésiliens ou roumains...La population de 20 à 60 ans (en âge de travailler) aux Etats-Unis, dans l’Union Européenne à Quinze et au Japon est de 450 millions de personnes, mais dans l’ensemble du monde émergent, elle atteint près de 2,3 milliards de personnes ! L’effet sur l’économie mondiale de cette énorme hausse de l’offre de travail est simple : elle provoque une baisse des salaires (relativement à la productivité), puisqu’il y a excès d’offre de travail, et une hausse de la profitabilité, puisqu’il y a davantage de salariés par unité de capital, et que le pouvoir de négociation des salariés est réduit. De 1999 à 2007, en moins de dix ans, la productivité a progressé de 30% pour l’ensemble de la planète et le salaire réel par tête de 18% seulement ».

Nos débats idéologiques hexagonaux entre les « 35h », d’un côté et le « travailler plus pour gagner plus », de l’autre ne sont pas à la hauteur. C’est à une véritable question de civilisation que nous sommes confrontés. Le travail, comme activité et « valeur » dominantes, n’a jamais été aussi efficace pour produire de la richesse au bénéfice de quelques-uns. Le travail, comme ressource, n’a jamais été aussi peu efficace pour fournir les moyens de la « (sur)vie » au plus grand nombre.

Revisiter la pensée politique d’un auteur comme Hannah Arendt qui s’est toute sa vie interrogée sur la condition humaine dans un monde post-totalitaire, devient de ce fait indispensable.


Article communiqué par Thierry Ternisien d’Ouville

[1] Pierre Larrouturou : Le livre noir du libéralisme

[2] Patrick Artus et Marie Paul Virard « Globalisation, le pire est à venir », La Découverte, 2008

Ecrit par libertad, à 23:36 dans la rubrique "Actualité".



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