--> par R. A. P paru dans le n°12 de février 1905 de Mother Earth*
La question du féminisme a été si souvent rabâchée aux américains que le naîf pourrait croire qu'elle va conduire à la constitution d'un programme de libération de la femme. En fait, nos féministes américaines se font les avocates d'un nouvel esclavage. Bien que les bases de leurs opinions soient bien sûr fondées sur le caractère bisexuel de la race humaine, ces ardentes dames se font les plus amères et les plus rigides opposantes de ces fonctions qui affirment précisément cette bisexualité. Ces fonctions ne correspondraient, suivant l'avis de l'éminente Mlle Charlotte Perkins Gilman, acclamée comme « notre principale féministe américaine », qu'à une sorte de codicille immoral et pervers, exalté par la lubricité de l'homme. Car, dans tous ses très édifiants et moralisateurs contes de « traite des blanches », de séduction cruelle et de sinistre rapine au jus de raisin, il est impossible d'éviter la sempiternelle persécution sexuelle généralisée de pures jeunes filles par des mâles aux bas instincts, dénoncée le plus souvent par une très efficiente féministe – celle-ci se trouvant être même, dans un cas particulier, la mamma détective du sombre mâle mammifère incriminé !
Toute activité sexuelle doit être sanctifiée par la loi et stérilisée par la respectabilité. Au nom de « l'humanisme », la féministe américaine chercherait à limiter et donc amplifierait les inhibitions de l'expression de la sexualité.
Tant de pruderie et d'hypocrisie pouvaient seulement croître et s'épanouir sur le terreau de la « culture » américaine. Elles présentent un curieux contraste face à l'attitude de féministes européennes d'un autre âge, qui, que nous soyons ou non d'accord avec elles sur d'autres points, avaient au moins l'honnêteté et la franchise de réaliser et d'affirmer que la liberté de la femme signifie d'abord la liberté de son corps. Cette conviction a été si forte que, lors du congrès des femmes de 1905, comme dans tous leurs écrits contemporains, ces femmes ont réclamé le droit à l'avortement et revendiqué l'abolition de toute pénalisation des avortements, sauf quand ceux-ci étaient conduits contre la volonté des femmes enceintes mêmes. Une telle affirmation est essentielle parce qu'elle tend à confirmer que les véritables ennemis de la femme, ce ne sont pas les hommes pris individuellement, mais la corruption et les forces esclavagistes de l'Etat qui représente les maîtres de l'industrie, l'Eglise, la Moralité et la Coutume.
Soulignons pourtant la disparition de ce problème de liberté du corps dans l'oeuvre de nos principales féministes américaines – dans les pages du « Forerunner » de Mme Gilman ou dans ces divagations spécieuses et décousues intitulées « ce que veulent les femmes » de Béatrice Hale – une interprétation du féminisme récemment publiée. Ces femmes, et si ce qu'elles racontent n'est pas représentatif, cela devrait être corrigé tout de suite, se conforment spontanément aux bonnes vieilles forces de la respectabilité. Elles font preuve d'une grande éloquence quand elles traitent du « travail » et « de l'indépendance économique » - révélant combien elles sont éloignées de la femme qui travaille vraiment et qui pourrait donc leur parler de la « gloire du travail ». Elles voudraient ouvrir toutes les carrières aux femmes, mais il est tristement évident qu'elles ne désirent que les postes serviles et bien payés de la classe moyenne, qu'elle aspirent seulement à devenir des esclaves aux mains propres, de l'Etat, des bonnes oeuvres, des églises et des « capitaines » de l'industrie. Mais ces championnes de la chasteté et du féminisme feraient mieux de demander aux victimes de la moralité organisée si la cruauté masculine qu'elles ont subi a jamais égalé celle de ces expertes charitables et chicaneuses, de ces éminentes féministes qui conduisent des maisons de redressement et supervisent cachots et prisons. En un mot, quelque soient les progrès qu'aient encouragés ces soi-disantes féministes, ils n'ont servi qu'à accroître et à durcir l'ingérence systématique du Gouvernement et de l'Eglise dans les vies de leurs victimes. C'est particulièrement le cas de la « liberté politique » dans ces états où les femmes ont obtenu le droit de vote – une « liberté » qui a plusieurs fois poussé au harcèlement et la persécution d'autres femmes – Prenez comme exemple la loi sur la suppression du racolage, en Californie.
Cette alliance des féministes avec toutes les forces ennemies les plus déterminées des ouvriers, des pauvres et des déshérités, est inconsciemment mais clairement révélée par le livre le Mme Hale. Cet ouvrage expose d'une façon curieuse mais frappante que le féminisme américain n'est qu'un sous-produit des habitudes de pensée de la classe moyenne, plutôt que la force vitale et créative qu'il prétend représenter. Son caractère superficiel et stérile, son impuissance à faire vibrer la corde de la liberté et du progrès humain, enlève tout intérêt au féminisme américain, sinon comme exemple amusant et pittoresque d'homosexualité intellectuelle féminine.
*Revue fondée en mars 1906 par Emma Goldman, le dernier numéro parait en août 1917 ( source
Ephéméride anarchiste )
Traduction par
Gast et par
Borogove d'un texte publié en anglais dans le n°12 de février 1905 de
Mother Earth